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Ann Romney « travaille-t-elle » ?

Race, classe et genre dans les débats étasuniens sur le travail domestique

par Katha Pollitt
23 mai 2012

On se souvient des sorties aux relents pétainistes sur le « vrai travail » de Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle. On connaît depuis longtemps le refrain sur les devoirs et obligations de ceux, et de celles surtout, qui perçoivent des allocations et qui coûtent cher sans qu’on sache vraiment si ils et elles le méritent. Depuis janvier 2012 aux Etats Unis, le candidat à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle Mitt Romney, ancien gouverneur du Massachusetts, mormon, diplômé d’Harvard, homme d’affaires richissime, blanc, hétérosexuel et père de cinq enfants, contre le droit à l’avortement mais pour la peine de mort, s’est illustré en s’attaquant aux mères « assistées » qui devraient « travailler ». Dans ce contexte, la chroniqueuse au magazine The Nation et poétesse étasunienne Katha Pollitt apporte un éclairage précieux, et féministe, sur le débat suscité par la question : « la femme de Romney travaille-t-elle vraiment » ?

Ann Romney a-t-elle déjà travaillé dans sa vie ? L’experte invitée des plateaux de CNN, Hilary Rosen (qui n’est pas une stratège démocrate) a affirmé qu’il était évident que non, suscitant aussitôt un déferlement de protestations sur la chaîne Fox, chez les Républicains et de la part de l’éditorialiste Frank Bruni, qui a beaucoup d’amour pour sa mère. Dans son essai caustique Éloge de l’oisiveté, Bertrand Russell écrivait :

"Et d’abord, qu’est-ce que le travail ? Il existe deux types de travail : le premier consiste à déplacer une certaine quantité de matière se trouvant à la surface de la terre ou même dans le sol ; le second, consiste à dire à quelqu’un d’autre de le faire. Le premier type de travail est désagréable et mal payé ; le second est agréable et bien payé..."

Or, clairement, entre leurs maisons, leurs terrains, leurs cinq enfants, leurs Cadillacs, le mari, les réceptions officielles, la campagne électorale et il ne faut pas l’oublier : leur chien, Ann Romney a dû déplacer une très grande quantité de matière. Mais comme il est impossible de faire tourner sans accroc une entreprise domestique de cinq personnes, qui vaut des millions et qui se compose de plusieurs propriétés, le tout sans faire appel à du personnel rémunéré, j’imagine qu’elle a sans doute aussi dû dire à pas mal de monde de déplacer pas mal de matière.

Si je pars de la définition du travail de Bertrand Russell, Ann Romney en a sans doute fait beaucoup plus que moi. Car je passe des heures entières assise à mon bureau sans déplacer grand chose à la surface de la terre, en commençant par ma propre personne. Mais tout le foin qui a été fait à propos des remarques mal venues d’Hilary Rosen ne concerne pas vraiment le fait de savoir si ce que font les mères au foyer est ou non du « travail ». Parce que nous savons bien qu’elle est la réponse à cette question : ça dépend.

Quand il est le fait de femmes mariées chez elles, le travail domestique est considéré comme un travail : un travail dur, sacré et noble. Selon Ann, Mitt considère le travail de sa femme comme plus important encore que le sien - ce qui nous amène tout de même à nous demander pourquoi il n’est jamais resté à la maison s’occuper des garçons lui-même. En revanche, quand il est payé, ce travail dur mais essentiel devient un travail sous-payé que n’importe qui peut faire : des ados, des femmes âgées et même des sans-papières.

Mais là où ça devient vraiment magique, c’est que quand il s’agit du travail de femmes à faible revenu chez elles, quand il s’agit de changer les couches, d’aller au parc avec les enfants, de faire les courses, de préparer à manger, de faire la vaisselle, de donner un bain, tout ce travail devient étrangement l’incarnation même de l’oisiveté.

Demandez seulement à Mitt Romney. En janvier dernier, le collaborateur du Nation, Chris Hayes, a mis en ligne une vidéo dans son show hebdomadaire matinal sur la chaîne d’information MSNBC, montrant Romney faire un discours qui, si le monde tournait rond, aurait dû faire oublier la gaffe d’Hilary Rosen pour toujours. Dans cette vidéo, il exhortait les parents vivant grâce aux allocations familiales à se trouver du boulot :

« Quand j’étais gouverneur, 85% des personnes qui percevaient des allocations familiales ne pouvaient justifier d’un emploi. Et je voulais qu’il y ait plus de personnes qui se mettent au travail. J’ai dit, par exemple, que même si vous avez un enfant de deux ans, vous devez aller travailler. Et les gens m’ont dit : “Mais c’est cruel !” et j’ai répondu : “Non, non, je suis disposé à accorder plus d’argent pour la garde des enfants pour que ces parents aillent travailler.” Ça coutera plus cher à l’Etat de payer pour la prise en charge des enfants, mais je veux que ces personnes retrouvent la dignité du travail. »

(Ne soyez pas dupes, malgré l’usage du genre neutre, il parlait bien des mères).

En 1994, il déclarait au Burlington Business Council que le travail rend plus digne et que « nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour nous assurer que ceux qui perçoivent des allocations aient des possibilités et l’obligation de travailler, pas au bout de deux ans mais même, si c’est possible, dès que l’enfant est né. »

Alors voilà : la différence entre une mère au foyer et une mère qui touche des allocs, c’est de l’argent et une bague au doigt. Je ne vois aucun autre type de travail dont la productivité dépend de qui l’exécute. Pour une femme mariée qui a fait des études, c’est ce qu’elle peut faire de plus noble, largement au-dessus de toute autre mission. Que vaut le fait de soigner la malaria contre l’élevage de deux futurs étudiants qui iront dans une des écoles les plus prestigieuses du pays ? Pour ces femmes là, le fait de dépendre d’un homme est valorisé – la seule exception au dogme américain de l’auto-suffisance.

Payer pour que les enfants soient gardés expose en effet les enfants à tout un tas de dangers. (Mais attention, mesdames, si vous vous attendez à ce que le père vous paie une allocation pour continuer ce travail après un divorce, vous passez directement du statut de sainte à celui de femme vénale.) Mais pour une femme célibataire à faible revenu, le fait de s’abstenir de travailler pour élever les enfants est une façon de fuir ses responsabilités qui sont de se marier et/ou de subvenir à ses propres besoins.

Et puis vis à vis de ses enfants, rester à la maison donne le mauvais exemple et ne fait que préparer la prochaine génération de délinquants et de fainéants. Tout ceci tend à montrer qu’il n’est pas vraiment possible d’isoler le travail domestique de son contexte social et genré : ce travail a de la valeur si la femme a de la valeur et si un homme estime qu’elle a de la valeur et si cet homme a de l’argent. C’est pourquoi toute discussion sur le travail domestique est indissociable des considérations de classe, de race, de réputation, de moralité et par dessus tout de féminité.

Vous pouvez gloser tout ce que vous voulez sur la répartition égalitaire des tâches liées à l’éducation des enfants : personne n’élève son fils dès son plus jeune âge pour qu’il considère qu’être père au foyer et dépendant d’une femme à haut revenu est ce qu’il y a de plus désirable au monde. A l’université, les hommes ne s’entendent jamais dire : « Vous pouvez devenir physicien ou vous pouvez être père au foyer, c’est à vous de choisir ! »

Bien sûr, il y a des hommes qui restent à la maison avec les enfants, il y a en environ 150 000 pour 5 millions de mères au foyer, mais ils ne sont jamais auréolés du mérite social. La société sait glorifier les hommes qui viennent assister au spectacle de la fête de l’école, qui font des crêpes le dimanche et qui font preuve d’une autorité relativement bienveillante. Mais pensez-vous vraiment que Mitt Romney passait ses nuits à se demander s’il était quelqu’un de bien à tant travailler pour son entreprise d’investissement, Bain Capital, en laissant Ann changer les couches les plus puantes ? S’il avait été une femme, il n’aurait jamais connu une bonne nuit de sommeil.

On parle de l’alternative entre travailler ou rester à la maison comme une question de choix, et on occulte ce qui permet de faire ce choix, à savoir : de l’argent et un compagnon. Les livres qui traitent des bienfaits de la vie de mère au foyer disent-ils que si elle est tellement plus souhaitable pour les enfants, le gouvernement qui prétend se soucier de leur bien-être devrait faire en sorte que ce choix soit accessible à tous ?

Pourtant, l’extrême hostilité vis-à-vis des mères célibataires montre bien qu’il ne s’agit pas ici du bien-être des enfants – ceux-ci peuvent bien s’épanouir dans toutes sortes de configurations à partir du moment où ils ont de l’amour, de la sécurité, du respect et un niveau de vie décent. La question est celle des femmes. On loue les femmes riches comme Ann Romney quand elles restent à la maison. Les femmes pauvres, elles, ont besoin de « la dignité du travail » et ça, idéalement, « dès que l’enfant est né ».

P.-S.

Cet article a été publié le 7 mai 2012 dans The Nation. Nous le reproduisons avec l’autorisation de l’auteure. Merci à Nellie Dupont pour la traduction et l’illustration finale.