2. " Derrière le foulard, il y a l’oppression de la femme, l’interdiction de poursuivre ses études, le mariage forcé, l’enfermement dans le foyer conjugal... L’école ne peut pas cautionner tout cela "
Réponse :
Que l’école ne doive pas cautionner tout cela, et qu’elle doive même le combattre, voilà au moins un point d’accord. Mais comment combattre tout cela ? Cette question est la plus importante. Or, il n’est pas certain qu’en renvoyant hors de l’école les élèves qui portent un foulard, on arrange d’une quelconque manière la situation des femmes mariées de force ou enfermées dans la sphère conjugale. N’est-ce pas plutôt en abordant toutes ces questions au sein de l’école, davantage qu’elles ne le sont actuellement, et en donnant une place conséquente aux luttes d’émancipation des femmes dans les programmes d’histoire, de philosophie ou de sciences sociales, qu’on peut s’opposer efficacement à ces pratiques ? N’est-ce pas également en donnant davantage de moyens aux services sociaux ?
Par ailleurs, il est abusif d’assimiler purement et simplement, de manière aussi catégorique, le port du foulard et ces formes de soumission. Car s’il est vrai que pour un certain nombre de femmes et surtout d’hommes, le devoir de porter le foulard s’inscrit dans une doctrine d’ensemble clairement sexiste, dans laquelle peuvent figurer également l’obéissance au mari, l’enfermement dans le foyer, voire le mariage forcé, il n’est pas moins vrai qu’un certain nombre de femmes portant le foulard s’opposent à l’obéissance au mari, à l’enfermement dans la sphère domestique et aux mariages forcés - et elles le font, pour certaines d’entre elles, avec l’aide du foulard, en invoquant la soumission à Dieu contre la soumission au mari, au père de famille ou à la tradition [1]. En Angleterre, ce sont même des groupes de femmes "voilées" qui, avec l’aide de féministes laïques, ont dénoncé le problème et en ont fait un objet de débat public. Pour certaines jeunes filles, le port de foulard est même une ressource, qui leur permet de négocier avec l’entourage afin de différer le mariage, poursuivre des études, sortir le soir ou s’investir dans des activités associatives. Il ne s’agit pas, en rappelant tout cela, d’idéaliser ces situations, ni de faire du foulard le synonyme de l’émancipation des femmes ; il s’agit simplement de montrer que la réalité sociale est complexe, et que le port du foulard n’est pas nécessairement un acte d’adhésion ou de consentement à une position subordonnée, ni un acte de " servitude volontaire ". Il peut être aussi une stratégie individuelle, plus ou moins consciente, de contournement de la contrainte. On peut juger cela insatisfaisant, limité, par rapport à une mobilisation collective ou une révolte contre la contrainte ; mais on ne peut pas pour autant rejeter cette stratégie individuelle du côté de l’acquiescement à l’oppression.
Une ultime remarque s’impose, sur tous les arguments commençant par " le foulard signifie... ", ou " derrière le voile, il y a… ".
Le port du foulard, comme tout fait social, est une réalité complexe, qui s’explique par d’autres faits sociaux, et dont le sens varie donc dans le temps et dans l’espace. Derrière la voile, il n’y a pas qu’une seule chose, il y a une multitude de choses. Il peut y avoir, comme dans tout engagement, religieux, politique, humanitaire ou autre, toutes sortes de motivations, d’usages ou de bénéfices narcissiques, plus ou moins conscients : il peut par exemple y avoir de la religiosité, du mysticisme, mais aussi de l’affirmation identitaire, de la provocation ou de la révolte adolescente, de la honte, de la peur ou de la gêne par rapport au corps et à la sexualité, ou bien une volonté d’échapper au regard trop insistant des hommes ou aux affres du culte de la " minceur ", ou encore un refuge permettant de supporter l’échec scolaire, des problèmes familiaux ou des difficultés sociales… Il peut même y avoir, qui sait, quelque chose comme une opération de testing : le foulard en tant que test, permettant de provoquer des réactions hostiles, de produire ainsi des " flagrants délits " de racisme, et de devenir soi-même la preuve si souvent manquante qui permet de faire reconnaître cette réalité : " il y a du racisme en France ! ".
Ce ne sont là que quelques cas de figures ou hypothèses. Ce qu’on peut dire de manière plus générale, c’est que la signification qui est donnée au port du foulard, et la part de liberté ou de contrainte, de désir ou de résignation, qui entre dans cet acte, peuvent varier, d’un endroit à un autre, et même d’une personne à une autre vivant au même endroit. Pour acquérir en la matière une connaissance fine et circonstanciée, il faut donc suspendre les jugements absolutistes du type " le foulard c’est ça ", qui se fondent au mieux sur une approche exclusive (exégèse du Coran, analyse de discours de leaders intégristes) et au pire sur des préjugés, et prendre en compte l’ensemble du contexte social dans lequel le foulard est porté, ainsi que le sens que confèrent à ce foulard les principales concernées : les femmes ou les jeunes filles "voilées" ! Tel est en effet le postulat fondamental qu’a apporté la sociologie : une réalité sociale ne se confond pas avec la conscience qu’en ont les acteurs sociaux, mais cette conscience est un des éléments à prendre en compte pour comprendre cette réalité sociale. Concrètement, cela signifie qu’avant d’accuser les jeunes filles " voilées " d’être des militantes fascistes (accusation entendue dans la bouche d’une militante d’extrême gauche), des zombies adeptes de la servitude volontaire ou des complices objectives du viol des femmes " non voilées ", peut-être n’est-il pas ininterressant d’aller interroger ces jeunes filles, notamment sur ce qu’elles pensent de l’intégrisme, du rapport homme-femme, de la soumission au mari, des femmes " non-voilées " et du viol.
Si l’on procède ainsi, comme l’ont fait par exemple Françoise Gaspard, Farhad Khosrokhaver, ou Nilufer Göle, on découvre une multitude de facteurs explicatifs, et non plus cette équation simpliste et massive : " le foulard c’est l’oppression de la femme ", qui n’explique rien et qui n’ouvre sur rien d’autre que la bonne conscience, la pétition de principe : " je suis contre ! ", et, dans le pire des cas, le soutien à des mesures brutales comme l’exclusion.