9. " Le combat pour la séparation de l’Église et de l’État a été suffisamment dur, et ses acquis suffisamment précieux, pour qu’on ne les remette pas en cause aujourd’hui"
Réponse :
Tout d’abord, il ne s’agit nullement de remettre en cause quoi que ce soit des acquis de 1880, 1882 ou 1886. Le texte de l’appel " Oui à la laïcité, non aux lois d’exception " s’appuie même sur ces lois pour s’opposer à l’exclusion d’élèves. Ces lois imposent en effet une obligation de laïcité aux locaux, aux programmes scolaires et aux personnels enseignants, mais nullement aux élèves.
Il s’agit simplement de s’opposer à une nouvelle loi, qui n’a rien à voir avec les combats passés en faveur de la laïcité, puisqu’elle ne vise plus à laïciser les institutions, mais à exclure des individus, en les privant d’un droit fondamental qui est précisément l’un des grands acquis du combat laïque : le droit à l’éducation pour tous et toutes. Ceux qui remettent en cause les textes fondateurs, et notamment le principe fondamental du droit à l’éducation pour tous, ce ne sont donc pas les signataires de l’appel " Oui à la laïcité, non aux lois d’exception ", mais plutôt les activistes qui militent pour une nouvelle loi " contre tout signe religieux ".
Il faut ensuite souligner que si l’anticléricalisme a pu avoir une légitimité et une importance historique, s’il a pu être une nécessité, c’est parce qu’il existait dans la France du siècle dernier un Clergé puissant et hostile à la démocratisation et à la laïcisation du pays. Quelles que soient les inquiétudes que peuvent susciter certains courants musulmans aujourd’hui, il n’existe rien de tel dans l’ensemble hétérogène qu’on appelle " la communauté musulmane " de France. Il ne faut donc pas confondre l’anticléricalisme, qui est le combat légitime et nécessaire contre le Clergé, et contre ses prétentions à " faire la loi ", et l’acharnement contre quelques croyantes qui ne demandent qu’à étudier comme les autres au sein de l’école laïque.
Il faut par ailleurs démystifier ce qu’a été le combat laïque au siècle dernier, sur trois plans.
Tout d’abord, quelle que soit la légitimité qu’a pu avoir le combat anticlérical, la centralité qui lui a été conférée a aussi joué un rôle de diversion, bien perçu et dénoncé à l’époque par plusieurs responsables du mouvement ouvrier : il s’agissait aussi, pour la coalition de centre-gauche alors au gouvernement, de faire oublier ses démissions sur le terrain social (et notamment, déjà, sur la question des retraites !), et de recouvrir les dissensions qu’avaient suscitées ces démissions à l’aide d’un " ciment idéologique " fédérateur. La classe ouvrière fut, en d’autres termes, invitée à communier avec la bourgeoisie " voltairienne " dans la détestation commune de la " calote " et des " calotins ", et à oublier qu’à bien des égards, un ouvrier athée avait davantage d’intérêts communs avec un ouvrier catholique qu’avec un " libre-penseur " issu de la bourgeoisie [1].
Ensuite, s’il ne faut sous-estimer le progrès historique que constitue la séparation de l’Église et de l’État, il ne faut pas non plus le surestimer, et croire que la " laïcité " alors conquise constitue une espèce de " fin de l’histoire " de l’émancipation. Car on peut dire, en s’inspirant des analyses de Nietzsche, que la société française ne s’est alors que très partiellement, ou très superficiellement, laïcisée : elle a mis à distance les dogmes et les rites chrétiens, mais très peu la morale, qui peut être considéré comme la " substantifique moelle ", et en tout cas comme l’élément le plus nocif, de cette religion [2]. En effet, si on se souvient des instructions officielles invitant les enseignants à transmettre " la bonne vieille morale de nos pères " [3], et si on relit le contenu des manuels de morale civique de la première moitié du vingtième siècle, on se rend compte que, loin de réellement " laïciser la morale ", l’école républicaine n’a fait que reformuler, en des termes à peine différents, les grands principes moraux qu’on trouvait consignés à l’époque dans les " Instructions chrétiennes pour les jeunes gens " : la modestie, l’humilité, la patience, la discrétion, l’obéissance et la " sainte " faculté de " se contenter de peu "… - sans oublier l’apprentissage, pour les jeunes filles, de la soumission totale au mari [4].
Par ailleurs, la relation d’équivalence entre cette laïcité française d’avant-guerre et l’émancipation des femmes est loin d’être établie : faut-il rappeler que parmi les plus farouches adversaires du droit de vote des femmes, il y avait une grande partie de la gauche " laïcarde ", arguant que le " vote féminin " risquait de se porter massivement sur des partis " cléricaux " [5] ?
En réalité, si c’est en tant qu’instrument d’émancipation que la laïcité nous intéresse, les années 1880 ne doivent pas être les référents ultimes. Une date comme 1968 est un référent au moins aussi important.
Enfin, il est erroné d’opposer l’acceptation d’élèves "voilées", considérée comme un compromis voire une compromission, à la saine intransigeance des " laïcards " du siècle dernier. Car si l’on se penche de près sur la manière dont les textes de loi ont été appliqués dans le passé, on se rend compte que la négociation et les compromis ont souvent été de mise, encouragés par les autorités (rectorats, ministères), au motif qu’un principe émancipateur comme la laïcité ne saurait être imposé par la force [6].
Encore tout récemment, il y a à peine trois décennies, une jeune fille pouvait être dispensée de piscine au motif que ses parents, catholiques très stricts, lui interdisaient cette activité, sans être pour autant renvoyée de l’école. Cette personne, aujourd’hui enseignante, témoigne de son histoire et pose cette question : si l’école avait été à cette époque aussi intransigeante que certains souhaitent la voir devenir aujourd’hui, que serais-je devenue ?