Au cours de cette soirée intitulée « Erdogan, le Sultan qui défie l’Europe », beaucoup de choses intéressantes ont été dites, sur un personnage en effet éminemment dangereux, mais beaucoup de commentateurs ont aussi dit n’importe quoi. Un premier exemple concerne le « modèle laïque français » qu’aurait adopté Ataturk, avant qu’Erdogan ne le rejette. Car en réalité, c’est rigoureusement l’inverse qui s’est passé en matière de « laïcité » :
– le modèle turc autoritaire et liberticide (voile interdit) s’opposait au modèle libéral français de 1880-1882-1886-1905 qui a tenu jusqu’à 2004, et qui n’imposait aucune interdiction de l’expression religieuse aux usagers des services publics, élèves y compris (seuls y étaient soumis les agents desdits services publics) ;
– c’est ce modèle turc qui a servi de modèle en France pour la révolution conservatrice de 2004 (qui instaurait cette interdiction, jusque-là absente).
L’exemple turc a d’ailleurs été souvent mobilisé dans les argumentaires en faveur de cette loi de 2004, comme caution antiraciste. Tandis qu’à peu près au même moment, le président Erdogan se rapprochait plutôt de la tradition libérale française de 1880-2004 en supprimant l’interdiction du voile pour les étudiantes. C’était il y a bien longtemps, avant son tournant autoritaire et même fascisant, ces dernières années.
Parmi les autres énormités proférées au cours de cette soirée, il en est une, gravissime, qui implique le président Macron. Interviewé de longues minutes, il a soigneusement mis en scène sa volonté de dialogue, ferme et sans concession, avec son homologue, en réalisant cet exploit de ne jamais mentionner, ne fût-ce que d’un seul mot, les Arménien·ne·s et leurs multiples sujets d’inquiétude – qu’il s’agisse des Arménien·ne·s de Turquie (persécutés), du Haut Karabagh (massacrés), d’Arménie (menacés explicitement de nouvelles guerres) ou de France (pris à partie depuis des mois par des « descentes » des « Loups gris », notamment à Lyon et ses environs, aux cris de « Mort aux Arméniens »). Et pas davantage les Kurdes et des Alévis, eux aussi persécutés là-bas, harcelés et assassinés ici.
Le plus violent, peut-être, est ce moment où le président français invoque « l’histoire », en reprochant à Erdogan une attitude de « défi par rapport à l’histoire », car on se dit alors qu’enfin il va être question de 1915, du négationnisme acharné d’Erdogan, de ses menaces contre « les restes de l’épée » (sic), de ses récents appels, aux côtés du président Azerbaïdjanais, à finir le boulot bientôt, mais en vain : le président français prononce le mot « histoire » pour dire que « la grande nation qui a porté l’idéal de laïcité dans la région » est la Turquie – et l’intervieweuse d’opiner, avec solennité : « oui, la Turquie ».
Le président Macron ne prononce le mot « histoire » que pour encenser le « héros » Atatürk (sic), et « le message de paix et de tolérance que la Turquie a su porter » (re-sic)... Rappelons tout de même que ledit Atatürk, autocrate admirateur de Staline et Mussolini, considéré comme un modèle par Hitler (qui le qualifia d’ « étoile scintillante »), a organisé la négation étatique du génocide de 1915, l’écriture d’un récit national éliminant les Arméniens, l’amnistie et le recyclage politique des cadres du génocide, sans oublier les brimades, les violences et les lois d’exception anti-arméniennes, véritable continuation du génocide, qui ont jalonné son règne puis celui de ses héritiers « kémalistes ». Et sans oublier, non plus, l’oppression de toutes les autres minorités, à commencer par les Kurdes.
Bref : alors que s’annonce une fort complaisante « commémoration de Napoléon », alors que le ministre de l’Intérieur Darmanin, dans son dernier livre, cite sans aucune réserve les propos antisémites de l’empereur et fait de lui le glorieux précurseur de sa politique d’ « intégration », voici que notre président, qui en décembre défendait mordicus la nécessité de voir Pétain aussi comme « le héros de 1917 », se met à invoquer « l’histoire » de la Turquie en effaçant toute trace des Arménien·ne·s, et en encensant leurs bourreaux. Cela s’appelle comment, déjà ?