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Au-delà du symbole et du rêve

Analyse critique de l’opération « Mélanie »

par Elisa Rojas
28 mars 2017

Vu le tapage médiatique autour de cette initiative, je voudrais dire quelques mots sur l’opération intitulée « Mélanie peut le faire » qui se propose de réaliser le rêve d’une jeune femme de 21 ans, ayant le syndrome de Down (autrement appelé trisomie 21), de présenter la météo à la télé.

Pour remettre les choses en perspective, rappelons que cette campagne est une opération de communication de l’UNAPEI, une fédération d’associations de défense des intérêts des personnes handicapées mentales et de leurs familles, telle qu’elle se définit elle-même [1]. Elle regroupe plus de 500 associations de bénévoles, parents et amis de personnes concernées par le handicap.

L’UNAPEI est une fédération, bien entendu… gestionnaire et pas des moindres puisqu’il s’agit de la principale organisation gestionnaire en France. Elle compte à ce jour 3 117 établissements et services médico-sociaux.

Comme toutes les organisations gestionnaires, elle a amplement participé à la politique d’institutionnalisation des personnes handicapées sur ces cinquante dernières années, dont vous savez tout le bien que je pense.

Elle n’est d’ailleurs pas tellement disposée à faire « tomber les murs » et a une définition plutôt light de la désinstitutionnalisation que l’on peut lire dans son rapport d’activité [2] :

Analyse intéressante n’est-il pas ? Si ce n’est que les « murs de la société » doivent beaucoup à ceux des institutions… comme certains d’entre nous se tuent à l’expliquer.

Pour ce qui est de la campagne, je regrette sans m’en étonner, venant d’une organisation gestionnaire, qu’elle soit axée autour du « rêve » de la jeune femme dont il est question, de présenter la météo.

Pourquoi parler de « rêve », un mot quelque peu infantilisant pour une jeune femme majeure de 21 ans, pour traiter ce qui pourrait potentiellement, et légitimement, constituer un véritable projet professionnel ? Après tout, de nombreuses personnes vivent de la présentation de la météo, à la télé comme à la radio [3], qui est une activité certes médiatisée, mais pas totalement hors de portée.

Peut-être parce que lorsque vous êtes une personne handicapée et que vous exprimez l’envie de faire quoi que ce soit, on a vite fait de qualifier cette envie de « rêve. » Les personnes handicapées sont de doux(ces) « rêveurs(es) ». Elles voudraient – imaginiez un peu – choisir leur vie, circuler comme bon leur semble, être avocat (sérieusement ?!), danser, voter pour Fillon (je blague [4]), et même faire du deltaplane [5] !

En faisant une rapide recherche sur Google, il ne m’a pas fallu longtemps pour trouver quantité d’articles qui attestent de ce dangereux penchant que nous autres, « handicapés », avons pour la rêverie. La rêverie individuelle toujours, pas collective sinon ce serait un projet politique et ça c’est moins sexy médiatiquement.

Petit florilège…

rtl.fr – 25 avril 2015

Paris Match – 23 juin 2015

lepetitjournal.com – 23 septembre 2016

Le Parisien – 16 septembre 2016

lci.fr – 25 avril 2016

Ouest France – 10 janvier 2017 (NB : Attention quand même à l’utilisation abusive du mot « rêve ». Ici, il s’agit d’un besoin matériel concret, en aucun cas d’un rêve).

Le rêve de cette jeune femme appuyée par l’UNAPEI, il est proposé à tous, et notamment aux personnes valides pour qui la campagne a été conçue, de l’aider à le réaliser afin qu’elle puisse se prouver – et, avant tout, leur prouver – qu’il n’est pas aussi inaccessible qu’il en a l’air.

Le Dauphiné – 28 février 2017.

L’occasion de faire une bonne action « en faveur » du handicap (en un clic parbleu), voilà qui enchante et « émeut » souvent bien de gens qui ne sont pas concernées par le handicap.

Voir une jeune femme déterminée, avoir un projet, dans n’importe quel domaine, et essayer de le réaliser, personnellement je trouve ça cool [6]. Si cette jeune femme est de surcroît handicapée (quelle que soit la nature de son handicap), je ne m’en réjouis que davantage parce que j’ai envie que les femmes handicapées soient visibles, que l’on sache tout ce qu’elles peuvent faire d’intéressant et que je connais les difficultés qu’elle pourrait être amenée à rencontrer dans la réalisation de son projet.

En revanche, je ne trouve pas ça particulièrement « émouvant. » Mais les personnes valides, elles, trouvent ça « émouvant. » Dans leur esprit, comme je vous l’ai déjà dit ici, tout est formidable ou émouvant lorsque cela concerne une personne handicapée – Nous voir rire ou acheter de pâtes, c’est « émouvant. » – surtout si elles sont mises à contribution pour nous aider.

Passons rapidement sur le fait que cette campagne a été ignoblement instrumentalisée par une militante contre le droit à l’interruption, volontaire ou médicale, de grossesse qui a fait, durant une émission télé, une sortie lunaire sur le « racisme chromosomique. » Une sortie qui a stupéfait son auditoire et préjudicié aux femmes en général, comme aux personnes handicapées et aux personnes racisées, également évoquées [7]. Ne nous étendons pas puisque ce n’est que la faute de ceux qui continuent à donner à la droite la plus réactionnaire un boulevard pour exprimer leurs idées destructrices, pour ensuite s’étonner de la percée de leurs arguments.

A la suite de cette campagne, Mélanie – Ségard de son nom de famille [8]– va donc présenter la météo sur France 2, le 14 mars. Je ne doute pas une seule seconde de sa capacité à mener à bien ce bulletin, mais je ne peux pas m’empêcher de me demander : qu’en sera t-il après le 14 mars ?

Est-ce un CDD d’une journée ou un CDI qui lui a été proposé par les chaines ayant répondu à son appel ? Les articles sont assez taiseux sur ce point et tout porte à croire que ce sera sur BFM comme sur France 2 [9]un one shot. Logique puisqu’un rêve qui se réalise constamment, est-ce encore un rêve ? Ne serait-ce pas ce que l’on appelle une réalité ?

S’il ne s’agit que d’une ou deux présentations « exceptionnelles » pour réaliser ce rêve, et de le proposer aux téléspectateurs comme une « curiosité », je ne vois pas bien où se situe l’avancée, ou plutôt, je comprends que c’est encore un acte symbolique. Une campagne de « sensibilisation » supplémentaire, comme celles qui sont à l’œuvre depuis des années, sans grand succès.

L’UNAPEI va bien vite en besogne lorsqu’elle déclare :

Mais là aussi, rien de surprenant puisqu’il s’agit de démontrer que son opération est une sacrée réussite.

Pourtant, compte tenu notamment du taux de chômage des personnes handicapées en France, que la société soit prête ou pas, il me semble assez urgent et vital de dépasser « les symboles », dont nous n’avons pas à nous contenter.

A ce sujet, le tweet suivant d’une activiste américaine synthétise bien à mon sens l’impasse dans laquelle nous sommes :

En outre, il est primordial d’installer régulièrement et durablement des personnes handicapées, comme Mélanie Ségard et d’autres, dans le paysage audiovisuel français, si nous voulons avoir une chance d’avancer en termes de visibilité.

Cette représentativité est nécessaire mais ne suffira évidemment pas à anéantir les discriminations subies par les personnes handicapées si l’on ne remet pas en cause sérieusement le propos et les politiques actuelles concernant le handicap.

Quand je vois les campagnes que continuent à mener les organisations gestionnaires comme l’UNAPEI, que je tombe sur la une de Charlie Hebdo qui compare Nadine Morano à « la fille trisomique cachée de Charles de Gaulle », ou encore que je lis un récent article des Echos qui alimente, en toute décontraction, l’idée que les personnes handicapées coûtent de plus en plus cher au contribuable, j’ai du mal à rester optimiste.

Le combat sera encore long.

P.-S.

Cet article a été initialement publié sur le site d’Elisa Rojas, Aux marches du palais. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteure.

Lire aussi le manifeste du CLHEE contre le validisme, les discriminations et l’handiphobie.

Notes

[3Big up Joël Collado.

[4J’espère…

[5Pas pour moi le deltaplane, merci, sans façon.

[6Mon vocabulaire n’est pas aussi étoffé qu’il le faudrait, c’est un mot que comme Fonzie j’emploie souvent.

[7Dans l’émission 28 minutes du 3 mars 2017, Julie Graziani, au cours d’une chronique consacrée à la campagne de l’UNAPEI, a qualifié le fait d’interrompre une grossesse, parce que le fœtus était porteur de la trisomie 21, de « racisme chromosomique » et de discrimination, précisant : « ça vous viendrait à l’idée d’avorter d’un bébé parce qu’il est noir ? » Du grand n’importe quoi dans le seul but, non pas de dénoncer le racisme, le validisme (un mot qu’elle n’a pas utilisé et dont elle ignore probablement l’existence), ou les discriminations, qui sont le cadets de ses soucis, mais de diffuser son discours contre le droit à l’avortement. Un droit fondamental pourtant pour toutes les femmes et qui, rappelons-le, concerne aussi les femmes handicapées.

[8Car elle a un nom de famille comme toutes les femmes. Ce n’est pas une enfant.

[9Pendant qu’on y est, il serait intéressant que France 2 et BFM nous communiquent le nombre de salariés handicapés qu’ils comptent en leur sein, afin que chacun puisse apprécier jusqu’à quel point ces chaines poussent la cohérence de leurs actions dans ce domaine…