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Au nom de la mixité

Prénommer les enfants dans les couples mixtes

par Solène Brun
27 mai 2024

En France comme aux États-Unis ou au Brésil, le métissage fait l’objet d’une véritable obsession, négative chez nos racistes les plus déterminés (qui expriment quotidiennement et bruyamment, avec de moins en moins de filtres et de plus en plus de relais mass-médiatiques, leur peur panique de la souillure raciale), positive chez nos antiracistes les plus inconséquents, hélas nombreux (qui voient dans la « mixité » le levier par excellence du « dépassement » des « conflits », de « l’enrichissement culturel », voire d’une forme d’« embellissement »). À rebours de ces deux formes de fascination et d’investissement affectif grossier dans les « différences » et leur « mélange », au-delà du mythe politique, éthique et esthétique, Solène Brun nous propose un chemin alternatif et bienvenu : celui que trace l’approche sociologique, et qui implique la « neutralité axiologique », le rejet des « pré-notions » et le détour par l’enquête de terrain. Après trois chapitres qui analysent, historicisent et critiquent brillamment les catégories de « couple mixte » et d’ « enfant métis » ainsi que leur mythification, en soulignant notamment leur ancrage dans des dispositifs de pouvoir coloniaux, la sociologue nous plonge dans ce terrain d’enquête évident et pourtant assez peu investi qu’est la famille dite « mixte », en accordant toute l’attention requise aux questions les plus triviales – mais fondamentales – qui se posent à elle dans une société toujours travaillée en profondeur par un racisme systémique et multiforme : le choix du prénom des enfants par exemple, celui aussi de leur éducation religieuse et de leur éducation tout court – et notamment les tensions entre deux tendances, ancrées aussi bien dans la « socialisation raciale » différenciée (et parfois inégale) des parents que dans des considérations stratégiques : « ignorer le racisme » ou « prévenir et préparer » l’enfant pour qu’il puisse y faire face. Tout au long de ce volet empirique du travail de Solène Brun, la « neutralité axiologique », strictement tenue dans l’analyse conceptuelle, cède la place à une « neutralité bienveillante » (pour reprendre la formule de Freud), qui constitue (toujours selon les mots de Freud) la meilleure disposition mentale pour véritablement « comprendre » et « élucider » un objet d’étude. C’est, de la sorte, un tableau d’une grande finesse qui est composé au terme de ce livre, ce qui n’exclut pas, bien au contraire, une acuité politique et une radicalité dans le constat final : le poids déterminant, dans la vie desdits « métis » et de leurs parents, du regard et des paroles inquisitrices « des autres » – ou pour le dire en termes plus politiques : la persistance des frontières raciales dans une société française qui n’a jamais été prompte (et l’est aujourd’hui moins que jamais) à le reconnaitre et à y remédier. De ce livre remarquable et salutaire, à mettre entre toutes les mains « métis », mais aussi – et peut-être surtout – entre les autres mains, nous proposons ici un nouvel extrait.

Premier extrait : Introduction

Parce qu’elle est obligatoire et qu’elle n’implique aucun coût, contrairement à d’autres éléments des transmissions culturelles au sein des familles [1], la prénomination des enfants est une pratique sociale particulièrement intéressante pour étudier les goûts et préférences des parents, ainsi que leur rapport aux transmissions familiales et culturelles [2]. Investi du pouvoir de « signifier l’appartenance », le prénom représente un « élément particulièrement visible et permanent de l’identité de l’individu » [3]. En cela, il se révèle être un enjeu particulier de transmission symbolique et un marqueur identitaire important.

Le prénom est digne d’intérêt pour la sociologie en ce qu’il classe à la fois celui qui nomme et celui qui est nommé. Si le modèle classique de la prénomination consistait à relier l’individu nommé à sa parentèle élargie via le choix du prénom parmi les ascendants ou les parrains et marraines [4], le vingtième siècle a vu à la fois une dispersion des prénoms et un élargissement des références, les effets de mode et les enjeux de distinction prenant davantage d’ampleur [5]. En outre, les phénomènes d’immigration ont apporté de nouveaux stocks de prénoms.

Dans cette perspective, le prénom donne une indication sur l’appartenance au groupe de parenté, mais signale également un contenu culturel – de genre, de classe, d’origine nationale et/ou de religion. Pour les parents en couple mixte, ces différents enjeux se manifestent sous un jour particulier, la mixité intrafamiliale impliquant des appartenances multiples, à la fois eu égard aux origines nationales, mais également aux positions dans l’ordre social racialisé.

Les personnes rencontrées ont adopté plusieurs stratégies dans leurs choix onomastiques [6]. Parmi les trente-huit enfants des parents enquêtés, neuf ont reçu un prénom français comme premier prénom, onze ont reçu un prénom de l’origine et/ou de la religion du parent minoritaire, dix-huit ont un prénom rare et/ou international.
Toutefois, ce découpage en trois catégories masque des nuances importantes. Il a été constitué à la fois à partir de la manière dont les enquêtés caractérisent leurs choix (certains explicitaient avoir voulu un prénom français, berbère ou farsi par exemple, tandis que d’autres insistaient sur la dimension internationale ou rare du prénom choisi) et à partir d’une analyse de l’étymologie, de l’origine et de la fréquence des prénoms en France.

Cette méthode peut toutefois masquer la diversité des motivations dans les choix parentaux. Par exemple, les prénoms que je qualifie de rares et/ou internationaux recouvrent des logiques multiples. Si Anne Buannec dit ne pas avoir investi le choix du prénom de sa fille – qui se prénomme Eva, un prénom « international » et peu connoté choisi en référence à une chanson entendue en Martinique pendant sa grossesse – d’un enjeu de transmission, Karen Depinay a en revanche décidé d’appeler sa fille Kaili, un prénom rare qu’elle qualifie de « prénom des îles », choisi pour marquer l’origine martiniquaise de sa fille. Il faut souligner que les Antilles françaises ont un stock de prénoms très semblable à celui de la métropole, en raison de leur histoire esclavagiste – où la renomination des esclaves par des prénoms chrétiens faisait partie de leur appropriation par les maîtres [7]. Toutefois, le fichier des prénoms de l’Insee permet d’observer quelques spécificités propres aux départements d’outre-mer. Ainsi, certains prénoms que l’on dirait « internationaux » peuvent connoter l’origine ultramarine de leurs porteurs. Par exemple, si Laura Houlard et Willy Jean-Baptiste ont appelé leur fils Corentin, Laura fait remarquer que le choix de ce prénom est caractéristique de la « différence » qu’elle perçoit entre Willy et sa sœur au sujet de leur investissement de leur origine martiniquaise. La jeune sœur de Willy revendique en effet fièrement son identité martiniquaise, au contraire de son frère, et les prénoms qu’elle a donnés à ses trois filles (Kimberley, Cherline et Janelle) sont selon Laura « connotés ». Bien qu’ils ne soient pas des prénoms typiquement martiniquais, ils marquent en effet davantage que « Corentin » la racialisation minoritaire.

Pour les parents, le recours aux deuxième et troisième prénoms s’avère un moyen de concilier les injonctions parfois contradictoires qui leur sont faites ou de faire place à la pluralité des histoires ou des héritages qu’ils veulent transmettre aux enfants. Il s’agit d’ailleurs là d’un usage traditionnel des deuxième et troisième prénoms, qui sont souvent puisés dans le « stock familial » et renvoient directement aux générations précédentes [8]. Parmi les parents ayant donné un premier prénom français, plus de la moitié ont ainsi choisi d’investir le deuxième prénom afin d’inscrire également les enfants dans la lignée de l’autre conjoint : les garçons de Dariush et Nadine Majrouh, Paul et Victor, ont chacun un deuxième prénom iranien équivalent à leur prénom français, Camille, la fille de Muriel Brulin, a Samira comme second prénom, et les enfants de Delphine Duclos, Manon et Romain, ont les prénoms de leurs grands-parents tunisiens comme seconds prénoms. Si le recours à ces « prénoms invisibles » [9] est une manière de concilier la pluralité des appartenances lignagères et des origines des enfants, il permet aussi, pour certains parents, de composer avec les connotations des prénoms. Placer des prénoms en deuxième ou troisième position vise en effet à minimiser les effets d’assignation, en particulier raciale.

Parce qu’il opère comme un marqueur racialisé, le prénom peut, comme le nom de famille [10], opérer comme un stigmate. Sylvie Auvrai-Hariri reconnaît ainsi que si c’était à refaire, elle ne nommerait peut-être pas ses enfants Mehdi et Soraya :

« Et c’est vrai qu’aujourd’hui, peut-être que je ne l’aurais pas appelé Mehdi. Et d’ailleurs, ce qui se confirme, parce que dans son travail – il est commercial –, on lui a demandé de changer de prénom. Voilà. Ce qu’il a fait. […] Parce que… commercial, quand on a un Mehdi au téléphone, ça passe moins bien que quand on s’appelle Julien, donc c’est vrai qu’il a pris… Et c’était arrivé aussi dans une autre entreprise […]. Donc il s’est appelé successivement Alexandre et Julien. Voilà. [Rires.] »

Si Mehdi a dû se faire appeler par d’autres prénoms au cours de sa carrière, c’est précisément parce que ce dernier opère comme un marqueur d’origine qui se voit racialisé. Le prénom Mehdi devient ainsi une sorte de synecdoque, par laquelle « s’appeler Mehdi » signifie plus généralement « être arabe ». Cette même logique se retrouve dans les propos de Sofiane Khatib. Ce journaliste de trente-cinq ans est le fils de Marianne Khatib, ouvrière spécialisée devenue assistante sociale, française sans ascendance migratoire, et de Fayssal Khatib, comptable, marocain de naissance, naturalisé. Au sujet de son prénom et de celui de sa sœur Nawal, choisis par sa mère, Sofiane explique en entretien qu’ils sont des « cadeaux » :

« Elle a fait un truc très… qu’aujourd’hui j’estime être un cadeau, c’est que c’est elle qui a choisi Sofiane et Nawal comme noms. […] Eh ben rétrospectivement, c’est un cadeau… En fait ça a été une ancre, tu vois ? […] Et aussi, je m’en rends compte avec le recul, c’est que je vois beaucoup d’enfants de couple mixte, aujourd’hui, et où il y a […] une telle peur du racisme ambiant qu’ils vont filer un prénom français à leurs gamins, tu vois, et moi […] je pense : “Mais pauvre de toi !” tu vois ? […] En fait on ne te fait pas de cadeau. Tu sais, l’espèce de prénom bizarre qui pourrait être bretonno-algérien, tu vois ? Bref. […] Et puis aussi un truc, que je me suis dit très rapidement, tu parlais du physique, tu sais, je pense que si je m’appelais Pierre, tu vois [rires], ben il y aurait une espèce de doute. Alors que quand… y a plein de gens qui me disaient : “Mais physiquement, t’as un morphotype de rebeu”, tu vois ? Et moi je leur dis : “C’est parce que tu sais que je m’appelle Sofiane.” Et là, t’as une espèce de truc… Donc ça c’est cool aussi, quoi. […] Ça m’a ramené à moi-même, et ça c’était bien. »

Dans le cas de Sofiane, son prénom a ainsi joué un rôle déterminant, tant dans son identification par autrui que dans son auto-identification. Cet extrait, comme le précédent, met en lumière la manière dont les prénoms connotent en même temps qu’ils dénotent. Ils peuvent ainsi devenir un marqueur explicitement racial lorsqu’ils renvoient à une identité – ici « arabe » – essentialisée et racialisée.

L’usage des prénoms comme manière de naviguer dans l’espace racialisé n’est pas nouveau. On apprend par exemple à la lecture des travaux de Patrick Simon qu’au début des années 1950, afin de repérer les « Français musulmans » présents en métropole – jusqu’alors confondus avec les Français d’Algérie –, les services du recensement procédaient à un classement sur la base des prénoms. Étaient ainsi catégorisées comme « musulmans originaires d’Algérie » les « personnes nées en Algérie ayant à la fois un nom et un prénom à consonance arabe ou berbère » et « Français de naissance originaires d’Algérie » celles qui avaient un « prénom chrétien ou israélite » [11]. Dans une autre perspective, la modification des noms propres à des fins d’ethnicisation ou de racialisation a été une stratégie mobilisée par différents groupes dans l’histoire. La Turquie du début du vingtième siècle en fournit un exemple. À partir des années 1920, les dirigeants kémalistes mettent en place une « révolution de la langue » [12] : afin de « nationaliser » la langue et de la rendre « purement turque », ils entament un travail de purge des mots qui ont une origine arabo-persane, ils remplacent les caractères arabes par un nouvel « alphabet turc » et adoptent en 1934 une réforme des noms de famille. Celle-ci vise à « turquifier » les patronymes en éliminant les noms arabes ou persans. Le nationalisme kémaliste passe ici par l’affirmation – sinon la création – d’une turquité propre, et le changement des noms fait partie de cette entreprise qui est aussi celle d’une racialisation de l’identité turque [13]. De manière assez similaire, la politique de zaïrianisation de l’actuelle République démocratique du Congo mise en place par Joseph-Désiré Mobutu au début des années 1970 visait à insuffler aux habitants une fierté nationale et à célébrer un retour à une « authenticité » congolaise. Les citoyens du pays, rebaptisé république du Zaïre, sont ainsi invités à abandonner leur prénom chrétien et à adopter un nouveau nom, dit « post-nom ». Mobutu lui-même devient Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga, un nom jugé plus authentiquement congolais. Dans un autre contexte encore, au sein du mouvement du Black Power aux États-Unis, l’historien Edward Onaci explique que se choisir un « nom noir » faisait partie d’une entreprise générale de décolonisation et de retour à une Afrique dont les descendants d’esclaves ont été dépossédés [14]. Se débarrasser des noms d’esclaves, de Malcolm X et Betty Shabazz à Amiri Baraka et aux frères Imari et Gaidi Obadele, fondateurs de la Republic of New Afrika, et choisir un « nom noir » s’inscrivait dans un large mouvement de libération, qui était aussi un mouvement de fierté et d’affirmation raciales.

La présente enquête confirme cette charge connotative des prénoms, qui pousse certains parents à investir préférentielle- ment les deuxièmes prénoms dans l’optique de la transmission. Ainsi, Amy Issa explique qu’elle « voulai[t] absolument » que ses enfants aient des prénoms nigériens, mais que pour les protéger d’éventuelles discriminations et « dans un souci d’intégration », elle a préféré placer ces prénoms en deuxième position et choisir des prénoms plus internationaux en première position. La sociologue Beate Collet a elle aussi montré que la volonté d’« intégration » poussait certains parents en couple mixte à choisir des prénoms peu susceptibles d’être rattachés à l’origine du conjoint minoritaire – et donc moins soumis au risque de racialisation [15]. Dans ce cas, l’effort de neutralisation de ce qui peut se révéler un marqueur de racialisation vise également à protéger les enfants de certaines expériences de discrimination et de racisme.

La logique de multi-inscription de l’enfant par le maniement des prénoms se retrouve fréquemment chez les couple mixtes [16]. Parmi les parents interrogés, lorsque le prénom a été choisi dans un stock minoritaire, il s’agit, dans tous les cas sauf un, de couples qui unissent un homme racialisé comme non blanc à une femme racialisée comme blanche. Samar Longeot-Payvar est ainsi la seule femme en couple avec un homme de la population majoritaire blanche qui a transmis un premier prénom qui renvoie à ses propres origines. Le prénom de sa fille est un prénom iranien que l’on retrouve aujourd’hui dans plusieurs pays du monde, notamment en Europe. Le père a lui choisi un deuxième prénom français et Samar a donné un troisième prénom iranien, moins international.

La recherche sur les pratiques de nomination dans les couples mixtes a montré que celles-ci résultaient souvent d’une négociation, reflétant l’état du rapport de force entre les conjoints [17], souvent à l’avantage du père, en particulier dans les cas où l’enfant est un garçon [18]. Il arrive que les discussions sur le choix des prénoms puissent ainsi être houleuses. Muriel Brulin confie à ce sujet que la prénomination de sa fille Camille a été l’objet de « disputes » avec son conjoint, algérien. Elle explique ainsi : « Les prénoms qui lui parlaient, qui représentaient quelque chose pour lui, finalement ne représentaient pas quelque chose pour moi, et vice versa. »

L’influence du genre dans les négociations paraît toutefois équivoque à première vue. Lorsque ce sont les femmes qui, dans le couple, sont racialisées comme non blanches, il est rare qu’elles transmettent un prénom qui renvoie à leur propre origine. Parmi les descendants de couples mixtes interrogés, sur les sept qui ont reçu un prénom qui n’appartient pas au stock majoritaire, seules deux portent un prénom qui renvoie à l’origine minoritaire maternelle : Narumi Dubois, dont la mère est japonaise, et Lina Ducray, dont la mère tunisienne a été naturalisée française. Les deux femmes appartiennent par ailleurs aux classes supérieures. En revanche, lorsqu’un prénom français a été transmis à l’enfant, c’est à chaque fois la mère qui est le parent racialisé comme blanc, ce qui semble indiquer que la position dominée des conjointes dans le rapport de force genré au sein du couple (être une femme face à un homme) est modulée par la position dans le rapport de race (être blanche face à un non-blanc). Pour le dire autrement, dans la présente enquête, si toutes les mères blanches ne donnent pas un prénom français, tous les enfants de couple mixte ayant reçu un prénom français ont une mère blanche. La position de classe des conjoints respectifs a également un effet quant aux transmissions faites aux enfants.

Ainsi, dans les couples où les femmes blanches transmettent un prénom français, certaines ont également un statut socio-professionnel plus élevé que celui de leur conjoint, ce qui ajoute à leur pouvoir relatif au sein du couple. De même, aucune femme racialisée comme non blanche rencontrée n’avait une position socioéconomique plus élevée que celle de son conjoint. D’autres éléments entrent toutefois en ligne de compte dans le choix du prénom : celui-ci ne saurait être considéré comme la somme quasi mécanique de positions dominantes ou dominées au sein du couple. Dans certains cas par exemple, c’est le conjoint minoritaire lui-même qui insiste pour que les prénoms donnés soient des prénoms français, j’y reviendrai.

Dans le cas de Carole Diarra, quarante et un ans, chargée d’accueil et d’information dans une structure publique d’accompagnement social, c’est sa mère qui insiste pour que le prénom soit français. Le père de Carole, malien, était cariste, et sa mère, française sans ascendance migratoire, secrétaire. Carole rapporte que le choix de son prénom a fait l’objet d’un désaccord entre ses parents et que ceux-ci se sont « engueulés à la maternité » : son père voulait qu’elle ait un « prénom africain » et sa mère, arguant que sa fille héritait déjà du nom de famille de son compagnon, voulait quant à elle un prénom français. Cet exemple rappelle que l’analyse des choix des prénoms par les parents ne peut se faire sans prendre en compte le système patrilinéaire dans la transmission des noms de famille, encore largement dominant en France. Le nom de famille revêt lui aussi une charge symbolique importante dans l’inscription généalogique et est également pris dans des systèmes de connotation. Si la mère de Carole souhaitait un prénom français pour sa fille, c’est aussi parce que celle-ci porte le nom Diarra : donner un prénom français était une manière d’« équilibrer » la transmission.

La même idée ressort de l’entretien mené avec Kheira Mebarki. Cette responsable associative de quarante-cinq ans est née à Alger d’une mère française sans ascendance migratoire, professeure des écoles, et d’un père algérien naturalisé français, d’abord ouvrier puis cadre dans l’administration. Si la mère de Kheira a accepté à la naissance de ses filles de leur donner des prénoms arabes, elle a plus tard dit regretter ce choix. Selon Kheira, les négociations entre ses parents étaient chargées d’enjeux historiques et politiques, dans le contexte de la guerre d’indépendance de l’Algérie :

« Si tu veux, ce qui se jouait dans le rapport entre ma mère et mon père, c’était un peu la guerre d’Algérie aussi, quoi, c’était un peu compliqué ! », m’explique-t-elle.

Les parents de Kheira Mebarki se sont en effet mariés en 1965 en Algérie, quelques années seulement après l’indépendance. Le père de Kheira s’est engagé pour l’indépendance de son pays durant la guerre et sa mère, proche des milieux anticoloniaux, s’est rendue en Algérie en 1963 pour y enseigner le français. Cette dernière garde cependant de son séjour de dix ans dans le pays un mauvais souvenir (« elle disait elle-même qu’elle avait été victime […] d’un certain racisme et de discriminations ») et nourrit une forme de ressentiment qu’elle exprime dans la famille. Kheira dit avoir été très marquée par le souvenir de la colonisation de l’Algérie, qui a, selon elle, été à l’origine de la relation compliquée de ses parents, engagés dans une « guerre de couple ». Ce contexte historique et politique marque ainsi irrémédiablement la manière dont les transmissions s’opèrent – ou ne s’opèrent pas – dans la famille Mebarki. Dès lors, Kheira, qui rapporte avec douleur les regrets de sa mère au sujet du choix de son prénom, considère au contraire que celui-ci est « super important » en ce qu’il fait partie du peu de choses, selon elle, qui la lient à ses origines paternelles.

Les mères de la population majoritaire peuvent au contraire jouer un rôle décisif dans le choix d’un prénom rattachant les enfants aux origines paternelles minoritaires. Ainsi Maud Gandus, dont le conjoint est également algérien, raconte-t-elle qu’il était « très très important » pour elle que ses enfants soient rattachés à leur double culture par des prénoms berbères.

Plutôt que de considérer le choix du prénom dans les couples mixtes comme résultant de la victoire d’un côté sur l’autre, dans le cadre d’une « lutte symbolique autour de la nomination » [19], il est possible d’envisager cette négociation de manière plus nuancée. Par exemple, le fils aîné de Pauline Clombe et João Silva a été nommé Joe, en référence au surnom de son père. Ce choix a cependant fait l’objet de débats au sein du couple : si João souhaitait que ses fils portent des prénoms musulmans, Pauline confie que c’était « impossible » pour elle, car cela ne « représentera[it] pas l’enfant lui-même ». Le couple s’accorde alors pour que seul le deuxième prénom soit un prénom musulman et Pauline donne en troisième prénom celui de son grand-père italien. Pour leur second fils, le couple choisit un prénom rare à consonance italienne, en référence aux origines de Pauline. De la même manière que pour son grand-frère, son deuxième prénom est un prénom musulman et le troisième, suggéré par l’aîné lors de la grossesse, est également italien. Pauline insiste en entretien sur la dimension de transmission dans le processus de nomination et souligne elle-même qu’il n’est « pas anodin » que ses fils ne s’appellent pas « Pierre ou Mathieu » : « C’était clair et net […] qu’ils n’auraient pas des noms comme ça. »

Dans ce cas, c’est une nouvelle fois l’investissement des deuxième et troisième prénoms qui permet de satisfaire des aspirations contradictoires. Par ailleurs, bien que Pauline ait refusé que les premiers prénoms de ses fils soient musulmans, elle précise qu’il n’était pas non plus question qu’ils renvoient exclusivement au stock majoritaire. En cela, le choix de prénoms internationaux, couplé à l’investissement des deuxième et troisième prénoms pour la transmission symbolique des ascendances parentales, est le produit du compromis conjugal. Il est toutefois intéressant de noter que Pauline justifie ne pas vouloir des prénoms musulmans parce que ceux-ci ne « représenteraient » pas entièrement ses enfants, elle-même n’étant pas croyante. En effet, l’aîné porte le surnom de son père et le benjamin, un prénom qui renvoie explicitement aux origines italiennes de sa mère, ce qui est dans les deux cas une référence exclusive à l’une des deux lignées parentales. Que Pauline soit particulièrement opposée à des premiers prénoms musulmans pourrait ici tenir à une dimension religieuse qu’elle refuse d’inscrire dans les prénoms de ses enfants, mais pourrait également relever de la forte connotation négative de ces derniers dans le contexte français, ce qui renforce d’autant plus leur dimension d’assignation – que Pauline souhaite justement éviter.

Dans une perspective similaire, le choix de prénoms puisés dans un stock minoritaire mais dont la connotation est potentiellement ambiguë participe également du compromis au sein des couples, qui n’est pas seulement une stratégie d’invisibilisation. Par exemple, si Séverine Rousseau ne souhaitait pas non plus des prénoms « trop connotés » pour ses enfants, elle souhaitait aussi qu’ils représentent les multi-appartenances de la famille. Son conjoint souhaitant des prénoms musulmans, le choix s’est fait par le compromis, et le couple a finalement choisi de nommer leurs enfants Elias et Louisa, « des prénoms qui pouvaient avoir des consonances dans d’autres cultures » selon les mots de Séverine.

La recherche du consensus peut parfois dépasser la seule unité conjugale et impliquer plus largement les familles. Ainsi, Lina Ducray, vingt-cinq ans, rapporte que son prénom et ceux de ses sœurs (Sarah et Inès) sont le résultat de ce qu’elle appelle elle-même un « compromis » entre leur mère, tunisienne naturalisée française, et sa belle-famille. Les trois prénoms seraient ainsi des prénoms tunisiens mais « pas coraniques », dont la mère de Lina affirme qu’ils existent « dans plein de pays ». Dans le cas de Lina comme d’autres descendants de couple mixte, la capacité à fournir le récit de sa propre nomination signale que celui-ci est transmis par les parents, spontanément ou à la demande des enfants. Les logiques de la prénomination font ainsi souvent l’objet de discussions entre les enfants et leurs parents, ces derniers fournissant aux premiers une explication qui est ensuite intériorisée et répétée.

Finalement, le choix de prénoms dits « intermédiaires » est aussi une pratique courante des couples mixtes. En entretien, Marwan Kireche raconte l’inquiétude et l’« appréhension » suscitées par la naissance de ses fils. En particulier, la question du choix du prénom s’est révélée « cristallisante », mettant en lumière la mixité du couple parental. Pour leur aîné, Marwan raconte qu’ils ont d’abord réfléchi à des prénoms qui leur plaisaient, sans chercher à se référer à des stocks nationaux préexistants : lui et sa compagne Suzanne font des listes et essayent aussi d’inventer des prénoms. Ils tombent d’accord sur Naël, qu’ils pensent avoir inventé, mais dont ils apprennent plus tard qu’il existe déjà. Surtout, Marwan s’aperçoit que ce prénom est exactement ce qu’il avait cherché à éviter, « un prénom semi-français, semi-arabe » : « Pourtant, franchement, explique-t-il en entretien, on avait l’impression d’avoir choisi un prénom qui sortait du commun, on avait l’impression d’être dans la singularité la plus totale tu vois […] et finalement… on est retombés sur un truc comme ça. […] On n’a pas complètement échappé à cette double tonalité dans le prénom, et donc… cette double identité. » Pour leur second fils, Marwan et Suzanne décident de s’inspirer du prénom d’un ami très proche, Samuel : ils se mettent ainsi d’accord sur Sami, qui, comme Naël, est un prénom de l’« entre-deux » puisqu’il est à la fois le diminutif du prénom hébraïque Samuel, fréquent en français, et un prénom existant en langue arabe.

À ce sujet, les descendants de couple mixte rencontrés divergent sur l’appréciation de leur prénom. Contrairement à Sofiane Khatib, dont je mentionnais qu’il est reconnaissant d’avoir un prénom qui ne laisse pas de place à l’ambiguïté, Sofia Assous se dit chanceuse d’avoir un prénom qui « passe ». Cette consultante en marketing de vingt-cinq ans est née en France d’un père marocain naturalisé français, commercial, et d’une mère française sans ascendance migratoire, assistante de direction. Au cours de l’entretien, Sofia m’apprend que c’est sa mère qui a choisi son prénom :

« Ma mère a toujours bien aimé les prénoms marocains. […] De toute façon, mon père est tellement foncé que ça aurait été chelou que je m’appelle Clémence [rires] ! […] En fait, elle voulait m’appeler soit Kenza soit Farah. Et Sofia.

SB : Et toi, comment tu te sens avec ce prénom ?

Hum… Plutôt chanceuse, parce que, effectivement, c’est neutre. Je me suis déjà fait cette réflexion. […] Ce n’est pas typé, ce n’est pas marqué.

SB : Marocain, tu veux dire ?

Ouais. Arabo-musulman. […]

SB : Tu t’es dit, c’est cool que je ne m’appelle pas Kenza ou Farah ?

Ouais. Ou Fatima… Ouais. Clairement. […] Sofia, il passe, en fait ! […] Parce qu’il y a des blanches qui s’appellent Sofia. Tu vois, c’est peut-être pour ça aussi que les gens ne savent pas d’où je viens. Le Fatima, ils auraient tout de suite dit : “Ah ouais ok, elle, c’est Maghreb !” »

Si Sofia n’est pas Fatima, c’est que ce prénom est moins marqué racialement, selon la jeune femme, qui oppose la connotation « arabo-musulmane » à la possibilité que son prénom soit porté par « des blanches ». S’il a été pour elle une chance, c’est qu’il a pu la préserver d’une assignation immédiate à l’arabité – assignation que Sofiane jugeait au contraire salvatrice parce qu’elle le « ramenait à [lui]-même ». Toutefois, Sofia précise que sa mère a sciemment choisi des prénoms marocains et qu’elle est également reconnaissante de « ne pas [s]’appeler Clémence ». Son prénom est ainsi un prénom « compromis », qui rattache la jeune femme à ses origines paternelles sans l’y enfermer par une assignation
inexorable.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Solène Brun, Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, qui vient de paraître. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’autrice et des Éditions La Découverte.

Table des matières du livre :

Introduction. Le métissage contre le racisme ?

Chapitre 1. Le mythe métis. Célébrations du métissage dans la France contemporaine
La France « Black-Blanc-Beur » : le métissage comme réconciliation de la société
De Benetton à Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ? Les couples mixtes et leurs enfants contre le racisme
Intégration et créolisation : le métissage dans les discours politique
La beauté métisse. Colorisme et exotisme acceptable

Chapitre 2. Entre répulsion et fascination. La longue histoire coloniale du métissage
L’origine des termes
Encadrer les unions mixtes dans les colonies ?
Le « métis », entre cadre de la colonisation et menace pour l’ordre racial
Raciologie, anthropologie et métissage : la science des races face aux unions interraciales
Le métis en littérature : traître, instable et malheureux ?

Chapitre 3. Qu’est-ce donc qu’un « couple mixte » ? Et qui sont leurs enfants ?
Les critères de la mixité
Une mesure de l’assimilation des immigrés ?
Qui sont les couples mixtes aujourd’hui en France ?
L’expérience des descendants de couples mixtes
Qui sont les « métis » ?

Chapitre 4. Faire famille en mixité. Quand la question raciale s’immisce dans la cellule familiale
Des catégories incertaines : la « mixité » des couples à l’épreuve de ses usages courants
La race incontournable : premiers pas dans la mixité familiale
À quoi (qui) ressemblent les enfants ?
Couleurs et mots d’enfants : nommer la question raciale

Chapitre 5. Le « cul entre deux chaises ». Comment les familles négocient la mixité
Les enjeux de la biculturalité
La question religieuse et les défis de la mixité
Au nom de la mixité : prénommer les enfants dans les couples mixtes
Environnement et sociabilités : le contexte des socialisations.

Chapitre 6. Élever des enfants « métis » dans une société raciste
Anticiper le racisme
« Donner des armes » : encourager les dispositions à faire face
Se confronter au racisme par les expériences parentales : socialisation implicite et intériorisation de l’ordre racial
Le double niveau de la fierté : valorisations racialisées des enfants
La colorblindness en héritage
La socialisation par le soin et la dimension genrée des transmissions

Chapitre 7. « La Gauloise ou le danger » ? Appartenances multiples et constructions de soi des descendants de couple mixte
Jongler entre les appartenances : parcours de deux enquêtées
« Tu es français, nous allons oublier cela » : les descendants de couple mixte entre francité et blanchité
La position d’entre-deux et les socialisations plurielles
Une identité individuelle plutôt que collective ?
Habiter la singularité

Chapitre 8. Naviguer l’altérité. Les « métis » face aux assignations
Que faire de la question « D’où est-ce que tu viens ? » ?
Des expériences contrastées du racisme
Ce que « passer » veut dire : classe et genre de l’inclusion dans la blanchité

Conclusion. Derrière le mythe métis : la permanence des frontières raciales

Notes

[1L’apprentissage d’une langue, les voyages et les différentes instances de consommation culturelle (livres, expositions, musiques, etc.) impliquent par exemple des coûts symboliques et/ou matériels, parfois importants et donc dissuasifs.

[2Si, depuis la loi du 8 janvier 1993, l’État français reconnaît aux parents le libre choix dans le prénom donné aux enfants, cette liberté connaît cependant certaines restrictions. Parmi celles-ci figurent le respect de la langue française, de son alphabet et de ses signes diacritiques ainsi que le respect de l’intérêt de l’enfant (qui empêche de donner un prénom jugé « ridicule » ou « grossier » notamment – l’appréciation étant ici laissée à l’officier d’état civil qui peut saisir le procureur).

[3Jocelyne Streiff-Fenart, « La nomination de l’enfant dans les familles franco-maghrébines », Sociétés contemporaines, vol. 4, n° 1, 1990, p. 7.

[4Michel Bozon, « Histoire et sociologie d’un bien symbolique, le prénom », Population, vol. 42, n° 1, 1987, p. 83-98

[5Guy Desplanques, « Les enfants de Michel et Martine Dupont s’appellent Nicolas et Céline », Économie et Statistique, vol. 184, n° 1, 1986, p. 63-83 ; Baptise Coulmont, Sociologie des prénoms, Paris, La Découverte, 2022

[6On se rapportera au tableau en annexe pour le détail des prénoms donnés par les parents rencontrés.

[7Vincent Cousseau, Prendre nom aux Antilles. Individu et appartenances (XVIIIème-XIXème e siècle), Aubervilliers, Éditions du CTHS, 2013.

[8Françoise Zonabend, « Le Nom de personne », L’Homme, vol. 20, n° 4, 1980, p. 7-23.

[9Baptiste Coulmont, « Des prénoms invisibles », La Lettre de l’enfance et de l’adolescence, n° 87, 2012, p. 23-28

[10Nicole Lapierre, « Fortunes et infortunes de la nomination », La Lettre de l’enfance et de l’adolescence, op. cit., p. 51-58.

[11Patrick Simon, « Nationalité et origine dans la statistique française : les catégories ambiguës », Population, vol. 53, n° 3, 1998, p. 551

[12Emmanuel Szurek, « Appeler les Turcs par leur nom. Le nationalisme patronymique dans la Turquie des années 1930 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 60, n° 2, 2013, p. 18-37

[13Ibid., p. 31

[14Edward Onaci, « Revolutionary identities : new Afrikans and name choices in the Black power movement », Souls, vol. 17, n° 1-2, 2015, p. 67-89

[15Beate Collet, « Prénommer son enfant dans les couples mixtes », Recherches familiales, vol. 16, n° 1, 2019, p. 155-167.

[16Voir Jocelyne Streiff-Fenart, « La nomination de l’enfant dans les familles franco-maghrébines », art. cit. ; Sophie Devineau et Ellie Mevel, « Arrangements de genre dans des couples mixtes favorisés autour du choix des prénoms des enfants », in Régine Delamotte (dir.), Mixités conjugales aujourd’hui, Rouen, Presses universitaires de Rouen, 2018, p. 235-251 ; Francesco Cerchiaro, « “In the name of the children” : mixed couples’ parenting analysed through their naming practices », Identities, vol. 26, n° 1, 2019, p. 51-68 ; Beate Collet, « Prénommer son enfant dans les couples mixtes », art. cit.

[17Jocelyne Streiff-Fenart, « La nomination de l’enfant dans les familles franco-maghrébines », art. cit. ; Gabrielle Varro, Sociologie de la mixité, op. cit.

[18Christina A. Sue et Edward E. Telles, « Assimilation and gender in naming », American Journal of Sociology, vol. 112, n° 5, 2007, p. 1383-1415

[19Jocelyne Streiff-Fenart, « La nomination de l’enfant dans les familles franco-maghrébines », art. cit., p. 7.