Depuis la fin de la bipolarité, les discours publics sur les menaces pesant sur la sécurité des pays occidentaux ont connu de profonds changements. La menace criminelle s’est progressivement substituée à la menace politique et a été présentée comme un phénomène multiforme, déterritorialisé et potentiellement illimité, car évoluant à travers des passerelles établies entre de multiples réseaux transnationaux, qui opèreraient en deçà et au-delà des frontières.
Après les attentats du 11 septembre, le débat public s’est surtout focalisé sur le défi du terrorisme international : il s’agissait de définir la nature et l’ampleur de la menace qu’il faisait peser sur les sociétés occidentales, de préciser les valeurs qu’il mettait en péril et de justifier les politiques à mettre en œuvre pour les défendre. En d’autres termes, dans le désordre créé par les attentats, il s’agissait de rappeler les fondements, réels ou imaginaires, de l’ordre passé, voire de redessiner les contours d’un ordre politique nouveau. Les déclarations de nombreux politiciens, professionnels de la sécurité et intellectuels ont créé un espace de communication publique qui, dans sa volonté de donner sens aux événements passés et aux décisions futures, a proposé des schémas d’interprétation de la nouvelle réalité sociale.
Or, la définition d’un phénomène aussi complexe que le terrorisme international ne peut être conçue en dehors des enjeux qui la façonnent [1]. C’est ce que nous nous proposons de montrer ici, en comparant les argumentaires déployés après le 11 septembre au Royaume-Uni et en France. Si les deux pays ont introduit des dispositions d’exception dans leurs lois antiterroristes, ils se sont positionnés différemment dans l’arène internationale : le premier a lié la protection de la sécurité à deux interventions militaires, en Afghanistan et en Irak, alors que le second s’est d’emblée opposé à la guerre en Irak.
Cette analyse porte sur les déclarations de politiciens, de professionnels de la sécurité, de leaders d’opinion et d’intellectuels publiées dans la presse écrite française et britannique entre le 11 septembre 2001 et le 19 mars 2003, c’est-à-dire juste avant le déclenchement de la guerre en Irak. Elle s’est appuyée sur la lecture de 349 articles parus dans six quotidiens, représentatifs de l’ensemble du spectre politique et appartenant à la presse dite de qualité : Le Monde, Le Figaro, Libération, The Times, The Guardian, The Independent. L’étude de ces discours – dont les principaux éléments ne peuvent être rappelés ici que de manière schématique – montre que, dans les deux cas, la définition du terrorisme se structure autour de deux axes : les éléments constitutifs de la menace et les valeurs sociales menacées.
La menace terroriste est d’abord présentée comme extraordinaire, durable et illimitée, globale et locale. Formulés en des termes similaires dans les deux pays, ces attributs n’ont pas suscité de véritable débat contradictoire. Néanmoins, le débat britannique se différencie du débat français à plusieurs égards. Il se caractérise à la fois par un emploi régulier de métaphores de guerre et par une absence notable de discussion sur les causes éventuelles des attentats du 11 septembre. Ensuite, son volume est beaucoup plus considérable, bien qu’il soit sensiblement moins varié qu’en France, où les déclarations relatives à la définition du cœur de la menace n’émanent pas seulement des hautes sphères gouvernementales, mais sont aussi le fait d’autres membres de la classe politique, des professionnels de la sécurité et des intellectuels.
Plus précisément, après les attentats du 11 septembre, il est généralement considéré que la menace terroriste a pris une forme radicalement nouvelle, dépassant l’imagination et provoquant une véritable rupture dans l’histoire humaine : le caractère extraordinaire du terrorisme international serait lié à son imprévisibilité, à son ampleur territoriale et à son extension au-delà des limites des conflits conventionnels qui le situerait hors du registre de la négociation politique.
La menace terroriste est présentée comme presque illimitée, tant dans l’espace que dans le répertoire d’action des terroristes : il s’agirait d’un combat de longue haleine, mené contre des ennemis invisibles ou, tout au moins, protéiformes, à effectifs inconnus mais capables d’attaquer n’importe quand et n’importe où, à l’intérieur du pays ou à l’étranger, à n’importe quelle échelle et sous n’importe quelle forme, en ayant recours à des moyens d’attaque conventionnels ou en se servant d’armes chimiques ou bactériologiques, voire nucléaires. Cette menace hautement imprévisible, peu ou guère définissable selon les critères du passé et, par conséquent, à peine contrôlable, serait encore aggravée par sa double inscription dans le global et le local.
Le danger spécifique de ce qui est désormais qualifié de « mondialisation terroriste » [2] tiendrait en effet à l’expansion à l’échelle mondiale de la base de recrutement de ses acteurs et de leur champ d’action. Dotée de ramifications dans tous les continents, appuyée sur des réseaux transnationaux composés de cellules plus ou moins autonomes et s’autoreproduisant à l’infini, Al-Qaida, structure mère et point de référence à la fois réel et abstrait, serait d’autant plus menaçante qu’elle mobiliserait les réseaux modernes de communication pour tromper la vigilance des agences de sécurité. En même temps, la menace terroriste provenant de l’étranger serait redoublée par celle, plus dangereuse encore, de nationaux agissant comme une « cinquième colonne » : solidement implantés dans les villes occidentales, ceux-ci prendraient le visage d’individus ordinaires, de voisins de palier qui s’organiseraient, seuls ou en collaboration avec des réseaux étrangers très structurés, pour perpétrer des attentats dans le pays [3]. Face à ces « ennemis intérieurs » particulièrement difficiles à cerner, il serait presque impossible d’assurer la sécurité des pays concernés.
Mais, alors que les deux discours publics sont quasi-identiques dans l’identification du « noyau dur » de la menace terroriste, ils divergent sur ses causes. Au Royaume-Uni, le débat public ne dit presque rien des motivations des terroristes. Dépourvus de tout support rationnel, leurs attentats sont réduits à des actes monstrueux, qui obligeraient le gouvernement à adopter des dispositions juridiques exceptionnelles, comme en temps de guerre. L’image de la guerre devient alors omniprésente et plane sur tout le débat public, à travers des déclarations considérant les attentats comme un « acte de guerre, commis par des groupes formellement situés en dehors des États » [4], ou le fréquent recours à la métaphore ambiguë de la « guerre contre le terrorisme ».
Cette rhétorique exerce un puissant effet performatif, qui façonne la manière dont nous entendons la « menace » terroriste et, par conséquent, nos réactions à celle-ci [5]. Identifier le terrorisme à un acte de guerre, qui justifie qu’on entre en guerre contre lui, produit de nombreux effets politiques :
– d’une part, cela renforce la cohésion sociale et l’union nationale, et justifie l’adoption des lois d’exception, jugées indispensables à la sécurité de la population ;
– d’autre part, en établissant un parallélisme avec des guerres précédentes, notamment la Seconde Guerre mondiale, l’association du terrorisme à un acte de guerre normalise l’idée du recours à la « guerre », car elle inscrit la nouvelle menace dans un contexte familier, la « guerre » d’aujourd’hui s’identifiant à la lutte entre les régimes démocratiques et le fascisme.
Cela finit, d’ailleurs, par justifier le recours effectif à la guerre, puisque la référence à la dernière guerre mondiale rappelle également l’échec des politiques d’apaisement qui avaient mené aux accords de Munich. Cette guerre nouvelle, à laquelle tous sont appelés à participer d’une manière ou d’une autre, reste toutefois paradoxale car, à la différence des ennemis d’hier, les terroristes ne sont pas considérés comme des combattants.
En France, les voix qui qualifient dans cet esprit d’ « acte de guerre » les attentats terroristes sont à l’inverse minoritaires, émanant surtout de responsables de petits partis politiques [6]. L’image dominante reste certes celle d’actes criminels abjects, visant toute l’humanité, mais qui renvoient bien à un ensemble de causes. Cette recherche des motifs sous-jacents est largement consensuelle, chez les acteurs majeurs de la classe politique comme chez nombre d’intellectuels. Le terrorisme est généralement relié au désespoir des plus faibles, des sans-voix du Sud, victimes de misère, de déficits démocratiques et de frustrations liées aux crises régionales du Moyen-Orient. Des maux provoqués ou, tout au moins, entretenus par un Nord qui, enfermé dans sa tour d’ivoire, alimente les inégalités et les violences, préparant de la sorte les grands affrontements futurs. En octobre 2001, le président de la République Jacques Chirac résumait ce point de vue en ces termes :
« S’il est faux et dangereux d’établir un lien direct avec le terrorisme et la misère, chacun voit bien qu’il y a un enchaînement entre le terrorisme et le fanatisme, un fanatisme qui prospère sur le terreau de l’ignorance, des humiliations, des frustrations, de la misère. » [7]
Malgré ces interprétations différentes, les définitions britannique et française partagent la même représentation binaire des terroristes, distingués clairement du reste de la communauté internationale. Cette ligne de démarcation symbolique, condition préalable à la désignation de toute personne susceptible de tomber sous le coup des lois d’exception, est tracée par l’ensemble de la classe politique – et en France soutenue également par certains intellectuels [8]. La séparation entre les terroristes et le reste du monde s’articulerait schématiquement autour de deux axes : l’infériorité morale et l’infériorité culturelle.
La première, présente surtout dans le discours public britannique, est mise en avant par les hautes sphères gouvernementales (le Premier ministre, le ministre des Affaires étrangères et le ministre de l’Intérieur), lesquelles proposent une image manichéenne du monde, où le bien est du côté des pays menacés et le mal du côté des agresseurs. Les attentats suicides sont ainsi définis comme des actes « fanatiques » moralement condamnables, fruits de l’intolérance et de la déraison, donc radicalement opposés aux principes fondateurs de l’identité européenne, à savoir l’humanisme, la raison et la tolérance. L’opprobre pesant sur les attentats terroristes est renforcé par leur dépolitisation : si l’on fait abstraction des discours français sur leur causalité, ceux-ci sont présentés comme une fin en soi, privée de tout objectif politique, comme si les terroristes ne visaient qu’à infliger de la souffrance. Une fois dépolitisé, le conflit revêt un aspect criminel évident, creusant le fossé moral qui sépare les victimes des agresseurs.
Cette infériorité morale est confortée, dans les deux pays, par la mise en avant d’une infériorité culturelle, qui opposerait la « barbarie » des agresseurs à la « civilisation » des victimes : le monde civilisé serait synonyme du monde occidental et tous les pays non occidentaux seraient culturellement inférieurs, puisqu’ils ne partagent pas les idéaux démocratiques. Dès lors, la lutte contre le terrorisme est présentée comme un « combat du monde libre et démocratique » [9] pour défendre ses valeurs, à savoir la liberté et le respect des droits de l’homme.
Deuxième partie : « Les valeurs menacées » (En ligne mardi 24 août)