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Au pays des merveilles

Méditations aznavouriennes (Cinquième partie)

par Pierre Tevanian
22 septembre 2024

Pour des raisons déjà expliquées précédemment, le centenaire de Charles Aznavour, né à Paris le 22 mai 1924, sera célébré ici par dix fois dix chansons de cet artiste, présentées par ordre chronologique à raison de dix par mois, accompagnées des pensées qu’elles inspirent. Le chapitre qui suit couvre, pour l’essentiel, une année très spéciale dans l’œuvre du chanteur : l’année 1967.

Première partie

Deuxième partie

Troisième partie

Quatrième partie

Il y a dans incontestablement, dans l’œuvre aznavourienne, un avant, un après et un « effet » Ulla. La première rencontre a lieu dès 1964, la relation s’officialise l’année suivante et commence alors à se faire entendre dans l’œuvre – des torrides « Isabelle » et « Reste » au somptueux « Plus rien ne peut nous séparer », en passant par la grave et solennelle déclaration d’« Aime-moi ». Mais il faudra encore deux ans, quelques tensions, des fiançailles et un double mariage à Las Vegas et à Jean Goujon, pour que s’opère la métamorphose proprement artistique, et que jaillisse une toute nouvelle musique, plus amoureuse, plus vigoureuse, plus juvénile, plus organique, plus impétueuse et plus joyeuse. Plus rock aussi, et plus soul. Une longue et explosive nuit de noces musicale, en somme. Mais avant cela, Aznavour nous offre encore deux chefs-d’œuvres mélancoliques.

1. « Et moi dans mon coin » (Album De t’avoir aimée, 1966)

« Il faut savoir », travaux pratiques. Il faut savoir, plus précisément, quitter la table lorsque l’amour est desservi. Et c’est précisément autour d’une table, dans un restaurant sans doute, que se déroule cette chanson de loser, cette chanson malaisante, autant que sont malaisantes « Qui ? », « À ma fille » ou « Tu t’laisses aller », mais malaisante cette fois-ci par sa tristesse plus que sa méchanceté :

« Lui, il t’observe, du coin de l’œil, toi, tu t’énerves, dans ton fauteuil, lui, te caresse, du fond des yeux, toi, tu te laisses prendre à son jeu, et moi, dans mon coin, si je ne dis rien, je remarque toutes choses, et moi, dans mon coin, je ronge mon frein, en voyant venir la fin ».

Tout est dit par conséquent au bout d’une minute, quand est prononcé ce mot à double sens : la fin (de la chanson) sera la fin (d’une relation). La fin de l’histoire (racontée) sera la fin de l’histoire (d’amour), mais l’important est que justement Aznavour fait durer le supplice, comme en temps réel, comme si nous y étions, otages d’un dîner qui s’éternise et qu’on ne peut pas quitter, d’un spectacle effroyable mais qu’on ne peut interrompre, d’une impuissance insoutenable dont on ne saurait s’extraire. Il fait durer le supplice, donc, avec son incroyable sens du détail, et celui du plan d’ensemble, et celui du montage enfin, dans ce qui fut à juste titre comparé à un court métrage en champ-contrechamp – passant de « lui » à « toi » dans les couplets, puis à « moi » au refrain :

« Lui, il te couve, fiévreusement, toi, tu l’approuves, en souriant »

« Et moi, dans mon coin, je cache, avec soin, cette angoisse qui m’étreint »

« Lui, te regarde, furtivement, toi, tu bavardes, trop librement »

« Et moi, dans mon coin, je bois mon chagrin, car l’amour change de main »

Cette métaphore douce, amère et tragique du jeu de cartes, avec ses gagnants et ses perdants, et avec pour enjeu ni plus ni moins que l’amour, est à ma connaissance une – belle – invention d’Aznavour, mais on trouve deux ans plus tôt les mêmes mots exactement – « l’amour change de main » – dans un roman de Marguerite Duras : Le ravissement de Lol V. Stein, dont la « scène primitive » et la matrice dramatique sont quasi-identiques – le dîner mondain étant simplement remplacé par une soirée dansante. Aznavour aurait-il lu Duras ? S’agit-il d’une coïncidence ? Peu importe à vrai dire, mais la rencontre est belle.

Comme est belle, et même un peu plus que belle, cette fin parlée, qu’on devine à deux, sur le chemin du retour, toute en dépit et en dénégations :

« Non, c’est rien, juste un peu de fatigue… Mais qu’est-ce que tu vas chercher là… Non, j’ai passé… une excellente soirée ».

Comme dans « Il faut savoir », l’énonciation vient contredire l’énoncé. La matière et la manière, plus exactement la diction, l’intonation, la respiration, laissent transparaître – et beaucoup plus que transparaître – ce que le stoïcisme aznavourien, plus paradoxal que jamais, nous intime de taire et de cacher : la soirée en vérité a été tout sauf excellente. Le ton est donné, de toute façon, par la lente et envoûtante mélodie, et le chœur presque funèbre de violons, de cuivres et de cloches qui viennent littéralement sonner le glas d’une vie amoureuse – et bien sûr le chant étranglé d’Aznavour, en particulier quand il prononce ces « toi » et « lui » fatidiques. « Et moi dans mon coin, si je ne dis rien », est-il dit au milieu de la chanson, « j’ai le cœur au bord des larmes ». Nous avions deviné, avant même que ce soit dit. Nous l’avions senti. Car nous l’avions tout simplement, nous aussi, au bord des larmes.

2. « Les enfants de la guerre » (Album De t’avoir aimée, 1966)

« Les enfants de la guerre ne sont pas des enfants ». Boum. Prenez ça en plein ventre. Encore un début de chanson fulgurant, dans un registre aphoristique cette fois-ci. Un énoncé aussi concis que précis, et aussi simplissime, enfantin justement, que dogmatique, profond et exact. Et toute la suite est à l’avenant :

« Ils ont l’âge des pierres, du fer et du sang, sur les larmes de mères ils ont ouvert les yeux, par des jours sans mystère et sur un monde en feu ».

Aznavour parolier est ici à son meilleur. Il réussit cette gageure de dire le réel avec l’acuité des meilleurs psychanalystes – disons Janine Altounian, par exemple – tout en allant, dans le choix des mots, au plus basique et au plus poétique :

« Ces enfants de l’orage et des jours incertains, qui avaient le visage creusé par la faim, ont vieilli avant l’âge et grandi sans secours, sans toucher l’héritage que doit léguer l’amour ».

Le propos est abstrait, en ce sens qu’il ne spécifie pas de quelle guerre et de quels enfants il s’agit, il se veut en cela universel et il y parvient, mais on ne peut l’empêcher pour autant de résonner avec la plus criante des singularités. Comment ne pas penser en effet au génocide de 1915, et aux sidérantes et sidérées photographies de ses rescapé·e·s, femmes surtout, et plus encore enfants :

« Les enfants de la guerre ne sont pas des enfants, avec leur mine fière et leurs yeux trop grands, ils ont vu la misère recouvrir leurs élans, et des mains étrangères égorger leurs printemps ».

La fin, étrange, nous conforte dans cette écoute-là :

« Ces enfants sans enfance, sans jeunesse et sans joie, qui tremblaient sans défense de peine et de froid, qui défiaient la souffrance et taisaient leurs émois, mais vivaient d’espérance, sont comme toi et moi ».

Je laisse chacune et chacun découvrir les tout derniers mots, bouleversants, de cette œuvre à tant d’égards unique – même si les chansons sur la guerre sont légion, celles sur l’enfance aussi, et même celles sur les deux ensemble. Le chant fervent, la voix à fleur de peau, sont portés par une lente et lancinante et renversante mélodie signée Aznavour, elle-même sublimée par un fond lyrique, épique même, de guitare, de grosse caisse puis d’orgues puis de violons puis de trompettes solennelles, tout à la fois martiales et sépulcrales, qui nous entrainent cette fois-ci du côté de chez Ennio Morricone. Les artisans de cette superbe montée en puissance, méritant mille fois le nom d’artistes, se nomment Clyde Borly et Léo Clarens.

Tout cela ensemble fait des « Enfants de la guerre » le sommet de l’album De t’avoir aimée, qui lui-même est le meilleur de tous les 33 tours publiés alors par l’artiste. Pour la première fois trente minutes défilent sans aucun temps mort, et forment musicalement un tout cohérent. Nous entrons dans le véritable âge d’or d’Aznavour : une « golden decade » ou quasi – sept années, en fait – au cours de laquelle chaque nouvel album va, en perfection formelle comme en intensité émotionnelle, surpasser le précédent.

3. « Emmenez-moi » (Album Entre deux rêves, 1967)

« Vers les docks où le poids et l’ennui me courbent le dos, ils arrivent le ventre alourdi de fruits, les bateaux ». Changement de tonalité – ô combien ! Mais une entrée en matière fracassante une fois encore. Et une fois encore la puissance des paroles qui se loge dans les couplets, plus que dans le simple, naïf et répétitif message d’un refrain entré dans toutes les mémoires – le bout de la terre, le pays des merveilles, et la misère qui semble moins pénible au soleil.



« J’aimerais débarbouiller ce gris en virant de bord » : ce projet, qui en vaut pas mal d’autres, forme le cœur de la chanson qui, loin d’être la plus emblématique ou la plus personnelle, est en revanche la plus célèbre et populaire de toutes les chansons d’Aznavour. Sans doute justement parce que, davantage que les grands chef-d’œuvres les plus proprement et typiquement aznavouriens, elle est entrainante, enthousiasmante, dansante et endiablée – pour tout dire, c’est une valse à mille temps. Sans doute parce qu’elle est « légère », donc, tout en parlant de la misère. Sans doute parce qu’elle propose une déclinaison simple, presque simplifiée, et en même temps radicalisée, de ce proverbe – du Sud, justement – qui, pour le coup, résume la substance de l’art aznavourien : Qui chante son mal l’enchante.

Sans doute aussi parce que la matière sonore, et notamment cette chorale fondue dans les violons du refrain, fait de ces trois minutes trente le plus poignant, empoignant et ébouriffant des oratorios à la gloire de la Vie, ni plus ni moins. Et parce que jamais le chanteur n’a comme ici éructé sa rage de vivre – écoutez comme il fait sonner et résonner ces « docks » qui ouvrent la chanson, et comment il ne roule pas les R mais, littéralement, les grogne, les ronronne ou les crache !

Sans doute aussi parce que tous les autres ressorts de la ritournelle sont activés : la performance acrobatique de ces couplets débités à toute berzingue, impossibles à reproduire et même à chantonner, le refrain au contraire simplissime, que tout un chacun peut reprendre en chœur, sans compter l’incontournable et irrésistible signature de la chanson populaire à la française : la fin en « la la la », ou plutôt en

« La lala la, lali lalala, lalalali la la li la la la, la la la la lala lalilala, lali lalali lalala ».

Sans doute encore, bien entendu, parce qu’à la différence de « La Bohème » par exemple, qui mobilise un imaginaire plus « adulte », celui précisément des premiers pas dans l’âge adulte et dans la « vie d’artiste », celui de la mouise et de la débrouille sociale, et bien sûr ce registre adulte par excellence qu’est la nostalgie, « Emmenez-moi » déroule une fantasmagorie tous publics, sept à soixante-dix sept et au-delà, qui imparablement fait rêver les grands comme les petits : les bateaux, les marins, et avec eux l’idée du départ vers l’aventure et l’ailleurs lointain, sans oublier la touche érotique et ce plaisir primaire et primal de prendre le soleil. C’est même l’enfance qui constitue le cœur battant de la chanson, sa matrice musicale autant que littéraire – et avouons-le, même dans ce registre hyper-classique, le lascar sait nous embarquer. Les reflets de ciel bleu ont une puissance émotionnelle – et même sensation-nelle – inusable, comme les rafiots craquants de la coque au pont, comme la soute à charbon, comme les bars où l’on parle de filles et d’amour un verre à la main, comme le parfum poivré des pays inconnus et les éternels étés où l’on vit presque nu…

Sans doute encore parce que notre teigne éprise de challenge et de compétition s’attaque à du déjà connu, et réactive, en venant chasser sur ses terres, les énormes succès, alors tout neufs, d’un certain Jacques Brel, avec cette valse à mille temps, disais-je, mais aussi une espèce d’Amsterdam pour métèques déracinés.

Sans doute encore parce qu’on nous emmène au cinéma. Tout est comme dans « La Mamma » visuel et sonore en même temps, et la musique porte la marque de ce qui se raconte : comme l’oncle guitariste au chevet de ladite Mamma, annoncé dès l’ouverture de la chanson par d’inoubliables arpèges de guitare, l’impétueux piano bastringue qui rythme « Emmenez-moi » nous plonge d’emblée dans les rades interlopes où s’alcoolisent les marins.

Sans doute enfin parce que l’artiste est amical, complice, et qu’il cligne de l’œil en même temps qu’il déclame avec conviction. Plus malines qu’il n’y parait, les paroles mettent à distance le « bout de la Terre » lui-même, et toutes les mythologies orientalistes qui lui sont associées, ces « îles lointaines où rien n’est important que de vivre », par exemple, et « où les filles alanguies vous ravissent le cœur, en tressant m’a-t-on dit de ces colliers de fleurs, qui enivrent ». Trois petits mots par ci par là, « m’a-t-on dit » en l’occurence, ou « il me semble » au refrain, suffisent à modaliser le propos. Car la misère n’est en réalité pas si supportable « au soleil », notre chanteur le sait parfaitement et il nous le fait savoir par ce discret et redoutable « il me semble ». L’utopie d’un ailleurs lointain et paradisiaque est en somme donnée pour ce qu’elle est, et ne dit au fond rien d’autre que la dureté du déracinement et la froideur du monde d’ici. Le voyage est mental autant que physique, fantasmatique autant que géographique, et c’est en toute conscience, en annonçant la couleur, que notre matelot mytho emprunte ce que lui-même appelle la « route qui mène à ses rêves d’enfants ». Et c’est en toute confiance qu’avec lui nous nous prêtons à ce bien joli jeu.

4. « Un jour » (Album Entre deux rêves, 1967)

Après « Et pourtant » et « Parce que tu crois », voici le troisième mouvement de la grande symphonie du sick-amour et des adieux par anticipation :

« Quand j’aurai fait le point de l’amour et la haine, un jour, que seront apaisés mes passions d’autrefois, je n’aurai plus au front le sillon de la peine, un jour, et je serai lavé de tout ce qui fut toi, ce qui fut moi ».

« Un jour » est, dans cette trilogie, mon opus préféré. Pour ses fulgurantes paroles beaucoup plus incarnées d’abord, et pour cette syncope magique, ces deux petites syllabes qui tranchent au milieu des alexandrins, inscrivant la rupture de ce « jour » à venir au milieu d’un flux de paroles encore sous emprise. Et pour la bonne raison surtout que cette fois-ci, la libération annoncée au futur est présentifiée par la musique, explosive, joyeuse, furieusement érotique. Car la fin du cycle du sick-amour est aussi le début d’une symphonie dionysiaque :

« Toutes passions calmées toutes fureurs éteintes, un jour, quand mes yeux seront secs de t’avoir trop pleurée, quand le chant de l’oubli aura couvert mes plaintes, un jour, et que je marcherai sur le chemin brûlés de mon passé, je ne chercherai plus ni le goût de tes lèvres, ni le son de ta voix ni l’odeur de ta peau, quand montera en moi cette poussée de fièvre, que provoque l’espoir avec les mêmes gestes, avec les mêmes mots »

Pour le dire avec des comparaisons, puisque plus que jamais nous sommes dans le champ de la soul music : « Et pourtant » avait la douceur mélancolique des Drifters de Ben E King, « Parce que tu crois » une énergie comparable à celle des premiers tubes de la Tamla Motown, « Un jour » nous emporte du côté des plus explosives tornades de chez Stax, disons chez Wilson Pickett, celui de « Hey Joe » ou « Born to be wild ». Un homme et demi, disait de lui-même Wilson Pickett, Aznavour n’est ici pas loin de deux.

Je la préfère aussi, cette chanson, pour cette licence poétique dont l’auteur Aznavour a le secret, qui rejoue encore, stylistiquement, une forme de libération, dans la continuité ou dans la direction de ce « jour » espéré et annoncé : ce n’est pas « au-delà des souffrances » ni « par-delà les souffrances » que se projette notre Charles, mais dans un au-delà hyperbolique, dans un dépassement de ces « au-delà », dont il annonce qu’il « reviendra », dans des termes « impropres » en « bon français » mais tellement plus sonnants et trébuchants : il reviendra

« d’au-delà les souffrances, d’au-delà le désir, d’au-delà la rancoeur
 ».

Cette splendeur et cette inventivité, cette puissance aussi – Aznavour interprète n’a jamais autant hurlé que sur cet album, et ce hurlement n’a jamais été aussi heureux – sont rendues possibles, à mon humble avis, parce que c’est en fait d’un futur antérieur qu’il s’agit. C’est clairement dans le passé que cette fois-ci se téléporte notre poète pour s’inventer un avenir, et cet avenir est donc un présent. Aznavour a atteint la Terre Promise, une Terre de feu qui se nomme Ulla, et c’est dans un ici-et-maintenant tout à fait tangible, sensible, physique, fait de jouissance pure, brûlante, lumineuse et sonore, qu’il trouve l’inspiration de ce chant d’espérance. C’est un hasard, une coïncidence biographique et socio-historique plus qu’un choix artistique : au moment même où la jeunesse états-unienne s’éclate dans ce qu’elle nomme le « Summer of love », l’année 1967 se démarque dans l’œuvre aznavourienne comme la grande, solaire, belle et heureuse et estivale « année de l’amour ».

5. « Je reviens Fanny » (Album Entre deux rêves, 1967)

C’est reparti ! Tambour battant, à toute berzingue une fois encore, avec violons tourbillonnants et flûtes foldingues en supplément, encore une histoire de bateaux :

« Ton Marius est sur la vague, ton Marius est sur le pont, il rentre de son escapade, avec toi pour seul horizon »

« Ton Marius a soif de vivre, ton Marius a faim de toi, il se libère il se sent ivre, près du port où loin de tes bras ».

Et au refrain :

« L’aube se lève, l’aube se lève, je reviens Fanny »

Marius, Fanny : on l’aura compris, c’est bien Pagnol qui est ici adapté, mais on est loin de Raimu, aussi loin qu’on peut l’être. Plus proche, une fois encore, d’un Wilson Pickett. Par le chant fougueux, par le mur sonore derrière, par la cascade effrénée des mots chantés enfin, et leur crudité :

« Le vent me gifle, le vent me gifle, je reviens Fanny »

« Le temps me griffe, le temps me griffe, je reviens Fanny »

« Le cœur me saigne, le cœur me saigne, je reviens Fanny »

« L’amour me porte, l’amour me porte, je reviens Fanny ».

Un démenti cinglant, aussi imparable que laconique, aux camarades Aragon, Brassens et Hardy : la vérité la plus profonde, si l’on s’entend bien sur les mots, c’est peut-être qu’il n’y a pas d’amour malheureux.

6. « J’aimerais » (Album Entre deux rêves, 1967)

C’est entendu, ou plutôt cela s’entend ici : Charles est raide dingue de son Ulla. Raide est la pente que dévalent, à nouveau à toute berzingue, les flots de paroles, les flux de grosses caisses, de basses et de guitares et les flambées de trompettes et de trombones, de saxos ténor, alto et baryton. Dingues sont les paroles de cette confession au conditionnel, qui est le pendant radicalement cinglé et azimuté du timide et délicat « Je voudrais » de 1956 :

« J’aimerais partager tes peines, j’aimerais provoquer tes joies, mais ça ne dépend que de toi »

Dingue est la mise en congé du principe de non-contradiction, l’insouciance face au paradoxe, la toute-puissance naïve et décomplexée qui se mélange sans crainte à l’autodérision, dingue est plus précisément la prétention absolument assumée à jouer les tuteurs et les pygmalions tout en assumant avec la même candeur et la même tranquillité une absolue incompétence :

« J’aimerais t’apprendre du monde tout ce que j’en ai oublié, et courir devant tes pensées »



« J’aimerais t’apprendre l’enfance, moi qui ne l’ai jamais connue, car tu n’y penses déjà plus ».

Dingues sont les flèches fulgurantes que lance notre amoureux transi :

« Tu viens de crever ta coquille, moi le ciel ne voit plus mes yeux, tu veux égarer ta famille, je cherche à reconnaître Dieu ».

Les paroles sont folles, la musique est furieuse, les deux ensemble sont une folie furieuse. Quelque chose comme une image – musicale, on-ne-peut-plus – de ce que pourraient signifier, en positif, sans la douleur, sans la maladie, sans la passivité, les mots « passion amoureuse ».

7. « Adieu » (Album Entre deux rêves, 1967)

Même les chansons tristes – car il en faut toujours dans un disque d’Aznavour – ont quelque chose de solaire et de joyeux en cette année 67, son année érotique à lui – deux ans avant Gainsbourg, et un peu plus au Sud ! Sur une somptueuse mélodie signée Henry Byrs, réhaussée par un halo lyrique de violons, de cuivres et de voix éthérées, notre Charles déroule, mais d’une voix étonnamment douce, forte et sereine, l’un de ses thèmes les plus classiques :

« Adieu, tout ce qui fut nous, ce qui fut notre vie, adieu, ce monde un peu fou, que le bonheur nous avait bâti ».

Et très vite on comprend que ces adieux millésime 67 ne seront pas des adieux comme les autres :

« Adieu il me faut partir, le Destin sépare les êtres que Dieu voulait réunir, mais on se reverra peut-être ».

Il y a donc un « Mais », et surtout un discret mais décisif « peut-être », plus fort que tout, y compris les décrets du Destin. Aznavour au faîte de sa joie et de sa puissance invente donc follement – mais c’est une folie qui ne l’est pas tant que cela, folle – un monde possible, où précisément survit, ténue mais tenace et têtue, l’idée du possible, et où les forces tragiques qui nous dépassent (métaphysiques, psychologiques, sociales, on y met tout ce qu’on veut, et tout ce qu’on vit) ne sont pas nécessairement irrévocables. Subtilement, d’ailleurs, on passe insensiblement de ce « peut-être » à un « plus tard » plus prometteur encore :

« Adieu, il faut écraser les raisins verts de la jeunesse, pour mieux, au vin du passé, plus tard, en retrouver l’ivresse ».

On peut bien entendu comprendre cette étrange et belle métaphore comme un pari sur la mémoire et la nostalgie, mais on peut également l’entendre de manière plus littérale, d’autant que la chanson s’achève, elle aussi, sur une hésitation, et une fin différée :

« Tes yeux sont noyés de pleurs, ta main reste dans ma main, ma mie viens contre mon cœur, je ne partirai que demain ».

À la « quinte flush » époustouflante qui vient de s’abattre on aimerait ajouter le coquin « Éteins la lumière » et le ludique (et désopilant) « Tout s’en va », mais aussi les jolis détours vers la bossa nova (« Entre nous ») ou la ballade irlandaise (« Les vertes années »), qui hissent l’album Entre deux rêves au-dessus de tous les précédents. Mais il faut laisser de la place, passer outre et enchaîner sur la suite, qui prend la forme d’un bien nommé « Super 45 tours ».

8. « Le cabotin » (Super-45 tours Le cabotin, 1968)

« Je suis un cabotin dans toute sa splendeur, je suis né pour jouer, donnez-moi un tréteau minable et sans chaleur, je vais me surpasser ». « Je m’voyais déjà », le retour. Un autoportrait de l’artiste en « poseur », un Paradoxe du comédien en musique – et, comme en contrebande, un Art poétique :

« Sous un maquillage savant, ou le visage à découvert, emphatique ou discrètement, je dis la prose ou bien le vers, avec tendresse avec fureur, selon la pièce et puis l’emploi, je souffre je vis et je meurs, et mens jusqu’à ce que j’y croie ».

« Dans une pièce de trois murs, à ventre ouvert sur le public, tout comme au bord d’un gouffre obscur, avec mon trac avec mes tics, je viens donner la comédie, vibrant d’un feu qui brûle en moi, je parle, je pleure et je ris, et vis mon rôle chaque fois »

Je parle d’Art poétique, mais la chanson nous offre surtout une nouvelle et prodigieuse manifestation de l’esthétique oxymorique d’Aznavour, qui fait feu des bois les plus contraires, et mêle ici lucidité et fierté, orgueil et autodérision, conscience et assomption du stigmate :

« Ne me condamnez pas, sans comprendre mon cœur, je suis d’une autre race, je suis un cabotin, dans toute sa splendeur, la scène est mon espace ».

Jusqu’à cette conclusion, un cran au-dessus :

« Soit dit sans vanité, je connais ma valeur, et si pour vous peut-être je suis un cabotin dans toute sa splendeur, je reste fier de l’être ».

La musique de Georges Garvarentz, grandiose, majestueuse, parfaitement orchestrée par Claude Denjean, nous emporte cette fois-ci du côté de chez les Mariachis. Sur-jouée comme est sur-jouée la confession dudit cabotin, dont l’objet lui-même est le jeu et le sur-jeu, démonstrative, exubérante, grandiloquente et dans le même temps parfaitement sincère, fervente, passionnée, cette musique vient envelopper le texte comme une doublure sonore, et l’avalanche de roulements de tambours, de violons, de cuivres et de chœurs extatiques le concluent en beauté – que dis-je : en apothéose, comme un feu d’artifice. « Donnez-moi dix répliques et quelques projecteurs, vous verrez mes moyens », dit-il. On a vu, Charles, on a vu. Et entendu.

9. « Comme une maladie » (Super-45 tours Le cabotin, 1968)

Telle est donc la tendance sonore, en cette période aznavourienne « post-Mauriat » : aux cuivres et cordes de plus en plus lyriques viennent s’ajouter – ou plutôt se fondre – de puissants chœurs féminins qui donnent à chacune de ses chansons d’amour tristes ou joyeuses l’air – et la ferveur, et l’épaisseur, et la gravité, et l’éclat – d’un requiem ou d’un oratorio. « Comme une maladie » est l’un de ces requiems, le plus somptueux de ces années 66-68 et peut-être bien de toute l’œuvre. Par la seule force de la mélodie et de l’harmonie, nous sommes emportés dans un méta-monde où la mélancolie se fait tellement profonde, prenante, et belle tout simplement, qu’étrangement elle se retourne en une forme de joie, à tel point qu’on en vient – et qu’on s’entête, dans mon cas – à se laisser porter et à entendre comme une épiphanie amoureuse ce que le texte, certes énigmatique, tend plutôt à présenter comme un deuil impossible et inconsolable :

« Comme une maladie, une fièvre inconnue un jour s’est abattue sur ma vie, pour me troubler l’esprit, pour me crever le cœur d’une sourde douleur infinie, incurable, incurable, qui me fait peur »

« J’ai perdu mes forces et mes rires, vu pâlir l’éclat de mes yeux, rongé par ce mystérieux mal qui me déchire, comme une maladie, qui minerait mon corps, qu’aucune science, encore, ne guérit, m’agite et m’envahit, m’enfièvre jour et nuit, me laisse sans espoir, sans secours, car je suis incurable, incurable, de ton amour ».

Je le confesse : cette « fièvre inconnue », ce « mal ignoré », cette « langueur teintée de folie » qui s’est « glissée sous la peau », je l’ai longtemps comprise, contre l’évidence – elle-même relative, je maintiens – du texte, comme un mal délicieux, celui d’un noceur, de la French Riviera ou d’ailleurs, qui se découvre un beau matin embarqué, bouleversé et terrifié par un sentiment nouveau qui se nomme l’amour. Un contresens sans doute, mais je plaide non-coupable. La faute à la musique, à sa terrible beauté et à ses sortilèges.

10. « Le palais de nos chimères » (Album J’aime Aznavour, 1968)

« Le palais de nos chimères a croulé avec mes illusions, et sous le poids de ses pierres se lézarde un cœur de vagabond ». Enfin ! Ce n’était pas un oubli, juste une attente. L’original tout en cuivres parfaitement tempérés et harmonisés, en 1955, était certes une des plus belles réussites de l’arrangeur Jo Moutet, et la version Mauriat, appuyant l’« orientalité » de la mélodie, était l’un des sommets du Charles Aznavour Volume 2 de 1964. Mais voilà, il y a cette troisième version, quatre ans plus tard, qui me ravit plus encore. Orchestrée par Claude Denjean dans le style « pop baroque » de ces sixties finissantes (cordes planantes, clavecins, synthétiseur Moog, on ne sait pas très bien [1]), et ce tempo tranquille, « posé », avec la batterie qui appuie les seconds temps), elle nous emporte pas très loin du Sinatra de l’époque – celui de « My way ». Autant dire au Ciel. Avec juste un petit quelque chose d’oriental en plus, qui vient de la mélodie d’origine, et du chant aznavourien.

Que dire d’autre, sinon que ce « Palais de nos chimères », « bâti sur l’horizon », est en soi une trouvaille de génie, un genre de formule magique, une maison mentale qui aimante notre désir et qu’on annexe aussitôt à nos territoires existentiels ? Peut-être ceci, qui ne déflore pas le beau récit que déroule la chanson : ce récit est en alexandrins, tous plus simples et beaux les uns que les autres. En particulier ceux qui concluent chaque couplet :

« Mais un désir d’adulte brûlait nos cœurs d’enfants »


« Car la jeunesse rit quand l’enfance se meurt »

« Heureux j’irai m’étendre et mourir à mon tour ».

Inutile de le préciser : il s’agit du sommet de ce Volume 4 des « Ré-enregistrements », où se démarquent toutefois d’autres splendeurs : « La ville », long poème symphonique écrit par Aznavour sur une composition de Bécaud, mais aussi « De ville en ville », plus classique – et même tubesque – ou encore « Le chemin de l’éternité », dans une version apaisée. Et surtout « Je te donnerai », dont je dirai un peu plus le mois prochain

Sixième partie

Notes

[1Le même genre de son que sur le Because des Beatles, un an plus tard, donc je penche pour le Moog !