Fabrice Luchini est paraît-il l’acteur préféré des Français. C’est sans doute parce qu’il est l’un des plus proches de ce qu’on peut imaginer être le personnage de l’acteur. Quel que soit le rôle, il joue Luchini interprétant un rôle, comme l’ont fait avant lui Jouvet, Gabin, De Funès ou Belmondo. Je préfère pour ma part les acteurs qui savent se faire oublier en tant qu’acteur afin que le spectateur ne voie plus que le rôle. Il y a une grande différence entre avoir vu tel acteur dans tel rôle et avoir vu tel personnage joué par tel acteur.
Lorsqu’il se produit seul sur scène, Fabrice Luchini prétend servir la littérature et les auteurs. Cette prétention est fallacieuse, il suffit de l’écouter pour s’en rendre compte : le texte n’est chez lui que le prétexte à un exercice de diction, et il ne devient plus qu’un flot de mots soutenu par une gestuelle, mais il déclamerait ainsi le Bottin ou l’horaire des trains que le résultat serait le même. J’en veux pour preuve son interprétation du Corbeau et du Renard en verlan : des mots en verlan dans une phrase sont compréhensibles, un texte entier en verlan n’est plus qu’une suite de syllabes dépourvue de sens – et le dire sur scène n’est plus qu’une performance gratuite qui n’a d’autre objet que de dire :
« Voyez ce dont je suis capable ! »
Je ne vois pas en quoi cela sert La Fontaine, de quelque manière que ce soit. Et le malheur est que Luchini traite tous les textes de cette façon.
Monsieur Luchini ne se contente pas de jouer la comédie sur scène, il donne également des interviews. La dernière en date, sur France 2 face à David Pujadas [2], a eu au moins un mérite : Monsieur Luchini nous a exposé sa conception de la langue française et de la littérature, qui est d’une pauvreté insondable et qu’il dissimule dans un déluge de mots dont la majorité sont des adjectifs. Les textes qu’il a choisis de « dire » sont, nous confie-t-il, de parfaites illustrations de…
« la supériorité de la langue française ».
L’acteur prend la précaution de préciser que ce n’est pas « par rapport a une autre langue » qu’il parle de supériorité, mais on se demande tout de même à quoi la langue française pourrait être supérieure, si ce n’est pas à une autre langue. On ne le saura pas, David Pujadas ayant omis de poser la question. Ce qu’on saura, en revanche, c’est que selon Fabrice Luchini, la langue française est…
« tellement riche, tellement somptueuse, tellement peu prétentieuse, tellement.... »
– et apparemment Monsieur Luchini tombe ici en panne d’adjectifs.
Ce qu’on apprendra, également, c’est qu’il y a lieu de s’émerveiller du fait que, « pendant trente ans »,
« La Fontaine a été au service de cette langue ! »
Je ne sais pas trop ce que pourrait être une langue pauvre, hideuse ou prétentieuse, et j’ignore totalement de quelle autre langue Fabrice Luchini a une maîtrise suffisante pour établir une comparaison sans laquelle son propos est au mieux un cocorico à peu près vide de sens. Je suppose en outre que, comme tout un chacun, Monsieur Luchini fréquente les littératures non francophones principalement dans des traductions – ce qui à mon sens prouve amplement que ce qui s’écrit en une langue peut parfaitement se transcrire en une autre sans que la valeur littéraire en pâtisse : si ce n’était pas le cas, nous ne lirions aucun auteur non francophone en considérant ses œuvres comme relevant de la littérature.
En fait, Monsieur Luchini nous livre une conception on-ne-peut-plus essentialiste de la langue, laquelle existerait indépendamment du langage. C’est ce qu’il exprime lorsqu’il attribue à la langue française des qualités qui lui seraient propres, indépendamment de ce qui est dit en cette langue – ce qui sous-entend que ce ne pourrait l’être dans une autre – et lorsqu’il déclare que La Fontaine s’est « mis à son service ». Il m’avait toujours semblé, pour ma part, que c’est au contraire La Fontaine qui a mis la langue à son service et que s’il l’a fait, c’est pour dire des choses à ses contemporains – ce qu’il a fait de telle façon que cela nous parle encore aujourd’hui [3].
Tout cela n’est pas sans rappeler une conception de la littérature dont Jorge Luis Borgès fut sans le doute le porte-parole le plus radical et le plus brillant : l’ensemble de la littérature ne constituerait en définitive qu’un seul livre perpétuellement réécrit, un livre sans début ni fin, mais aussi sans auteur – car pour prendre une métaphore, ce livre unique serait comme un édifice dans lequel aucune pierre ne pourrait prétendre être plus essentielle qu’une autre. Il n’y a alors plus d’histoire littéraire possible puisqu’il importe peu de savoir quand et par qui chaque pierre fut posée. Mais Fabrice Luchini franchit un pas que Borgès n’avait pas osé franchir : même s’il la réduit à des thèmes, à des motifs (on pourrait évoquer la tapisserie), Borgès continue néanmoins à croire en la littérature – c’est-à-dire, en définitive, en du sens, car il ne peut se résoudre à nier que les textes disent quelque chose. Borgès avait évacué les auteurs et l’histoire pour ne plus conserver que la littérature. Luchini va plus loin : il évacue la littérature, de sorte qu’il ne reste plus que la langue – mais alors, qu’est-ce que la langue peut bien avoir à dire, si ce n’est :
« Je suis riche, somptueuse, modeste »… [4]
Et que peut-on bien faire d’une langue qui a aussi peu à dire ? Rien, sinon l’exhiber sur une scène et la mettre, pour le coup, au service... de Luchini !