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Autres temps, autres lieux

Retour sur quelques opérations d’auto-congratulations/absolutions

par Sylvie Tissot
22 février 2022

On entend beaucoup parler d’« époque », qu’il s’agisse de celle d’avant ou de l’actuelle. Comme ce à quoi renvoient lesdites époques reste mystérieux, nous proposons ici un décryptage des usages souvent farfelus et parfois crapuleux de l’argument : « c’était une autre époque ».

Farfelu… ou involontairement comique, comme quand Brice Couturier lance à un jeune journaliste éberlué que sa génération à lui était « sans conteste » meilleure que la sienne : « Vous auriez dû venir ! », s’exclame le « boomer fier de l’être » [1], avant de lancer, pour preuve, un petit rire contraint qui laissera de marbre le trentenaire.

Nouveau fan des sixties

« On » ne se tordait pas seulement de rire, dans les sixties, à entendre Brice Couturier. « On » bossait dur pour les autres. Et « on » a tout bonnement fait la révolution.

« C’est ma génération qui a fait qu’aujourd’hui les homosexuels peuvent vivre librement leur sexualité. Que les hommes et les femmes gagnent à peu près la même chose dans la plupart des pays occidentaux ».

En effet ça fait rêver : une génération tout entière unie dans le combat pour les minorités, dont on se demande bien pourquoi elles continuent à protester.

C’est justement cela qui chiffonne l’éditorialiste conservateur : plus le présent que le passé en vérité. L’ingratitude de ceux et celles pour qui il a tant fait, qui ne se sentent pas « redevables » et ne communient pas dans l’idée que « nos » pays sont « remarquables », lui est insupportable. En particulier les femmes, pas complètement persuadées qu’on a atteint « à peu près » l’égalité salariale quand elles gagnent 16% de moins que les hommes.

Convoquée pour instiller aux millennials un peu de respect envers leurs aînés, sa vision du passé est tout aussi curieuse. Aussi homogène et unanime que ladite « époque », une « génération » émerge de cet imaginaire nostalgique, sans grand rapport avec ce qu’ont été, par exemple, les luttes des femmes, qui en vérité, n’ont pas, loin s’en faut, trouvé chez tous les hommes de leur âge des alliés solidaires et convaincus. Sans doute avaient-elles oublié d’aller voir Brice Couturier. Peut-être se donnaient-elles aussi d’autre priorités, en matière de « libération sexuelle », que le « droit à la nudité » cher à ce dernier.

Toujours dans cet entretien proprement hallucinant, Martin Luther King se voit, lui, rangé parmi les figures d’un antiracisme « universaliste », conformément au mythe tenace d’une période « réformiste » des droits civiques suivie par celle du Black Power, opposition aujourd’hui largement remise en cause. S’il ne fallait qu’une preuve de cette captation frauduleuse, il suffit de lire un texte magnifique (et célèbre sauf en France !), la cinglante critique que Martin Luther King adressa aux « Blancs » (oui, King avait un vocabulaire « racialiste » !), et plus précisément aux plus « libéraux » d’entre eux, qui se félicitaient de leur « modération » et reprochaient aux activistes noirs (King compris) leur « impatience » et leur « extrémisme ».

On n’ose par ailleurs imaginer de ce qu’aurait dit Martin Luther King, qui aurait fêté ses 93 ans, le mois dernier, s’il avait entendu Brice Couturier déclarer qu’aucun pays n’est moins raciste aujourd’hui que les Etats-Unis. Il est vrai que l’hypothèse est improbable : le pays « le moins raciste du monde » n’a pas laissé au leader antiraciste « le plus modéré » le luxe d’une longue vie et d’une mort naturelle.

Les périodisations sont aussi approximatives que les tentatives pour s’auto-congratuler sont désespérées. La géographie est pareillement imaginaire. Naguère à l’origine du meilleur quand ils insufflaient la libération couturierienne des sixties (1964 et le Free speech movement), les États-Unis sont maintenant la source du « woke » (qui apparemment « tient » Facebook), comme si les luttes anti-racistes d’aujourd’hui n’avaient rien à voir avec les luttes du passé [2].

À l’évocation exaltée du passé répond finalement la vision paranoïaque d’une génération aujourd’hui supposée toute-puissante – on en veut pour preuve, selon Couturier, les « ok, boomer » que les « antiwoke » se prennent sur les réseaux sociaux – et le mythe d’une société où les acquis seraient tels que toute revendication relèverait du caprice d’enfant gâté.

Si les luttes sociales comme les combats conservateurs se déroulent bien sur le terrain de la mémoire, cette nostalgie totalement fantasmée en fait partie. Et on l’excuserait si la haine des militant-es d’aujourd’hui n’en était pas le fondement.

L’excuse de « l’époque »

« Une autre époque » : ce sont aussi les mots terribles que prononce Bernard Pivot en 2021 quand il est interpellé sur l’échange goguenard qu’il a eu vingt ans plus tôt avec Gabriel Matzneff. Ouvertement pédophile, l’écrivain invité dans la célèbre émission Apostrophes se voit qualifier, sur un ton mi taquin, mi admiratif, de « professeur d’éducation sexuelle », qui « donne des cours en payant de sa personne », ou encore de « spécialiste des adolescentes et des minettes ». Face à l’écrivain, la canadienne Denise Bombardier qui, seule, ose s’indigner, se retrouve bien seule.

Bien des choses se sont passées au cours des deux dernières décennies. Rares sont les personnes qui désormais prennent la défense de Matzneff. Et s’il convient de faire amende honorable (et on se félicite que Pivot l’ait fait), son argument étonne.

C’est d’abord la même évocation d’une période, une et unique, fermée comme une bulle qui conditionnerait tout ce qui s’y trouve. Comme si en 1990, mais déjà bien avant, des voix ne s’étaient pas fait entendre, féministes en premier lieu, contre les violeurs. Comme si tout le monde trouvait normal, dans ces fameuses « années 1970 », qu’on ait des relations sexuelles avec des enfants (les adultes qui ont été, enfants, violés, trimbalant, pour leur écrasante majorité, les séquelles de ces violences, n’étaient déjà sûrement pas de cet avis). Comme si, surtout, cette « tolérance » était une sorte d’état d’esprit dans lequel tout un chacun baignait, un « air du temps » venu d’on ne sait où.

« Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d’un pays et, surtout, d’une époque », a tweeté Pivot l’année dernière. Si on ne peut qu’acquiescer à cette utile reconnaissance des déterminismes socio-historiques, plus souvent reproché aux sociologues que pris en considération dans l’ordinaire du « débat public », on se doit de préciser que ce déterminisme n’absout rien, et qu’il n’exonère personne de ses responsabilités. Il devrait plutôt nous inciter à nous pencher sur ceux qui produisaient et reproduisaient cette « époque », les élites intellectuelles notamment, et leurs étranges complaisances, au nom de la « littérature », pour les pédo-criminels.

Le procédé commence à être bien éprouvé : essentialiser une « époque » pour absoudre les crimes des dominants. On le retrouvait il y a peu, par exemple sous la plume du journaliste Laurent Joffrin, faisant dépendre de « la sensibilité de l’époque » la possibilité de rendre hommage ou pas à des massacreurs (comme Richepanse) ou des « négriers enrichis par la traite ». « Difficile d’admettre, aujourd’hui, qu’on persiste à rendre hommage à des marchands d’esclaves… », concluait notre éditorialiste, laissant ainsi entendre que l’hommage avait pu être admissible dans des temps plus reculés. On se souvient aussi que ce même petit mot, « aujourd’hui », fut prononcé par Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, pour justifier l’hommage rendu à Napoléon, en dépit de « certains choix » (celui, notamment, de rétablir l’esclavage des Noirs) qui « apparaissent aujourd’hui contestables » – aujourd’hui, donc, mais pas « à l’époque ». Dans la même veine, enfin, c’est au nom du refus de l’ « anachronisme », que le président Emmanuel Macron justifiait, il y a quatre ans, une célébration a-critique de l’écrivain Pierre Loti, auteur de propos anti-arméniens d’une violence sidérante, tenus en 1920, au lendemain du génocide turc.

L’émission à laquelle participe Matzneff a lieu en 1990. Mai 68 est déjà loin. Son anniversaire a été célébré deux fois, et bien souvent pour dénoncer les ravages de la « pensée 68 ». Et on a bien du mal à comprendre qu’après l’intervention de Denise Bombardier, il ait été impossible de penser autrement, et par exemple de voir en Matzneff un écrivain mondain abusant de son pouvoir, plutôt qu’un « libertin » ou un « séducteur » », croulant sous les sollicitations des « minettes ».

Et comment consentir à l’indulgence réclamée par Pivot pour les criminels et ses complices d’antan quand, à l’inverse, les victimes d’aujourd’hui font l’objet d’une telle sévérité, de la part de Brice Couturier mais aussi de l’ensemble des voix dominantes aujourd’hui ? Que la moindre revendication d’égalité, la moindre dénonciation d’une discrimination, se voit ramenée au rang de « plainte » chichiteuse ou même – comble de l’ironie– requalifiée en opération de censure ?

Notes

[1C’est le titre de l’interview

[2Parallèlement le « woke » est tantôt présenté comme un mal importé au pays de l’universalisme, tantôt décrit comme une invention 100% française, née dans les cerveaux de Foucault, Deleuze et Derrida, qui auraient répandu ce "virus" à l’étranger.