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Avec des vampires

Un conte de Noël, qui est aussi une autobiographie transsexuelle

par Lizzie Crowdagger
16 décembre 2020

Parce que toutes les occasions sont bonnes pour (s’)offrir des cadeaux, de Hannoucca en cours cette semaine du 10 au 18, puis Noël, puis la nouvelle année et enfin les Noëls arménien et orthodoxe qui arrivent dans la foulée, et parce que les livres sont importants, surtout quand ils sont bons et pas trop cher, nous commençons aujourd’hui une série de conseils de cadeaux, pour vos proches et pour vous-même, avec ce livre de Lizzie Crawdagger que rééditent, dans une version revue et flambant neuve, les excellentes éditions Dans nos histoires. Afin d’avancer dans son parcours transsexuel, Cassandra a décidé de se procurer des hormones de manière illégale, sans se douter que l’association lesbienne à laquelle elle s’adresse sert en fait de couverture à un gang de motardes surnaturelles. À travers un univers fantastique mêlant vampires, loups-garous et sorcellerie, « entre Buffy, True Blood et Sons Of Anarchy », selon les mots de l’auteure, « mais avec plus de gouines », le roman de Lizzie Crowdagger, Une autobiographie transsexuelle avec des vampires, nous raconte joliment et joyeusement l’histoire d’une émancipation. En voici un morceau – nous sommes dans le troisième chapitre.

« À propos d’études, reprit-elle, il est temps que j’y aille. J’ai un examen demain.

— D’accord, fis-je en attrapant le flacon. Merci beaucoup.

— Je peux demander à Morgue de te raccompagner. Ça t’évitera de croiser des dégénérés du même genre que ceux qui nous ont emmerdées tout à l’heure.

— Je ne sais pas. Ça ne l’embête pas ? »

Vu ma première rencontre avec la vampire, je n’étais pas sûre d’être beaucoup plus rassurée en sa compagnie, mais je n’osai pas le lui dire.

« Je ne pense pas. Elle peut même être gentille quand on la connaît un peu.

— Vraiment ?

— Pour une certaine définition de « gentille », en tout cas. »

Elle me fit signe de la suivre et je l’accompagnai dans une pièce à l’entrée du bar, sur la porte de laquelle il était écrit « privé » en grosses lettres gothiques.

À l’intérieur, Morgue était affalée sur un canapé, une bière à la main, en train de regarder la télévision.

« Je dois y aller, lança Valérie.

— Déjà ? demanda la vampire sans détourner les yeux de l’écran.

— J’ai rendez-vous avec Sigkill pour réviser un examen.

— D’acc’. À plus.

— Tu pourrais raccompagner Cassandra chez elle ? »

Morgue me jeta un regard inquisiteur avant de se tourner vers son amie.

« Je ne suis pas babysitter.

— Je te demande juste de faire taxi, répliqua Valérie. On s’est fait emmerder par des connards, je préférerais qu’elle n’ait pas à les croiser une nouvelle fois. »

La vampire arbora un grand sourire carnassier.

« Et si on les recroise, je peux les manger ?

— Fais ce que ta conscience te dicte…

— Depuis quand j’ai une conscience ? »

Valérie s’approcha de Morgue et elles s’embrassèrent sur les lèvres.

« À demain, dit-elle avant de sortir de la pièce.

— Au revoir, lui fis-je.

— À plus. Porte-toi bien. »

Je restai quelques secondes sur le pas de la porte, puis Morgue tourna la tête vers moi.

« T’es pressée ? J’aimerais bien voir la fin de l’épisode.

— Non. Il n’y a rien d’urgent.

— Assieds-toi, alors. Ne t’en fais pas, je ne vais pas te mordre. »

Je souris, parce que c’était légèrement contradictoire avec l’attitude qu’elle avait eue en arrivant.

« Alors, les vampires peuvent boire de la bière ?

— Oui. T’en veux ?

— Non, merci. »

Nous restâmes silencieuses quelques instants, à regarder un groupe de motards voyager en meute sur une route américaine.

« Donc, tu viens ici pour chercher des hormones, Cassie ? demanda Morgue, sans doute pour entamer la conversation.

— Oui. Depuis que j’ai quitté le Royaume-Uni, je n’arrive plus à m’en procurer.

— Et pourquoi quelqu’un de sain d’esprit ferait-il une chose pareille ? » demanda-t-elle.

La question m’avait été posée tant de fois que j’avais déjà une réponse toute prête.

« Il s’agit de mettre mon corps en accord avec mon identité. »

La vampire me dévisagea quelques secondes, perplexe.

« Je parlais de venir en France.

— Oh, fis-je en me sentant un peu bête. Ma mère vient d’ici et je me suis brouillée avec la famille de mon père. Il n’a pas voulu accepter ce que j’étais. »

Morgue hocha la tête. Elle semblait étonnamment compatissante.

« Je peux te poser une autre question personnelle ?

— Allez-y.

— Et ne me vouvoie pas, pitié. Je suis vieille, mais j’ai l’air jeune. Bref, t’es gouine ? »

Je souris, un peu surprise par la franchise de la question.

« Je ne sais pas, répondis-je. Je crois.

— Comment ça, tu crois ?

— Ben, je suis attirée par les filles et je me reconnais assez dans la culture lesbienne. J’aime bien le terme « gouine ». Seulement, je n’ai jamais vraiment eu d’expérience et, vu mon corps, c’est assez compliqué.

— Ouais, ça a l’air, admit la vampire. T’es déjà pas capable de répondre par « oui » ou par « non » à une question simple.

— Eh bien, j’ai conscience que, pour beaucoup de gens, je ne peux pas être une vraie lesbienne parce que je suis trans. Et j’avoue que j’ai du mal à imaginer qui pourrait tomber amoureuse d’une fille comme moi. »

Morgue jeta un coup d’œil critique vers moi, de haut en bas puis de bas en haut.

« Une daltonienne, peut-être ? suggéra-t-elle.

— Merci pour le réconfort…

— T’es pas moche. Juste mal fringuée. Ne t’en fais pas, il y a bien assez de gouines qui n’ont aucun goût. T’as tes chances.

— Votre définition du goût, c’est s’habiller en noir et avec du cuir ? »

Elle avala une gorgée de bière avant de répondre.

« Ça ne fait pas tout, mais c’est un bon début.

— Si je reviens, je ferai un effort.

— Pas la peine de faire un effort pour moi. Je suis une vampire, je ne vais pas tomber amoureuse. Mon cœur ne bat plus et il est tout décrépi.

— J’en prends note.

— Évidemment, si tu veux que je te suce le sang, on pourrait s’arranger.

— J’y réfléchirai. »

Le téléphone se mit à sonner et Morgue poussa un juron.

« Tu peux m’expliquer pourquoi les gens m’appellent toujours quand je suis en train de regarder la téloche ? En plus, c’est pas un DVD, je ne peux pas mettre sur pause. Chier. »

Je haussai les épaules, ne possédant pas la réponse à cette question existentielle.

« Allô ? aboya-t-elle après avoir décroché. Je ne sais pas, Jess, est-ce que tu considères « me faire chier pendant que je regarde ma troisième série préférée » comme un dérangement ? Si oui, tu me déranges effectivement. »

Je souris, ravie de constater que la vampire n’était pas exécrable qu’avec moi.

« Quel genre de problème ? » demanda-t-elle avec un ton plus sérieux.

Elle me regarda d’un air soucieux.

« Je suis censée faire du babysitting, mais je vais tâcher de me libérer.

— Je ne suis pas un bébé ! » protestai-je, mais la vampire me fit signe de me taire.

Elle promit ensuite de se dépêcher et raccrocha.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? demandai-je.

— Tu connais le bar La Bryse ? À trois rues d’ici ? »

Je hochai la tête. J’étais déjà passée devant, et il n’y avait pas de filtre perceptif. Pour ce que j’en savais, il s’agissait d’une boîte lesbienne qui ne laissait rentrer que les filles. En tant que transsexuelle, je n’avais jamais osé y aller.

« Elles ont eu quelques ennuis. Ça t’embête si on passe y faire un tour avant que je te raccompagne ?

— Non, répondis-je, mais ça ne va pas poser problème ?

— Qu’est-ce qui ne va pas poser problème, exactement ?

— Moi, fis-je avec un geste vague pour me désigner. Tout le monde ne me perçoit pas comme une fille. C’est avec ça que certaines personnes pourraient avoir un problème. »

Morgue soupira de lassitude et sortit de la pièce sans me répondre. Je dus lui courir après pour pouvoir la rejoindre. Elle était en train d’enfiler un blouson sur lequel était inscrit en gros « Hell B☠tches ».

« Vous pensez que c’est une question idiote ?

— Oui, répondit-elle. Tu m’accompagnes. Si quelqu’un a un problème avec toi, il ou elle aura un problème avec moi. Peu probable à La Bryse. »

J’étais heureuse d’apprendre qu’elle ne me laisserait pas me faire maltraiter, même si son nouveau côté protecteur était un peu en porte-à-faux avec la façon qu’elle avait eue de m’aborder.

« Je croyais que vous me considériez comme de la nourriture ?

— Raison de plus. Je n’aime pas qu’on touche à ma bouffe. C’est pas hygiénique. »

Je décidai qu’il s’agissait d’humour, même si son expression indéchiffrable pouvait laisser planer le doute.

« Ceci étant dit, reprit-elle, je vais te donner le même conseil qu’aux jeunes vampires qui viennent de subir leur transformation et qui ont une sale tendance à se lamenter sur le fait qu’ils sont des monstres et qu’on les regarde bizarrement : oui, c’est difficile au début, oui, les gens sont des connards, mais, non, je ne suis pas la bonne personne auprès de qui venir chercher du réconfort ou à qui déclamer des poèmes qui illustrent la douleur de ton âme tourmentée. »

Elle fit une pause après sa tirade, et je ne sus quoi répondre.

« Rassure-moi, fit-elle, tu n’écris pas de poèmes sombres et tourmentés ?

— Non.

— Parfait. »

Elle se tourna alors vers un miroir accroché au mur et commença à se recoiffer.

« Et avant que tu ne poses la question, oui, les vampires ont un reflet. Je ne sais pas comment je ferais sinon. »

Je souris et regardai son blouson. En plus du nom, il y avait un symbole lesbien mélangé avec des têtes de mort. C’était assez déconcertant.

« C’est quoi, Hell Butches ? demandai-je.

— C’est nous, répondit-elle. Je suppose que tu peux dire qu’on est un gang, mais comme on essaie d’être plus respectables dernièrement, il vaut mieux parler d’association à thématique lesbienne. Tiens, prends ça et suis-moi. »

Elle me tendit un casque de moto et ouvrit une porte qui menait vers des escaliers.

« Tu sais ce qu’est une butch ?

— Une lesbienne à l’allure plutôt masculine, basiquement ? En France, je crois que vous dites aussi « camionneuse ».

— Dans les grandes lignes. Cela dit, ici, on est plutôt branchées moto. Je suis impressionnée, la plupart des gens qui voient notre logo pour la première fois disent plutôt Hell Bitches.

— Ça n’a pas le même sens, admis-je.

— Même dans le groupe, il y en a qui préfèrent, révéla-t-elle sur un ton dédaigneux. Les garous, principalement. Les chiennes de l’Enfer, ça leur parle. »

Elle alluma la lumière de la cave, et je découvris un espace d’une cinquantaine de mètres carrés, au milieu duquel étaient suspendus deux punching-balls.

« On fait parfois des séances d’auto-défense », expliqua Morgue en traversant la salle.

Je remarquai quelques impacts sur l’un des murs.

« Vous faites de l’auto-défense à la Kalachnikov ? » demandai-je.

La vampire me fit un petit sourire pendant qu’elle ouvrait la porte qui menait au garage.

« La meilleure défense, c’est l’attaque. Et puis, on n’a pas toujours été aussi respectables qu’on s’efforce de l’être maintenant. Tu viens ? »

Elle se dirigeait vers une magnifique Harley-Davidson noire et violette. La perspective de faire un tour sur cet engin ne me déplaisait pas.

« C’est une jolie bécane, commentai-je en enfilant le casque qu’elle m’avait donné.

— Merci. Je suis ravie de voir que tu as du goût, finalement. »

Je m’installai derrière elle alors que le puissant moteur démarrait. Finalement, je ne passais pas une si mauvaise soirée.

P.-S.

Le roman de Lizzie Crowdagger, Une autobiographie transsexuelle avec des vampires, est publié par les éditions Dans Nos Histoires.