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Pour le vote de nécessité

Réponses d’un castor à dix objections à propos du « vote barrage » 

par Pierre Tevanian
17 avril 2022

À tous ceux qui sont tentés de s’abstenir au motif qu’il y en a « marre » de « faire barrage » en votant pour un salaud de droite, on aimerait redire la chose suivante : le fascisme au pouvoir est autre chose qu’un embouteillage un peu longuet ou une série Netflix ratée qu’on peut se payer le luxe de lâcher en cours de route, quand on s’en est lassé. Ou alors c’est que vous avez bien de la chance, mais pensez à celles et ceux qui n’ont pas cette chance – à commencer par les cinq millions de résidents étrangers qui n’ont pas ce droit de vote que vous avez, et qui sont au coeur du programme lepéniste de « préférence nationale » (d’une violence sans commune mesure avec les méfaits de Macron en la matière). Les dix arguments développés en mai 2017 dans le texte ci dessous restent valables aujourd’hui, après cinq années de saccage macroniste prévisible – et prévu, au demeurant, dans ce texte. Seul un point a changé de manière substantielle, mais pas dans un sens qui rend plus défendable le choix de l’abstention ou du vote blanc, loin de là : le risque au jour d’aujourd’hui n’est plus un score conséquent de la perdante, mais sa victoire, c’est-à-dire un avènement du fascisme aux commandes du pouvoir d’État, de sa police et de son armée. Jean-Luc Mélenchon (dont nous avons utilisé le bulletin au premier tour comme premier barrage, qui n’a pas suffi) s’est déshonoré en ne tenant aucun compte de cette situation très singulière et sans précédent, tout comme Philippe Poutou. Il serait par ailleurs naïf de penser que le président sortant va « aller chercher » les voix des électeurs, comme l’y appelle Sandrine Rousseau – qui semble donc, elle aussi, comme beaucoup d’autres, conditionner notre vote-barrage aux faits et gestes d’un irresponsable. Face à ce bourbier éthique et politique généralisé, prenons nous-même nos responsabilités pour faire barrage à la fasciste de la seule façon dont on peut faire barrage dans une élection qui, selon toutes les enquêtes, va « se jouer à un cheveu » : de cette façon que notre gauche dite radicale feint de ne pas comprendre quand elle va répétant fièrement « pas une voix pour Le Pen », « N’est-ce pas assez clair ? » ou « Que vous faut-il de plus ? », mais qu’un Éric Zemmour, lui, a très bien su comprendre et énoncer (et clairement, pour le coup), pour son barrage à lui (contre Macron) : faire en sorte que son adversaire ait plus de voix, et donc voter et faire voter pour lui. Plus encore qu’un vote utile, ce vote barrage est un vote de nécessité.

Les lignes qui suivent viennent d’un étonnement, d’un malaise et d’une inquiétude : alors qu’au soir du 21 avril 2002, avec un Le Pen pourtant bien plus bas, toute la gauche appelait immédiatement à un « vote barrage », des Verts à la LCR en passant par le PS, le PRG et le PCF (à l’exception donc de Lutte ouvrière), voici qu’aujourd’hui, avec un FN annoncé à 40% à quinze jours du second tour, le NPA et la France Insoumise rallient la grille d’analyse et le positionnement de Lutte ouvrière, en refusant d’appeler au « vote barrage ». Une large campagne est même lancée, notamment sous le slogan « Sans moi le 7 mai », et je vois depuis plusieurs jours défiler des articles, des interviews, des tweets, des statuts Facebook, des sarcasmes, des arguments, et une foule de documents destinés à nous alerter sur le danger Macron – comme si telle était la priorité des deux semaines à venir. Plus les jours passent, moins cela cesse et plus je trouve cela préoccupant. Loin de m’apparaître comme un progrès, ce refus largement répandu du « vote barrage », et plus encore la consécration de ce refus au sein des appareils NPA et France Insoumise, me laissent plus que perplexe. Les lignes qui suivent tentent d’expliquer pourquoi, en reprenant les principales objections opposées aujourd’hui au « vote barrage », et en y apportant quelques réponses. Le nom de « castor » ayant été donné sur les réseaux sociaux pour se moquer dudit « vote barrage » (puisque dans la nature, ce sont les castors qui construisent des barrages), on peut considérer ce qui suit comme la profession de foi d’un castor en panique – et en colère.

Je m’attends, d’après ce que j’ai déjà pu lire, à ce que ce positionnement de castor soit qualifié d’« injonction », de « culpabilisation », de posture « donneuse des leçons ». Soit, mais je remarque que toutes celles et ceux (ou presque) qui adressent ce reproche seraient au contraire les premiers à applaudir, « liker » et relayer ce texte s’il défendait une position opposée. Ils ne dénonceraient aucune arrogance et ne me traiteraient pas de « donneur de leçon » si je donnais une autre leçon, si je lançais une autre injonction, si par exemple j’appelais à « ne pas commettre à nouveau l’erreur de 2002 », « ne pas tomber dans le piège du vote utile ». En quoi pourtant serait-ce moins « arrogant » ? 

Vous avez dit « arrogance » ?

Des castors comme des « sans moi le 7 mai », on peut toujours dire qu’implicitement ils ou elles « font la leçon » à toutes celles et ceux qui ne partagent pas a priori leur position. Et on peut d’ailleurs dire exactement la même chose de celles et ceux qui s’expriment pour « refuser toutes les injonctions », dénoncer tout le « tintamarre » et appeler à « laisser les électeurs de gauche se décider seuls » – car cela aussi est un point de vue qui, du seul fait qu’il est exprimé et diffusé, se présente implicitement comme « le plus juste », et peut donc être qualifié d’injonction (au silence) et d’arrogante « leçon » (à l’égard de celles et ceux qui au contraire jugent nécessaire la confrontation publique des appels au vote ou à l’abstention, et la confrontation des arguments). 

En d’autres termes : je veux bien admettre que toute argumentation en faveur du « vote barrage » implique la prétention de défendre l’option la plus juste, et qu’elle peut donc être ressentie comme arrogante voire offensante par quiconque n’est pas d’accord a priori, mais c’est le cas aussi, ni plus ni moins, pour toute expression en faveur de l’abstention ou du vote blanc, et pour toute expression en faveur d’un silence respectueux « des choix de chacun-e » et d’un arrêt des échanges d’arguments. Si donc on reproche à tout castor défendant son choix, exposant ses arguments et cherchant à convaincre, de « culpabiliser » et d’exercer un « chantage » en laissant entendre qu’on est fasciste, complice objectif ou complaisant avec le fascisme dès lors qu’on ne vote pas Macron, alors il faut reprocher aussi à tous les « sans moi » de vouloir culpabiliser et exercer un chantage en laissant entendre qu’on est un gogo, un agent ou un idiot utile de la barbarie néolibérale dès lors qu’on donne son suffrage à Macron. Et il faut enfin adresser le même reproche aux adeptes du « stop aux consignes, aux appels, aux injonctions » qui laissent entendre qu’on est arrogant et irrespectueux de l’autre dès lors qu’on expose publiquement son choix et ses raisons. 

Pour ma part j’en conclus que « l’arrogance des injonctions » est une fausse question. Cette thématique me paraît être la plupart du temps un artifice rhétorique, un subterfuge, un moyen de disqualifier autrui en esquivant le vrai débat, sur le fond : car ce n’est pas le principe de l’exposition publique d’un point de vue qui pose en réalité problème (puisque tout le monde la pratique, et en a tout à fait le droit) mais bien la teneur précise de certains points de vue. Ce n’est pas en vérité le simple fait de « donner une leçon » qui énerve au point qu’on se fait traiter de « donneur de leçon » : c’est le fait de dispenser certaines leçons. Entrons donc dans le débat de fond, examinons la teneur des différents discours. Lançons nous mutuellement des appels, des injonctions, donnons-nous, les un-e-s et les autres, des leçons ! Je n’y vois rien de mal en soi (tant que c’est fait justement avec certains égards, sans propos trop offensant ou méprisant), et rien qui s’oppose au respect et à la liberté de chacun-e – puisque cette prolifération d’appels, d’injonctions et de leçons diverses et variées, chacun-e en fait au final ce qu’il veut.

C’est ainsi que je vois la vie démocratique, et je suis content que cela existe – car les idées que j’ai aujourd’hui, celles que je crois justes et que j’essaye à mon tour de faire partager, sur ce second tour comme sur n’importe quel autre sujet, ne me sont pas venues par inspiration divine mais bien par des leçons qui m’ont été faites et qui maintes fois m’ont convaincu et fait changer d’avis. Pas plus tard d’ailleurs que lors du premier tour : j’ai tardivement changé d’avis, après avoir pensé m’abstenir, avec mille bonnes raisons, puis voter blanc, puis voter Poutou, puis de nouveau m’abstenir, et je me suis finalement laissé convaincre de voter pour Jean-Luc Mélenchon malgré ma détestation de la personne et du type de gauche qu’elle représente : autoritaire, personnalisée, viriliste, nationaliste, islamophobe, complaisante avec des criminels comme Assad. J’ai fait ce choix, de « raison » plus que de « coeur », insatisfaisant comme beaucoup de choix qu’on fait, parce que j’ai écouté les « leçons » de celles et ceux qui m’expliquaient (oralement ou par écrit) que tout ce que je reprochais à ce candidat était présent en pire chez les trois autres candidats susceptibles d’aller au deuxième tour.

A mon tour donc de proposer une « leçon », si l’on tient à ce terme, construite comme toute leçon : à partir des autres leçons que, par des lectures, des discussions orales ou des expériences vécues, d’autres m’ont données. Avant cela je conclus par cette question : qu’est-ce qui est le plus présomptueux ? Donner une leçon, ou affirmer qu’on n’en a aucune à recevoir ? 

Cette question je ne la pose pas, bien entendu, à celles ou ceux qui, depuis de longues années, ont subi sans cesse et de plein fouet le racisme républicain, et supportent mal de ce fait les « leçons » venues de gens qui ne l’ont jamais subi, ne s’en sont jamais inquiétés, ne s’y sont jamais opposés – et parfois se sont acharnés à en nier l’existence même. Je la pose en revanche, avec colère, à tous ces Mélenchon, Corbière, Miller, Autain et autres cadres de la France Insoumise ou du NPA qui répètent en boucle, depuis plusieurs jours, qu’ils n’ont « pas de leçons d’antiracisme et d’antifascisme » à recevoir – ce qui me laisse sans voix. C’est à eux, avant tout, et à leurs électeurs et électrices, que s’adressent les lignes qui suivent.

Voici donc, énoncé simplement, ce dont je suis convaincu, parce qu’on m’en a convaincu : je pense qu’il est nécessaire, quand on possède une carte d’électeur, d’user de tout ce qui est en notre pouvoir pour écraser politiquement le mélange de fascisme et de racisme républicain radicalisé que représente Marine Le Pen, et par conséquent d’utiliser aussi (pas seulement, mais aussi) cette carte d’électeur de la seule manière qui l’écarte de la présidence et d’un gros score : en votant pour son concurrent, Macron.

Dix objections

Après avoir vu passer beaucoup de choses pour ou contre ce « vote barrage », je retiens une dizaine d’objections, que voici, suivies des réponses qu’elles m’inspirent :

Première objection : « Macron est pire, ou en tout cas pas mieux, que Le Pen ». 

Deuxième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire, mais autant avoir le pire : au moins il y aura un sursaut, une révolte, un bordel productif dont sortira du bon ».

Troisième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire, mais au moins avec elle tout le monde va en chier, et plus seulement les pauvres, ou les non-blancs ».

Quatrième objection : « je sais que Le Pen c’est pire mais c’est une menace fantoche : elle ne sera jamais élue, alors que Macron c’est le mal qui va vraiment nous tomber dessus ».

Cinquième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire mais même élue elle n’aura pas de majorité parlementaire et ne pourra rien faire, alors que Macron aura les moyens de sa sale politique »

Sixième objection : « Voter Macron c’est voter pour une politique (ultralibérale, et/ou raciste, paternaliste) qui de toute façon nous amènera Le Pen en 2022 » 

Septième objection : « On ne lutte pas contre le racisme, le sexisme, le fascisme, en mettant simplement un bulletin dans une urne tous les cinq ans » 

Huitième objection : « Au lieu d’abaisser le score de Le Pen en votant pour son concurrent, il faut militer (par la discussion avec les électeurs tentés par elle, et/ou par le rapport de force dans la rue) pour faire baisser en valeur absolue son nombre d’électeurs » 

Neuvième objection : « Je passe ma vie à combattre le racisme et le fascisme, ce n’est pas à moi de donner des gages sur ce terrain là, surtout pour soutenir un candidat qui n’a rien fait, voire qui alimente ce racisme et ce fascisme. » 

Dixième objection : « On s’est fait avoir en 2002 avec le vote-barrage pour Chirac, ça n’a pas empêché la poursuite d’une politique antisociale et d’une lepénisation du pays, ça l’a même renforcée. » 

Je ne prétends bien sûr pas à l’exhaustivité, ceci n’est qu’une contribution à la réflexion.

Première objection : « Macron c’est pire, en tout cas pas mieux, que Le Pen ».

J’ai honte de rappeler une telle évidence mais à lire nombre de prises de positions, elle me paraît depuis quelques jours avoir perdu singulièrement de son caractère d’évidence : Macron n’est pas Le Pen. Macron c’est atroce, c’est la politique du patronat, la « valeur travail » contre « l’assistanat », la chasse aux « faux chômeurs », bref un « Marche ou crève » avec sourire Colgate, mais le discours et le programme de la millionnaire-née Marine Le Pen, en dehors de quelques « éléments de langage » purement incantatoires qui se prétendent « sociaux », contre « la finance », en faveur du « peuple », propose fondamentalement la même chose : politique du patronat, « valeur travail », chasse aux « assistés » – avec un sourire Colgate un peu plus carnassier, et une tendance bien appuyée à laisser entendre que les assistés et autres profiteurs ont une origine ou une religion exotique. Sans oublier cette gravissime subversion du principe d’égalité, que manifestement plus grand monde ne juge utile de dénoncer, dans le débat mainstream comme dans les débats internes à la gauche dite radicale : la « préférence nationale » – c’est-à-dire ni plus ni moins que la mise à mort économique des résidents étrangers et de leurs familles. 

Macron c’est aussi le soutien à Israël, mais Le Pen aussi, et pas moins, avec en prime un soutien franc et massif à Bachar El Assad (et dire cela, je le précise, ne signifie pas une grande confiance accordée à Macron pour aller, contre Assad, au-delà des condamnations verbales). 

Macron ne propose rien contre le racisme et la discrimination massive et violente qui règne dans cette république : Le Pen propose quelque chose, les étendre et les institutionnaliser. 

Macron prône la « tolérance zéro » face à petite délinquance, Le Pen le fait aussi, dans une version bien plus brutale. Macron ne dit presque rien contre les abus policiers et leur impunité, Le Pen soutient publiquement le violeur de Théo et préconise d’inscrire dans le marbre de la loi une présomption de légitime défense pour la police, c’est-à-dire d’absolutiser la quasi-impunité de fait dont jouissent les abus et homicides policiers. 

Macron prône la « maîtrise des flux migratoires » (et on sait quelle atrocité recouvre cette novlangue) : Le Pen a annoncé un « moratoire total sur l’immigration » (ce qui, en novlangue raciste d’Etat, nous renvoie à un seuil supérieur dans l’atrocité). 

Macron a déclaré « comprendre la souffrance » des homophobes de la « Manif pour tous » : Le Pen annonce une abolition du mariage pour tous. 

Macron tient un double discours sur la colonisation, « crime contre l’humanité » mais avec des « aspects positifs » : Le Pen en tient un seul, sur les aspects positifs. 

L’appareil de Macron est masculin, blanc, riche, ultra-capitaliste, sans foi ni loi : celui de Le Pen est masculin, blanc, riche, ultra-capitaliste, sans foi ni loi et fasciste, pote avec des Serge Ayoub. 

Je pourrais poursuivre à l’infini, et invoquer aussi la situation des villes gérées par le FN, en particulier pour les non-Français ou les Français non-blancs, mais j’ai honte de devoir rappeler des évidences. 

Deuxième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire mais autant avoir le pire, au moins il y aura un sursaut ».

Comment peut-on croire cela ? Un sursaut de qui ? Je ne vois rien dans l’histoire de ce pays qui puisse le laisser penser. De Vichy aux pouvoirs spéciaux à Lacoste en Algérie en passant par Octobre 61, je vois plutôt une administration parfaitement obéissante, en toute occasion. Je vois un corps enseignant qui a accepté massivement l’exclusion de lycéennes pour port de foulard dit islamique, et je vois que les minoritaires qui s’y sont opposés n’ont rien pu empêcher. Je vois une société civile qui jusqu’à présent ne s’est pas vraiment levée en masse contre le racisme ou les crimes policiers. Je vois d’immondes municipalités FN combattues par des opposant-e-s courageu-se-s mais peu nombreu-se-s, isolé-e-s, assez impuissant-e-s. Je vois une police et une armée lepénistes à plus de 50% dès le premier tour, qui ne feraient qu’une bouchée des émeutiers ou des « antifa » les plus aguerris – sans même parler de nos bons notables de la « France Insoumise » ou du NPA qui, le torse bombé, rejettent d’un revers de manche l’option du barrage par le bulletin de vote. Je vois enfin une majorité silencieuse passive, placide, légitimiste, « respectueuse du suffrage universel ». 

Troisième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire mais au moins avec elle tout le monde va en chier, et plus seulement les pauvres, ou les non-blancs ».,

Cette position me parait aussi délirante que les précédentes : tout, des origines du Front national aux plus récentes déclarations de Le Pen, des discours télévisés au meetings, du programme à la composition de l’appareil militant, en passant par les motivations revendiquées par l’électorat, nous indique que les étranger-e-s, les immigré-e-s, les Françai-se-s non blanc-he-s, les musulman-e-s, les Roms, les chômeurs et autres « assisté-e-s », sont les premières cibles.

Je ne suis pas exhaustif : on pourrait parler des femmes et des homos. Malgré leurs mines inquiètes (parfaitement simulées) et leur antilepénisme de circonstance (parfaitement opportuniste), les Valls, Hollande, BHL, Fillon ou Estrosi savent au fond très bien qu’ils n’ont pas grand chose à redouter d’une présidence Le Pen, qui ne toucherait pas à leurs privilèges. Macron lui-même, passée l’amertume de la défaite, n’aurait rien de sérieux à craindre d’un pouvoir lepéniste. 

Quatrième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire, mais c’est une menace fantoche : elle ne sera jamais élue, alors que Macron c’est le mal qui va vraiment nous tomber dessus ».

Marine Le Pen est annoncée pour le moment à 40%, donc a priori ce n’est pas pour cette fois, sauf que... si l’on estime que le « sans moi le 7 mai » est autre chose qu’une posture aristocratique, j’entends par là un droit moral qu’on s’accorde tout en laissant des camarades ou des concitoyens se compromettre dans un vote « salissant » pour le « moindre mal » (donc le « mal nécessaire »), on accepte alors l’idée que tout l’électorat de gauche, antiraciste, antifasciste, possède un droit égal au « sans moi » (par méfiance, dégoût ou refus de légitimer Macron), et donc à l’abstention. Toute morale égalitaire implique le principe suivant, « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être universelle », selon la fameuse formule d’un philosophe (Immanuel Kant), ce qui peut se traduire plus simplement par : demande toi « Et si tout le monde faisait pareil ? », et autorise toi à faire une chose si et seulement si tu admets que tout le monde s’autorise aussi à la faire. Reformulé politiquement, en admettant qu’il n’y a pas une humanité indistincte rassemblée autour d’un seul intérêt commun, mais un clivage fondamental entre des fascistes et des antifascistes, cela donne : autorise toi un choix électoral (en l’occurrence l’abstention à ce second tour) si et seulement si tu admets qu’au moins tout « ton camp » se l’autorise aussi. On doit alors accepter que les 6% de Hamon, les 19% de Mélenchon, les 2% d’Arthaud et Poutou, les quelques % d’antiracistes et antifascistes abstentionnistes au premier tour, optent tous pour cette abstention. Cela revient à laisser s’opposer une candidate fasciste qui a fait 22% et un autre ultralibéral qui a fait 24%, en comptant uniquement sur l’électorat de Fillon et Dupont Aignan (les autres gros scores du premier tour) pour voter Macron et faire battre la fasciste.

A mes yeux c’est un calcul très hasardeux, pour ne pas dire plus – a fortiori après le ralliement officiel de Dupont-Aignan en faveur de Marine Le Pen. Personnellement je sais que je vis dans un pays gangrené par le racisme, l’autoritarisme et les tentations fascistes, et je ne m’aventurerai jamais à compter sur mes compatriotes de droite ou du centre – et même de gauche – pour me préserver, moi et les miens.

Par ailleurs, quand bien même les reports de Fillon, du PS et de quelques castors récupérés chez les abstentionnistes du premier tour suffiraient cette fois-ci à faire barrage à la candidate fasciste, est-ce indifférent en termes de lepénisation des esprits, d’avancée du racisme, du sexisme, de l’autoritarisme, des politiques antisociales, d’avoir le 8 mai prochain une Le Pen maintenue à 25% ou moins (comme son père en 2002) ou une Le Pen approchant les 50% ?

Première hypothèse : ça ne change rien.

Deuxième hypothèse : il vaut mieux une Le Pen écrasée, fût-ce au prix d’un Macron triomphant à 70% ou 80%.

Troisième hypothèse : il vaut mieux un Macron élu de peu, à 52%, fût-ce au prix d’une Lepen à 48%.

Libre à chacun-e de soutenir l’une ou l’autre des options, mais pour ma part je pense qu’en termes de climat politique, social, idéologique, et notamment en termes de passages à l’acte racistes dans la société civile, ce qu’il y a à perdre avec une Le Pen battue de justesse, et qu’il y a à gagner avec une Le Pen écrasée, est immense, et d’une importance extrême. Demandez, si vous même vous n’avez pas été en situation de le vivre, ce que sont les lendemains d’élections municipales gagnées par le FN quand on n’est pas blanc, ce que sont les regards, les propos entendus.

Ces violences quotidiennes existent déjà, bien sûr, et les cartons électoraux du Front national ne sont pas les seules occasions de leurs montées en puissance : pour les femmes musulmanes portant le foulard, par exemple, l’actualité internationale, ou celle du terrorisme sur le territoire français, en fournit déjà d’autres, tout à fait consensuelles et républicaines. Sous bien d’autres formes encore le racisme est déjà là, les discriminations sont continues, massives, impunies, et ce n’est pas un pouvoir FN qui les a installées. L’égalité de traitement est loin d’être conquise, mais il y a malgré tout quelques acquis, quelques droits, quelques ressources, qui peuvent encore être perdus : le programme du FN nous le rappelle. Les années Chirac, Sarkozy, Hollande-Valls, nous l’ont elles aussi montré : on peut toujours avoir pire.

Quant au risque invoqué de « légitimer Macron », et donc de le renforcer, et donc de se désarmer face au « véritable ennemi », celui qui va être vraiment « au pouvoir » pour les cinq prochaines années, en lui offrant un score triomphal, et en lui signant ainsi « un chèque en blanc » pour sa politique antisociale, il me paraît infondé. Chirac n’a jamais été investi d’une confiance particulière par ses électeurs de gauche de 2002, qui savaient ce qu’ils faisaient et pourquoi ils le faisaient. Il n’a jamais non plus réussi à légitimer sa politique dégueulasse en invoquant ses 80% de suffrages. Croire que tout le mal qui a suivi l’élection de 2002, notamment en terme de casse sociale et de racisme (par exemple les lois sécuritaires de Sarkozy en 2003, et la loi anti-foulard en 2004) est lié au « vote barrage » de la gauche pour Chirac me parait relever de la superstition ou du besoin d’expier un sentiment de culpabilité (par ailleurs injustifiée) : comme si on croyait que c’est parce que nous électeurs de gauche avons voté pour un président de droite que ledit président a fait tout ce mal – alors qu’il est assez raisonnable de supposer que ce mal il l’aurait fait de toute façon, avec ou sans nos votes, élu à 80% ou élu à 55%. Sur quels faits et quels discours publics pendant le second mandat Chirac – et sur quel raisonnement – peut-on s’appuyer pour conclure que c’est à cause de son score triomphal face à Le Pen que Chirac a mené une politique aussi droitière et que les luttes sociales n’ont pas pu s’y opposer ? 

Peut-on sérieusement soutenir qu’un Chirac élu de justesse en 2002 face à Jean-Marie Le Pen aurait eu une politique moins lepénisée ? 

Peut-on sérieusement soutenir que si l’opposition de gauche, de son côté, ou les mouvements antiracistes, ou les syndicats, ou les ouvriers, ou les chômeurs, ou les musulman-e-s ciblé-e-s par l’islamophobie, n’ont ensuite pas réussi à se mobiliser avec succès, c’est à cause de leur « vote utile » de 2002 ? Peut-on croire sérieusement que les défaites sociales infligées par Chirac à partir de 2002 ont été causées ou même facilitées d’une quelconque manière par une apathie ou une confiance illimitée d’électeurs benêts, rassurés et endormis par leur « vote barrage » ? Je n’ai jamais vraiment compris cette idée, et je ne la comprends toujours pas.

En bref, il est assez évident que Macron élu mènera de toute façon une politique dégueulasse, antisociale, qu’il soit élu élu triomphalement (auquel cas il paradera et se posera en gentil papa de tous les Français) ou de justesse (auquel cas le gentil menteur rebondira en nous expliquant que cela prouve qu’il a eu un vote d’adhésion). Il mènera sa politique dégueulasse, qu’il soit populaire ou impopulaire – il y a des précédents : Hollande, Chirac, Sarkozy... Le reste n’est pas écrit et dépend de chacun-e : quelles résistances va-t-il affronter ? Et là-dessus aucune indication ne peut être tirée mécaniquement de son score le 7 mai prochain. Il n’est bien sûr pas exclu que Macron ose (puisque de toute façon ces gens osent tout) invoquer 70% d’adhésion à ses réformes ultralibérales si l’antilepénisme des castors lui apporte ces 70% : et après ? Qui le croira alors qu’il est de notoriété publique (par sondages interposés) que, déjà sur ses 24% du premier tour, la moitié n’est pas là « par conviction » ? Et puis surtout, qu’est-ce que cela change, fondamentalement, aux possibilités de lutte, et aux difficultés que de toutes façons on va rencontrer – sachant que, par exemple, même ultra-minoritaire dans l’opinion, la « loi travail » a été votée ? 

Par ailleurs, Macron étant comme Sarkozy (et comme Chirac, et comme Hollande) un homme sans foi ni loi (autre que celle du marché, du profit et de l’intérêt personnel), il me parait assez raisonnable de supposer que son niveau de racisme dépendra du niveau d’attractivité politique du racisme. Pour le dire autrement, on peut supposer que le niveau de lepénisation impulsée par le président Macron, au moins dans les premiers mois de son mandat (le reste étant de toute façon plus incertain, et de moins en moins lié au score du 7 mai) sera à peu près proportionnel au score de sa concurrente. Il me paraît probable, quel que soit son score, que le président Macron nous sortira des campagnes infâmes sur l’Islam (pardon : le « communautarisme » et la « radicalisation »), qu’il nous dira qu’on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, qu’il décrétera la « tolérance zéro » contre « l’insécurité et l’incivilité », mais la fréquence, l’ampleur et la violence des offensives dépendra en partie du « poids » de ces « demandes » dans « l’opinion », qui chez Macron et ses semblables ne se mesure pas ailleurs que dans des sondages et des scores électoraux du FN. Tout faire pour abaisser ce score, y compris voter Macron, ce n’est donc pas lui faire allégeance, lui signer un chèque en blanc ou un certificat d’antiracisme, ce n’est même pas le transformer ou le réformer : ce n’est ni le croire ni le rendre antiraciste, mais simplement dévaluer autant que possible, à ses yeux cupides, le cours de la monnaie raciste

En résumé, même si Macron est élu « sans nous », sans castors, c’est un Macron bien plus redoutable, dans un climat social bien plus nauséabond, que nous aurons alors à affronter. 

Cinquième objection : « Je sais que Le Pen c’est pire, mais même élue elle n’aura pas de majorité parlementaire et ne pourra rien faire, alors que Macron aura les moyens de sa sale politique »

Cet argument aussi me terrifie. Comment peut-on être si sûr ? Et quand bien même, ne voit-on pas les dégâts sociaux que causerait de toute façon une telle situation, en premier lieu, là encore, pour « l’immigration » – c’est-à-dire les étrangers, leurs familles, leurs enfants, et tous les Français autochtones ou pas, mais non-blancs et/ou musulmans ? Le discours lepéniste l’atteste, les sondages et les enquêtes « sortis des urnes » le confirment : c’est bien là l’obsession principale, centrale, envahissante, de cette candidate, de ce parti et de ses électeurs. Les opinions et revendications islamophobes sont par exemple beaucoup plus prégnantes dans électorat lepéniste que dans le reste de l’électorat : 39% de ces électeurs voient le jeûne du ramadan comme un « problème posé à la société française » (contre 9% dans le reste de l’électorat), 40% d’entre eux considèrent la non-consommation de viande de porc et d’alcool comme problématique (contre 9% dans le reste de l’électorat) et 82% jugent également problématique le port du voile (contre 45% dans le reste de l’électorat). Par ailleurs, 45% de ces électeurs estiment que des propos comme « sale arabe » ne doivent pas être sanctionnés par la justice (cette opinion recueillant 17% dans le reste de l’électorat), et 36% estiment que « sale juif » ne doit pas l’être non plus (cette opinion recueillant 15% dans le reste de l’électorat). Les lepénistes sont enfin 35% à rejeter l’idée que « les Juifs sont des Français comme les autres » et 73% à rejeter l’idée que « les musulmans sont des Français comme les autres » (alors que, dans le reste de l’électorat, cette opinion s’élève respectivement à 12% et 25%). C’est cette France-là qui, alors, serait totalement décomplexée, désinhibée, chauffée à bloc. Avec une police zélée, lepéniste majoritairement (on parle ici d’une majorité absolue) et des institutions de la cinquième république laissant à la présidente fasciste un exorbitant pouvoir de nuisance. 

Sixième objection : « Voter Macron c’est voter pour une politique (ultralibérale, raciste, paternaliste) qui de toute façon nous amènera Le Pen en 2022 »

C’est ici notamment que le reproche de « donner des leçons » se retourne aisément : si les « sans moi le 7 mai » clament (et pour certain-e-s à juste titre) qu’ils n’ont pas besoin des leçons des castors pour savoir parfaitement que le FN est raciste, dangereux, et même plus dangereux que Macron, je pense de mon côté n’avoir plus besoin (aujourd’hui, et depuis un petit moment) de cours de science politique pour savoir que Macron est ultra-libéral, que la casse sociale qu’il prépare est à sa façon meurtrière, que son antiracisme est plus que superficiel et ambigu, et qu’on peut effectivement le qualifier de paternaliste. Et je ne pense pas être le seul, j’ai de nombreu-se-s ami-e-s castors autour de moi, de tous âges, de tous sexes et de toutes origines, qui savent aussi bien que moi (et parfois mieux parce qu’ils ou elles le subissent déjà de plein fouet, plus que le prof que je suis, qui voit certes son salaire réel baisser et ses conditions de travail se dégrader, mais conserve la sécurité de l’emploi), que l’ultralibéralisme c’est violent, que c’est redoutable, que c’est un mal. Et je n’ai plus besoin non plus qu’on m’apprenne l’existence de liens entre ce type de régime économique et la paupérisation, le désespoir, la montée de l’abstention, et la progression des mouvements racistes et fascistes. 

Pour autant, il y a quelque chose de faux factuellement et douteux idéologiquement dans le fait d’établir un lien de causalité mécanique entre l’ultralibéralisme et l’avènement d’un parti fasciste. D’abord parce que l’histoire montre qu’aucune évolution n’est jamais tracée d’avance, à ce point prévisible, et qu’il existe toutes sortes de séquences, avec toutes sortes de dénouements, qui ne se résument pas à l’équation simple « libéralisme, casse de l’Etat social, avènement du fascisme », selon un calendrier et un tempo prévisibles. Notamment parce qu’une société est traversée par des contradictions, des conflits, des forces sociales antagonistes, et qu’il y a donc des résistances qui s’organisent, plus ou moins bien, et ralentissent, accélèrent ou infléchissent plus ou moins le cours des événements. En l’occurrence, il est clair qu’après trois décennies de déceptions, de trahisons, de casse de l’Etat social et de « lepénisation des esprits », il est possible et même probable que cinq années supplémentaires d’imposture « moderniste », d’opportunisme cynique, de vide intellectuel et de guerre aux pauvres nous amènent, en 2022, à l’élection de Marine Le Pen, mais ce n’est pas non plus une certitude absolue. 

Par ailleurs, si l’on cherche absolument un lien entre le résultat du prochain second tour et le risque d’élection de Le Pen dans cinq ans, il me semble qu’on y trouve plutôt une raison d’utiliser le bulletin Macron : car laisser, en s’abstenant massivement, Le Pen se rapprocher des 50%, ou même atteindre 40% dès 2017, c’est contribuer à lui construire pour les cinq années à venir la place de l’opposante officielle et « légitime » au régime Macron, et donc lui offrir son ticket de candidate « naturelle » à l’alternance en 2022, alors que la faire redescendre vers les 20%, en votant massivement pour son concurrent, c’est la renvoyer dans la cour des deux rivaux supplantés de peu au premier tour : la gauche de Mélenchon et la droite de Fillon. 

J’ai évoqué le paternalisme, c’est-à-dire ce mélange de posture antiraciste protectrice, de condescendance raciste et de tolérance sans limites à l’égard des discriminations, que Macron partage par exemple avec François Hollande. Mais dans beaucoup des prises de positions que j’ai lues, la question du racisme n’est même pas évoquée, et on se contente d’affirmer un lien mécanique entre l’ultralibéralisme de Macron et le triomphe du lepénisme dans cinq ans. Je reconnais dans ces équations simplistes une pauvreté intellectuelle typiquement franchouillarde, qui consiste d’une part à réduire le vote FN à un vote de protestation sociale, un vote ouvrier, un vote de pauvre, de perdant de la mondialisation libérale, bref un cri de souffrance, en minorant gravement la centralité du racisme dans ce vote (pourtant maintes fois revendiquée par les électeurs eux-mêmes, dans les enquêtes « sortie des urnes »), y compris dans sa frange ouvrière (qui par ailleurs ne représente qu’un septième du vote FN), et d’autre part à ne parler du racisme de cet électorat que comme un réflexe mécanique de peur de l’autre lié à la conjoncture économique – ce qui revient à nier les mécanismes sociaux, culturels et idéologiques spécifiques qui alimentent le racisme ou au contraire le battent en brèche. 

Plus profondément, en dépit de l’assurance avec laquelle elle est assénée, la formule « Macron en 2017, Le Pen en 2022 », en y réfléchissant bien, n’a aucun sens, dans aucun cas de figure. Pour commencer : brandir le péril de Le Pen en 2022 n’a évidemment aucun sens si on ne pense pas que Le Pen est ce qui peut arriver de pire, en tout cas par rapport à ce que porte Macron. Brandir ce péril c’est donc implicitement reconnaître que Marine Le Pen est pire que Macron, mais si c’est le cas on doit alors admettre qu’il faut commencer par éviter à tout prix l’avènement de ce pire tout de suite, en 2017 (si le pire est vraiment le pire, alors mieux vaut le pire dans cinq ans peut-être, ou même sûrement, ou même nécessairement, que tout de suite : on pourra s’y préparer, ou au moins profiter de cinq années un peu moins pires). Il faut donc dans cette hypothèse faire tout ce qui est en notre pouvoir pour écarter Le Pen le 7 mai, donc nécessairement voter pour son unique concurrent, qui se trouve être Macron. La seule chose qui pourrait nous en dispenser serait un contexte présent qui nous donnerait la certitude absolue que Macron est forcément élu sans reports de gauche. J’ai déjà parlé de ce calcul hasardeux, donc je me contenterai ici de soulever un problème supplémentaire : si l’on admet cette dernière hypothèse, si donc on est au clair sur le fait que Marine Le Pen est ce qu’il y a de pire, mais libéré de toute crainte qu’elle puisse être élue en 2017, alors un autre problème surgit car tout enjeu disparaît. Le slogan « Macron en 2017, Le Pen en 2022 » devient vide de sens en tant que repère éthique pour un choix électoral, puisqu’il n’y a plus aucun choix à faire, tout étant joué d’avance. La formule devient alors simplement la sinistre incantation qui nous énonce non pas une option, une hypothèse, suivie des conséquences attendues (si on élit Macron, alors on aura Le Pen plus tard), mais une prophétie au sens le plus absolu du terme, c’est-à-dire l’énoncé d’un destin déjà écrit : Macron va être élu le 7 mai prochain quels que soient nos votes (première fatalité, implicite lorsqu’on soutient que notre abstention ne fait courir aucun risque de victoire du fascisme), et Le Pen va lui succéder en 2022 (seconde fatalité, découlant de la première : si Macron 2017 engendre nécessairement Le Pen 2022, et si par ailleurs Macron 2017 est déjà inéluctable, alors Le Pen 2022 est inéluctable aussi). Bref : si vraiment vous êtes conscients que Le Pen c’est pire, et si vraiment vous êtes certains que votre abstention de 2017 ne crée aucun risque de la faire élire tout de suite, alors votre « Macron en 2017, Le Pen en 2022 » ne dit qu’une seule chose : vous êtes désespéré au sens le plus littéral du terme, à un point qui pose encore question : pourquoi dans ce cas continuez vous à faire de la politique ? A défendre votre point de vue ? A présenter ou à élire des candidats aux législatives ? 

Septième objection : « On ne lutte pas contre le racisme, le sexisme, le fascisme, en mettant simplement un bulletin dans une urne tous les cinq ans »

A cet argument j’ai à mon tour envie de répondre : merci pour la leçon mais celle-ci pour le coup est un peu superflue – et un peu insultante. Ni moi ni mes nombreu-se-s ami-e-s castors ne sommes simplets au point de croire qu’un bulletin de vote dans une urne suffit à combattre le racisme, le sexisme ou le fascisme. Mes ami-e-s castors, comme la plupart des castors je pense, savent très bien que le racisme, comme le sexisme, existe bien au-delà du vote FN, qu’il prend mille formes et se combat de mille manières, que ce combat est sans fin, qu’il se fait au quotidien, au travail, dans la rue, dans des collectifs, par des écrits, par des productions culturelles, par des actions en justice, par des luttes, par des manifestations... Mes ami-e-s castors et moi-même nous savons cela et nous essayons de le mettre en pratique du mieux que nous pouvons, depuis des années et pour des années encore. Le problème que me pose ce rappel, en dehors du fait qu’il me prend pour un imbécile, c’est un problème de logique : le fait qu’une chose ne soit pas suffisante ne prouve pas que cette chose n’est pas nécessaire, et encore moins qu’elle est nocive. Si c’était le cas, d’ailleurs, ni moi ni aucun castor ni aucun-e militant-e antiraciste, antisexiste ou antifasciste n’aurait jamais esquissé le moindre commencement d’action : pourquoi écrire tel livre ou tel article ou tourner tel film, on ne lutte pas contre le racisme avec un simple écrit ou un simple film ! Pourquoi organiser telle manifestation, on ne lutte pas contre le racisme simplement avec une manifestation ! Pourquoi porter plainte contre ce flic assassin, ce n’est pas un simple procès qui va changer la violence policière structurelle, structurellement couverte par une justice complice ! Etc, jusqu’à la nausée : j’entends depuis bien longtemps ce sophisme et il me dégoûte. 

En somme, ce que les « sans moi le 7 mai » désignent comme le « vrai » militantisme antiraciste, antisexiste, antifasciste, je le connais, je le respecte, je le pratique et je n’envisage pas un instant de le déserter le 9 mai 2017, au lendemain de mon « vote barrage », pas plus que je ne l’ai déserté au lendemain de mon « vote barrage » pour Chirac en 2002. Ce « vrai militantisme » de tous les jours ne nous a jamais empêchés, ni moi ni mes ami-e-s castors, d’aller mettre un bulletin de vote contre Le Pen père (en 2002) ou Sarkozy (en 2012), et inversement ces « votes barrage » ne nous ont pas empêché de militer contre les politiques lepénisées ou lepénisantes, ou simplement racistes, ou simplement injustes, des présidents que nous avions élus (Chirac, Hollande). J’ai milité à corps perdu de mille manières pendant des milliers de jours, rien de ce que j’ai fait ne m’a jamais (ou presque) paru inutile ou contreproductif, et pourtant il faut bien admettre que rien n’a été suffisant : pourquoi alors ce vote du second tour devrait-il, lui, être « suffisant » pour avoir de la valeur, pour être sensé, pour être utile, et même nécessaire ? J’ai donné des raisons de trouver ce vote nécessaire, et j’admets sans problème qu’aucune de ces raisons ne démontre qu’il est suffisant : il est évident qu’une fois Le Pen battue – ou mieux : écrasée – on n’en aura pas fini avec elle ni avec la lepénisation, ni plus largement, bien au-delà d’elle, avec le racisme ou le sexisme, et pas davantage avec la violence particulière que nous réserve Macron. Mais si la nécessité d’un vote Macron n’induit pas que ce vote suffit à nous tirer d’affaire, la réciproque est vraie : les remarques tout à fait justes des « sans moi » sur le caractère non-suffisant du vote n’induit pas qu’il n’est pas nécessaire.

Huitième objection : « Au lieu de faire baisser le score de Le Pen en votant pour son concurrent, il faut militer (par la discussion avec les électeurs tentés par elle, et/ou par le rapport de force dans la rue) pour faire baisser en valeur absolue son nombre d’électeurs ».

Cet argument me paraît être une déclinaison du précédent : on part du fait que le « vote barrage » n’est effectivement pas la seule chose à faire pour en conclure – tout à fait abusivement – que c’est autre chose qu’il faut faire, et donc qu’il faut rejeter ledit « vote barrage ». L’alternative proposée est fallacieuse en effet au sens où elle disqualifie une option (qui prend au maximum deux heures de temps, un dimanche, et qui a un impact limité, mais réel) au profit d’une autre qui est pourtant parfaitement compatible avec la première – par exemple en lui consacrant toutes les journées qui précèdent ce dimanche d’élection. On ne voit donc pas en quoi ce vote, qui prend si peu de temps, pourrait empêcher de « se concentrer » sur les autres formes de lutte. Dès lors qu’une défaite écrasante de la candidate la plus raciste et fasciste est un objectif clair, tous les moyens pouvant y contribuer ne doivent-ils pas être utilisés, et combinés – et non pas opposés et mis artificiellement en concurrence ?

Il se pourrait par ailleurs que l’option alternative proposée soit en l’occurrence peu pertinente, en tout cas dans une séquence de seulement deux semaines, entre deux votes. Car la discussion avec un lepéniste peut être envisagée, pourquoi pas, mais tout de même à deux réserves près. D’abord cette modalité d’action exclut d’office les non-blanc-he-s : on peut décemment demander à un-e blanc-he antiraciste d’aller se confronter avec un-e blanc-he raciste pour l’ébranler et le faire évoluer, mais il est violent d’assigner cette tâche à un-e non-blanc-he. Ensuite, ce choix de la dissuasion par la discussion me paraît être l’option la plus irréaliste, la plus coûteuse en temps et la plus incertaine en termes d’efficacité : combien d’heures de discussion, pour quelles chances de retourner un lepéniste ? Quel rendement a fortiori dans un délai aussi court qu’un entre-deux tours de deux semaines ? Si c’est votre ami, votre père, votre mère, votre cousin-e, votre voisin-e, votre collègue de bureau, et qu’un lien existe qui fait que vous « avez son oreille », allez-y. Mais au-delà de ce cercle (et même dans ce cercle en fait) c’est plutôt par le rapport de forces (donc une discussion violente, si discussion il y a) que les esprits fermés sont contraints à s’ouvrir, que le mépris cesse de se manifester, que la discrimination recule. Je ne parle pas d’une préférence, mais d’un fait : le respect ne se quémande pas, il s’arrache – et pour paraphraser Christine Delphy, les mentalités suivent

Plus pertinente est donc l’option « rapport de force », manifestations, réunions publiques, etc. On l’a vu en 2002 : l’entre-deux tours fut un moment de mobilisation massive, intensive, multiforme, qui a sans doute contribué à dissuader un certain nombre d’électeurs tentés par le FN. Mais si l’on songe à 2002, justement, et si l’on compare avec 2017, un constat s’impose : l’appel au « vote barrage » n’a manifestement rien d’incompatible avec l’occupation de « la rue », bien au contraire. Les faits me semblent parler d’eux-mêmes : le 21 avril 2002, on a dès le premier soir des appels au « vote barrage » de tous les candidats de gauche et d’extrême gauche à l’exception de Lutte Ouvrière (Olivier Besancenot, Robert Hue, Christiane Taubira, Noël Mamère, Jean-Pierre Chevènement puis Lionel Jospin au bout de trois jours) et de tout le monde syndical et associatif, en même temps qu’une multiplication des manifestations de rue, meetings et autres initiatives collectives. En 2017 en revanche, pas le moindre appel au « vote barrage » émanant des candidats de gauche (Arthaud, Poutou, Mélenchon), hormis Benoit Hamon (puis Pierre Laurent pour le PCF, qui ne présentait pas de candidat mais soutenait Mélenchon). Et beaucoup moins de manifestations. Il me paraît très difficile dans ces conditions d’opposer l’appel au « vote barrage » et l’anti-fascisme de rue. L’hégémonie des appels au vote barrage en 2002 ne s’est absolument pas faite au détriment des mobilisations de rue, et la fin de cette hégémonie en 2017 n’a pas vraiment favorisé un essor desdites manifestations de rue. Tout se passe plutôt comme si la faiblesse de l’anti-fascisme de rue et l’absence d’appels au « vote barrage » étaient non seulement compatibles mais aussi corrélées. La question me paraît difficile à évacuer : et si le lien entre ces deux reculs était tout simplement un même arrière-fond qui est la normalisation achevée des idées de l’extrême droite, et plus précisément de son racisme ? Et si, en d’autres termes, le « dépassement » du « vote barrage » par les appareils politiques français manifestait avant tout le recul de la conscience et des réflexes antiracistes et antifascistes les plus élémentaires ? 

Neuvième objection : « Je passe ma vie à combattre le racisme et le fascisme, ce n’est pas à moi de donner des gages sur ce terrain là, surtout pour soutenir un candidat qui n’a rien fait sur ce terrain, voire qui alimente ce racisme et ce fascisme. »  

Cet argument aussi est une déclinaison des précédents : à la nécessité d’un « vote barrage » il objecte l’existence et la nécessité d’autres formes d’action contre le racisme, qui en bonne logique prouvent que ledit « vote barrage » n’est pas suffisant, mais ne prouvent pas qu’il n’est pas nécessaire. 

Par ailleurs, cette objection a ceci de déroutant qu’elle s’énonce à la première personne, et qu’elle met le moi et son honneur au centre du débat. Elle pose pour cette raison un problème supplémentaire : non seulement elle prête à nouveau aux castors une naïveté ou une « suffisance » qu’ils n’ont pas (rares sont en réalité les castors qui jugent suffisant le vote Macron pour venir à bout de la menace fasciste et du racisme français), mais en plus elle tombe, de son coté, dans ce travers, en postulant que des combats passés peuvent être suffisants – assez en tout cas pour « n’avoir plus de gages à donner » (ou, encore une fois, plus de « leçons à recevoir »), et pour s’autoriser de ce fait à se soustraire à l’option du « vote barrage » sans prendre au sérieux la question de sa nécessité. Là encore je précise que je parle surtout de militants politiques blancs, car cette posture de refus de « donner le moindre gage » (et conjointement de « recevoir des leçons ») n’a pas la même signification – et la même outrecuidance – quand elle vient d’une personne qui subit au quotidien la stigmatisation et la discrimination et qui, de ce fait, « passe sa vie » pour de vrai, au sens propre, à être antiraciste, et a donc de bien meilleures raisons qu’Alexis Corbière (France Insoumise) ou Cathy Billard (NPA) [1] de refuser de « donner des gages » sur ce terrain.

Ce que j’ai du mal à comprendre aussi, c’est qu’on puisse mettre dans une balance morale ses propres engagements de militant-e politique, antiraciste et/ou antifasciste, et ceux d’un jeune banquier avide de pouvoir – ou ceux de sa petite clique d’arrivistes ou d’arrivés. Je ne comprends absolument pas la logique sous-jacente, si ce n’est qu’évidemment on est à peu près sûr que la comparaison va tourner à notre propre avantage. Mais en quoi le palmarès antiraciste ou antifasciste de Macron et de sa bande doit-il entrer en ligne de compte ? Dès lors qu’on est persuadé que ce candidat est un moindre mal comparativement à sa concurrente fasciste, cela suffit à rendre nécessaire jusqu’à preuve du contraire (je veux dire tant qu’un contre-argument plus solide ne pousse pas à un autre choix) un « vote barrage » en sa faveur, quelle que soit sa médiocrité voire sa nullité, celle de son antiracisme, de son antifascisme ou de son sens de la justice sociale. 

Enfin, je retrouve une dernière fois ce sentiment pénible d’être pris pour un imbécile quand on me rappelle, à moi et mes ami-e-s castors, que plusieurs soutiens plus ou moins anciens et plus ou moins proches de ce Macron ne sont pas de piètres antiracistes mais de parfaits racistes – je pense notamment à Manuel Valls, qui a beaucoup fait contre les musulmans et pour la lepénisation des esprits. C’est en effet insulter notre intelligence que de supposer que nous ne nous en sommes pas aperçu. Que la classe politique républicaine – de droite ou socialiste – qui a aujourd’hui rallié Macron soit capable de racisme, qu’elle ait à son actif plusieurs décennies de gestion xénophobe, arabophobe, négrophobe et islamophobe, de l’immigration, de la banlieue et de l’Islam, et qu’elle ait depuis trente ans contribué à la normalisation et à la starification de Marine Le Pen, nous sommes quelques castors à ne pas vraiment l’ignorer. Je suis pour ma part d’une génération qui a vu arriver Le Pen père sur la scène politique au milieu des années 1980, qui a vu toute la classe politique se caler sur son agenda répugnant, lui emprunter son vocabulaire et lui reprocher des « mauvaises réponses » tout en lui concédant de « bonnes questions ». J’ai vu se succéder Pasqua, Debré, Chevènement, Sarkozy, Valls, j’ai vu la droite républicaine et la gauche socialiste traquer les sans-papiers, stigmatiser les « sauvageons », persécuter les femmes « voilées », ce qui m’a amené à m’engager et à écrire plusieurs livres, portant précisément sur notre « république du mépris », sur le « racisme républicain » qui la structure et qu’elle perpétue, et enfin sur la « lepénisation » – c’est-à-dire justement sur le fait que ledit racisme républicain, perpétué par les grands partis de gouvernement, nourrit, attise et légitime l’essor d’un mouvement néo-fasciste comme le Front national.

J’ai passé en somme beaucoup de temps à souligner que le FN n’est pas, comme on le prétend souvent, l’autre absolu de « la république » et des « républicains », mais qu’au contraire il emprunte certaines thématiques et certains registres argumentatifs à la tradition républicaine, notamment coloniale ou postcoloniale (comme par exemple la « préférence nationale », « l’assimilation », ou plus récemment la revisitation islamophobe de la laïcité, opérée par le PS et l’UMP entre 1989, 1994 et 2003 avant d’être reprise par le FN), ou qu’à l’inverse il inspire les partis de gouvernement en leur imposant un agenda, des problématiques, un vocabulaire (comme la notion de « racisme anti-blanc » ou « anti-français »). Me voici aujourd’hui dans une situation déroutante, liée sans doute à la banalisation achevée du FN, sa normalisation, sa légitimation : après avoir dû insister sur le fait que ce mouvementl n’est pas l’autre absolu de « la République », je me retrouve aujourd’hui à devoir rappeler qu’il n’est pas pour autant identique à ses « frères ennemis » du « Front républicain » (PS, LR et dépendances centristes, écologistes ou communistes), en termes de racismes notamment. Des gens comme Valls au PS, ou Sarkozy, Copé, Fillon de l’autre côté, ont certes beaucoup fait pour brouiller les frontières et produire de la ressemblance, mais il n’en demeure pas moins une différence, de forme, de modalité, d’intensité : c’est un racisme beaucoup plus obsessionnel, central, radicalisé, qui anime le FN – aussi bien sa candidate que son appareil et son électorat. 

Sur ce point une dernière réflexion me vient : qui seront au final « les responsables » si dans huit jours Le Pen triomphe à moitié (40% ou plus) ou complètement (plus de 50%) ? Argumenter en faveur du « vote barrage » revient-il à culpabiliser de manière abusive, illégitime, odieuse, les abstentionnistes ? Je prétends que non. Car sur ce point aussi je crois qu’il faut définir de quoi on parle : la culpabilité implique nécessairement la responsabilité, mais la réciproque est moins évidente. Je suis de ceux qui, depuis longtemps, se font un devoir de rappeler à des concitoyens oublieux, maintenus dans l’amnésie par le silence des journalistes et des dirigeants, que les premiers responsables ne sont évidemment pas les abstentionnistes mais les candidats fascistes et les électeurs qui votent pour eux. Et qu’une autre part de responsabilité, écrasante, revient précisément à ce monde politique et médiatique qui, sans discontinuer et de multiples manières, a assuré pendant des décennies la promotion et la légitimation des affects et des idées – racistes notamment – sur lesquels prospère aujourd’hui le Front national. Cette responsabilité est évidemment sans commune mesure avec la responsabilité individuelle d’un électeur ou d’une électrice, qui dispose du pouvoir de contribuer à un résultat d’élection dont les enjeux peuvent être lourds, mais d’y contribuer à hauteur d’une seule voix (soit rajoutée au « barrage », soit manquante) sur des millions.

Pour le dire autrement : si bien sûr j’espère au plus haut point qu’à gauche les « castors » seront bien plus nombreux que les « sans moi », parce que j’estime que Le Pen écrasée nous laisse un avenir moins atroce que Le Pen recalée de justesse, ou pire encore élue, si j’en suis convaincu – parce qu’on m’a convaincu – et si à mon tour j’essaye de convaincre, il serait hypocrite de ma part de prétendre que je n’interpelle pas toutes celles et ceux qui penchent plutôt vers le « sans moi » que vers le « barrage », et que je n’implique pas leur responsabilité. Mais il est tout aussi malhonnête d’assimiler cette interpellation à une mise en accusation faisant de l’abstentionniste le responsable de la situation, donc le coupable.

Si au moins implicitement j’interpelle l’abstentionniste, ce n’est d’abord pas en raison d’un niveau de responsabilité exorbitant que je voudrais faire peser sur lui : c’est simplement que la peur qui me motive se double de la claire conscience que c’est bien là (chez ce-tte « camarade » abstentionniste) et pas ailleurs (dans l’électorat de l’extrême droite, ou même de la droite, à qui je n’ai rien ou pas grand chose à dire d’entendable) que ma parole a plus de chance d’être entendue. Comme je l’ai laissé entendre plus haut, ça ne me dit rien d’aller prendre des apéros et des barbecues avec des voisins lepénistes, comme si j’allais ainsi communier avec le « vrai peuple » (dont je perçois mal ce qu’il a de plus vrai que mon peuple, celui de mes ami-e-s, avec qui je communie déjà très bien, merci) et « dépasser l’antiracisme moral » (dont je ne comprends pas bien pourquoi il devrait être dépassé [2]). Il me semble moins vain de m’adresser à celles et ceux qui par tradition politique, choix personnel ou nécessité vitale, ont une conscience et une pratique de l’antiracisme et/ou de l’antifascisme. Par ailleurs je sais aussi que quoi qu’il arrive, même si ledit ami ou « camarade » persiste dans son « sans moi » et ne me rejoint pas chez les castors, c’est avec lui que je me retrouverai de toute façon aux lendemains du 7 mai, quoi qu’il en soit sorti, pour continuer de lutter contre le racisme, le sexisme et quelques autres infamies.

Je sais donc parfaitement, quand je connais quelqu’un, ce que pèse son abstention et donc sa responsabilité rapportée d’une part à tout le corps électoral, d’autre part à tout ce que ce quelqu’un fait et a pu faire par ailleurs, tous les jours, contre le racisme, contre le FN, contre ses électeurs, contre les politiques publiques et les campagnes médiatiques qui lepénisent le pays depuis trois décennies... Je sais parfaitement aussi, quand je vois débouler par exemple un Manuel Valls, un Malek Boutih ou une Caroline Fourest, ou leurs équivalents anonymes, que leur « vote barrage » du 7 mai prochain, qui me paraît bienvenu et bon à prendre pour des raisons déjà expliquées, pèse par ailleurs bien peu de choses si c’est un jugement moral qu’on me demande, sur leur personne : le bulletin de Fourest contre Le Pen pèse bien peu à côté des masses de bulletins Le Pen co-produits par Caroline Fourest en quinze années d’éditocratie islamophobe de masse. Je ne sais pas comment dire mieux les distinctions qui se font selon moi entre des formes de responsabilités radicalement hétérogènes et inégales : je peux dire que le vote bienvenu de Fourest contre Le Pen (quelles que soient ses motivations d’ailleurs) « vaut mieux » que l’abstention de mon ami le plus cher et le plus admiré dès lors que je suis convaincu qu’il vaut mieux une Le Pen écrasée qu’une Le Pen au taquet ou carrément gagnante, et cela ne signifiera évidemment jamais que dans mon esprit la personne Fourest « vaut mieux » – en un autre sens, moral – que ledit admirable ami : l’acte bienvenu de Fourest n’effaçant pas l’immensité du mal commis depuis des années par cette personne, pas davantage que l’abstention de mon ami n’efface quoi que ce soit de son être et de ses actes, de ses vertus et de ses bienfaits.

Dixième objection : « On s’est fait avoir en 2002 avec le vote-barrage pour Chirac, ça n’a pas empêché la poursuite d’une politique antisociale et d’une lepénisation du pays, ça l’a même renforcé ».

J’ai déjà répondu dans le point n°4 : je ne vois pas qui s’est fait avoir en 2002, à part ceux parmi les castors qui croyaient sincèrement que leur vote allait transfigurer Chirac et infléchir sa politique vers la gauche – autrement dit peu de monde. De ce vote la plupart des castors n’attendaient qu’une chose : qu’il inflige le plus lourd des camouflets à un parti fasciste, de manière à l’écarter au maximum de la vie politique du pays. Et c’est ce qui fut fait, pour quelques mois. Il se trouve qu’après ces quelques mois, la droite comme la gauche ont été en dessous de tout, en construisant notamment un consensus national ultra-violent autour des « tournantes », des Ni putes ni soumises et du « problème du voile », qui a ouvert un boulevard à la propagande lepéniste et à son « renouvellement » (pseudoféministe, pseudolaïciste, « anti-communautariste ») – mais dans tout cela le « vote barrage » de 2002 n’est pour rien : rien n’indique (et on peut même supposer le contraire) que cela ne se serait pas produit aussi violemment, voire plus violemment, si Chirac avait été élu de justesse, sans les voix de la gauche. Ce que ces années 2002 et suivantes nous disent, me semble-t-il, c’est bien que le « vote barrage » contre le fascisme est nécessaire mais pas suffisant – ce qui au lendemain du 7 mai prochain pourra se redire dans cet ordre mais pendant l’entre-deux tours se dit dans l’ordre inverse : ce vote est insuffisant mais nécessaire.

Je ne sais pas comment conclure. Sur une considération peut-être plus affective, même si je me suis efforcé de proposer des arguments rationnels, étant convaincu qu’il en faut : l’argumentation que j’ai proposée ici est, comme toute argumentation, la face intellectualisée, rationalisée, d’états affectifs – en l’occurence deux affects principaux, qui me paraissent présents chez beaucoup, en tout cas autour de moi, chez mes proches, chez mes ami-e-s, y compris celles et ceux qui ne veulent pas faire les castors : la peur (qui l’emporte chez les castors) et le dégoût (qui l’emporte chez les « sans moi »). La forme et le niveau de l’une et de l’autre peuvent varier, ainsi que le contenu (ce ne sont pas exactement les mêmes choses qui font peur et qui dégoûtent), mais en gros le scrutin du 7 mai prochain représente pour beaucoup (j’ai dit beaucoup, pas tous), en tout cas pour beaucoup d’entre nous (je parle de moi et les miens, mes proches, celles et ceux blancs et non-blancs, militants et non-militants, qui font mon monde, nourrissent ma force, construisent mon existence), un choix imposé entre un candidat qui nous dégoûte et qui se nomme Macron, et une candidate qui nous fait peur et qui se nomme Le Pen. Cette formulation est bien sûr schématique puisqu’au fond, Macron me terrifie aussi, et Le Pen me dégoûte autant et même plus que Macron. Il reste qu’au final, c’est bien la peur – la peur que nous inspire Le Pen et plus précisément son accession au sommet de l’Etat – qui submerge le reste, et notamment la peur de Macron, de son équipe, de son monde. Et ce qui rend le choix et la discussion si difficile, intellectuellement aussi bien qu’émotionnellement, c’est que celles et ceux qui ont le plus de raisons d’être dégoûtés (par le système capitaliste, raciste, patriarcal que Macron représente et nous demande de reconduire sous une forme à peine relookée) sont aussi celles et ceux qui ont le plus de raisons d’avoir peur (de la politique ultra-capitaliste, ultra-raciste, ultra-patriarcale de Le Pen, vite relookée elle aussi, en jacquerie antilibérale).

On dit que la peur n’est pas toujours fondée, mais certaines le sont. On dit aussi que la peur est mauvaise conseillère, mais mon histoire personnelle et familiale m’a appris qu’elle ne l’est pas toujours, et que le « même pas peur » peut être le pire des conseilleurs. Nous sommes là, on le voit bien, dans un domaine qui ne relève pas des sciences exactes : ce que j’ai livré ici est une tentative de mettre en forme cette peur, la mienne et celle des miens. Je pense que c’est cette peur qui aujourd’hui prend le dessus et nous détermine, et je pense que ce n’est pas une erreur de lui laisser tant de place. Je crois qu’il y a de très réelles raisons d’avoir peur, parce qu’il y a de très réels dangers – je veux dire la perspective d’un avenir réellement pire que l’horreur présente et passée. Je crois enfin qu’il faut écouter sa peur (et donc assumer le niveau d’impuissance qu’elle révèle) et en faire quelque chose (à partir du petit niveau de puissance qu’elle nous laisse, la peur n’étant pas la certitude du pire), mais en tout cas pas la dénier, si l’on veut à terme – dès le 8 mai – reconstruire un autre présent, laissant une place à d’autres affects, comme l’espérance ou la colère, qui nourriront des luttes et des avancées.

Notes

[1Connus notamment pour leur fourestisme et leur foulardophobie.

[2Il faudra un jour revenir sur ce fait singulier, et à vrai dire problématique : le discrédit absolu de l’adjectif « moral » dans le monde militant, et la plus-value symbolique, la présomption de clairvoyance, de lucidité, d’intelligence stratégique et de courage que suffit à donner la mise en congé ostensible et théâtralisée de tout soucis moral.