
Cette posture, récurrente chez certains essayistes rechignant à prendre au sérieux d’autres rapports sociaux, et désireux de se débarrasser ainsi des revendications égalitaires, faussement rebaptisées identitaires, ne me convient pas.
Ce livre, comme le précédent De bons voisins, est consacré à la bourgeoisie progressiste et montre que la gayfriendliness vient conforter son autorité morale. Mais elle n’est pas qu’un instrument. À s’en tenir à cette lecture, on manquerait ce que dégage l’analyse sociologique, à savoir les forces sociales (coming out des gays et des lesbiennes dans les familles hétéros, émergence des quartiers gais et gentrification, résistances des femmes à la domination masculine) qui créent une norme sociale nouvelle.
Le rapport à l’homosexualité est inscrit dans des rapports de classe, qui l’affectent au point de perpétuer les formes et les normes d’une homosexualité acceptable, légitime et, en cela, de définir en même temps des nouvelles formes de rejet et de contrôle. Ce n’est pas tout.
La violence exercée par les classes supérieures, et en premier lieu la violence symbolique, est modelée par d’autres rapports sociaux.
En effet, si les plus dotés maintiennent leurs privilèges, c’est sur les bases de la stigmatisation morale dont sont toujours l’objet certaines sexualités, et de masculinités dominantes qui continuent à maintenir les femmes dans des positions subordonnées.
En d’autres termes, la classe modèle les rapports de sexualité et de genre, de même que ces derniers participent à la légitimation des rapports de classe.
Ce livre se propose de reconnaître les formes d’un progrès social, indéniable, et d’en exposer les conditions, coûteuses au regard des revendications démocratiques et de l’émancipation sexuelle. Dans le groupe étudié des hétérosexuels et des hétérosexuelles gayfriendly, l’hétéronormativité ne passe plus par la haine ni par la contrainte à l’hétérosexualité. Cela change beaucoup de choses.
Ce qui ne change pas, cependant, c’est que les gays et les lesbiennes conservent un statut particulier, sous le regard même des hétéros qui cultivent le plus l’acceptation. À l’évidence, il faut renoncer à l’idée qu’un univers gayfriendly, en extension, coexisterait avec un monde homophobe, que des groupes acquis à la tolérance s’opposeraient à d’autres, toujours rétifs.
Chez ceux et celles-là mêmes qui revendiquent la tolérance, d’importantes limites existent, et des variations considérables distinguent les individus, selon leur sexe et leur âge, mais aussi selon les lieux et les moments où ils acceptent les gays et les lesbiennes. Plus que des limites, ce sont des conditions.
Il n’y a donc pas un progrès quantifiable qui, pour connaître des reculs (comme l’élection de Donald Trump ou l’influence désormais acquise par la Manif pour tous), n’en serait pas moins inéluctable. En réalité, la norme de la gayfriendliness visibilise aujourd’hui des mots et des attitudes à travers lesquels s’exprime un certain progrès, contraignant de ce fait la manière dont les gays et les lesbiennes peuvent aujourd’hui réclamer l’égalité.
Je voudrais pour finir décrire de façon plus synthétique le regard posé sur les gays et les lesbiennes, et la place qu’occupent ces derniers dans la vie des hétérosexuels gayfriendly. De l’enquête se dégage une acceptation que l’on peut mesurer à partir de trois critères inégalement satisfaits, et différemment en France et aux États-Unis : la banalité, la normalité et l’égalité.
Si la banalité est désormais acquise, la normalité est encore refusée à certains gays et lesbiennes tandis que l’égalité reste encore à conquérir.