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Banal, quasi normal, mais pas encore égal

Eléments de diagnostic sur la place de l’homosexualité aujourd’hui (partie 2)

par Sylvie Tissot
15 décembre 2019

S’il y a progrès dans l’acceptation de l’homosexualité, comment le mesurer et comment le caractériser ? Comment rendre compte de cette contradiction d’une vie désormais possible « hors du placard », mais qui reste sous domination hétérosexuelle ? Aujourd’hui, l’hétérosexualité reste un modèle dominant, un mode de vie valorisé, une institution sociale organisant de fait la vie intime et la vie publique, les désirs et les pratiques. C’est bien ce système de domination qui résiste et se recompose à travers la gayfriendliness prisée par les hétérosexuels fortunés. Dans la conclusion de son livre Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, Sylvie Tissot décrypte et décrit cette norme singulière à travers trois critères, inégalement satisfaits : celui de la banalité, celui de la normalité et celui de l’égalité.

Partie 1.

En ce début du XXIe siècle, dans de grandes villes comme New York et Paris, l’homosexualité est non seulement présente, mais visible. Plus que cela, et tout particulièrement dans les quartiers de Park slope et du Marais, elle n’est plus un objet de surprise, un élément détonnant et dissonant dans l’environnement quotidien des hétéros. Elle attire beaucoup moins l’attention et le regard. Ce n’est pas une anomalie.

En d’autres termes, elle est désormais banale.

De ce point de vue, le régime de la gayfriendliness constitue un moment particulier dans l’histoire de l’hétérosexualité. L’homosexualité n’est plus obligatoirement tue et tenue (relativement) secrète, reléguée aux marges, évoquée de façon codée, ou explicitement par des spécialistes, médecins et psychologues, qui en font un « problème » ou simplement une réalité à expliquer.

Certes, de même que la sexualité n’a jamais été dans l’ombre de la société victorienne décrite pas Foucault, on a toujours, du moins à partir du moment où la catégorie a existé, parlé de l’homosexualité. On en parlait cependant comme d’un secret, parfois à dévoiler quand celle-ci était traquée.

Elle était présente dans les centres-villes, comme la rue Sainte-Anne du 1er arrondissement de Paris, les quartiers populaires du sud de Manhattan décrits par l’historien George Chauncey ou encore le Times Square d’avant la rénovation urbaine des années 1970, ainsi que dans toutes les pissotières des villes américaines : à de nombreux endroits donc, mais marginaux et discrédités.

Ce n’est plus le cas désormais. L’homosexualité occupe une place visible dans les mêmes lieux que les hétéros : les immeubles où ils peuvent habiter en couple, parfois mariés, les rues où ils sont autorisés à afficher cette conjugalité, la vie associative et politique qui valide leur cause, ou encore les commerces et les restaurants où leur présence peut contribuer à l’ambiance bohème et branchée prisée par les gentrifieurs.

La visibilité excède même les quartiers où elle forme un élément – contrôlé et conforme – d’un entre-soi de classe et de race.

Depuis les années 1970, l’homosexualité est devenue, dans l’ensemble de la société, une question politique, un objet de combats, une cause plus consensuelle depuis qu’elle s’est concentrée sur l’accès au mariage dans les années 1990. Clivante, elle a en même temps été intégrée par un nombre croissant de groupes politiques, d’associations, voire d’entreprises et de commerces, même si ces derniers convoitent, et donc visibilisent, les gays plus que les lesbiennes. L’homosexualité a pris place durablement sur l’agenda politique.

Depuis les années 1990, aux États-Unis et plus lentement en France, le monde culturel lui a aussi ouvert ses portes, que ce soit à travers les personnages des séries télévisées, les invités des talk-shows ou encore des présentateurs et des stars. De nombreuses personnalités continuent à cacher leur homosexualité, mais sur les écrans, les gays et les lesbiennes sont présents, et parfois au premier plan.

Ce tournant historique ne s’explique pas seulement par les transformations couramment évoquées comme la libération sexuelle et la recomposition du couple et de la famille. En revendiquant la fierté et en demandant la reconnaissance, les mouvements gais et lesbiens ont joué un rôle considérable.

Mais comme ce livre et mon précédent ouvrage consacré à la gentrification à Boston l’ont montré, l’histoire des villes nord-américaines et européennes a été déterminante, recomposant les clivages sociaux et spatiaux par les alliances inédites qu’exigeait la conquête des centres-villes pauvres par la bourgeoisie.

Il reste que la banalité, frappante à NewYork plus qu’en France, n’est de toute façon pas sans contrepartie en ce qu’elle rend désormais impossible, ou plus difficile, la vie cachée. La visibilité n’est pas seulement possible mais quasi obligatoire.

En effet, les hétéros n’ignorent plus et ont accepté de reconnaître ; en même temps, leur nouvelle attitude s’accompagne d’une volonté de savoir (certes plus bienveillante qu’au temps de l’homophobie dominante) : il faut dire, et sans honte, être « authentique » et « sincère ».

Parallèlement, la propension à signaler son orientation sexuelle est renforcée chez les hétérosexuels. D’une part, il faut éviter le soupçon d’homosexualité que crée la visibilité gaie. D’autre part, nous l’avons vu, être hétérosexuel gayfriendly conduit à se définir à travers une identité indissociablement morale et sexuelle : on est hétérosexuel autant que gayfriendly.

Le régime contemporain de la gayfriendliness a, enfin, une autre caractéristique : les logiques de classe et de race pèsent sur les formes prises par la banalité de l’homosexualité. Il faut se dire et se montrer, mais d’une certaine manière, à travers les filtres d’une nouvelle normalité.

Partie 3.

P.-S.

Ce texte est extrait de la conclusion du livre Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité, paru aux éditions Raisons d’agir en 2018. Voir le livre pour les références et notes de bas de page.