Accueil > Des livres importants > Banal, quasi normal, mais pas encore égal

Banal, quasi normal, mais pas encore égal

Eléments de diagnostic sur la place de l’homosexualité aujourd’hui (partie 4).

par Sylvie Tissot
16 décembre 2019

S’il y a progrès dans l’acceptation de l’homosexualité, comment le mesurer et comment le caractériser ? Comment rendre compte de cette contradiction d’une vie désormais possible « hors du placard », mais qui reste sous domination hétérosexuelle ? Aujourd’hui, l’hétérosexualité reste un modèle dominant, un mode de vie valorisé, une institution sociale organisant de fait la vie intime et la vie publique, les désirs et les pratiques. C’est bien ce système de domination qui résiste et se recompose à travers la gayfriendliness prisée par les hétérosexuels fortunés. Dans la conclusion de son livre Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, Sylvie Tissot décrypte et décrit cette norme singulière à travers trois critères, inégalement satisfaits : celui la banalité, celui de la normalité et celui de l’égalité.

Partie 3

« Normal but still unequal », tel serait le nouveau statut, selon Steven Seidman, des gays et des lesbiennes. Si ce constat de normalité semble trop rapide, celui d’inégalité est confirmé par l’enquête. Rappelons-le d’abord : la reconnaissance de l’égalité, et donc le refus des discriminations, est plus prononcée aux États-Unis qu’en France où ce principe pourtant républicain a moins de poids que l’attachement au libéralisme sexuel. Il reste que, dans les deux pays, la gayfriendliness laisse entrevoir une articulation singulière entre différence, égalité et inégalité.

Le déclin du stigmate attaché à l’homosexualité atténue de fait la perception d’une différence chez les hétéros gayfriendly : le gay n’est pas l’autre abominable, l’oncle honteux, le voisin bizarre, la commerçante louche ; il est le collègue animé par le même ethos professionnel, la mère d’élève également inquiète des résultats scolaires de sa progéniture, et l’ami rencontré à la fac, peut-être ancien colocataire, avec qui on partage les mêmes préoccupations.

La perception d’aspirations et d’intérêts communs nourrit cette attitude. La reconnaissance du droit à la famille et à la conjugalité pour les gays et les lesbiennes a permis un déplacement notable, en mettant fin à l’exclusion voire au bannissement des maisons, des quartiers et des lieux de travail. Le sentiment de ressemblance prend son origine dans un autre phénomène, plus subtil, qui est la définition désormais donnée de l’orientation sexuelle, quelle qu’elle soit.

L’homosexualité n’étant plus une « espèce », elle devient une « nature » comme l’hétérosexualité. Que l’on soit l’un ou l’autre, on est défini par un certain désir, inné, qui se superpose, dans les deux cas, à des pratiques et à une identité singu- lières. sébastien Chauvin et Arnaud Lerch estiment que ce rappro- chement est la condition d’une nouvelle « coexistence pacifique ». On en voit une évidente illustration dans des quartiers comme Park slope, le Marais et bien d’autres, où la banalisation a favorisé l’égalité de traitement.

L’atténuation de la différence négative, corollaire de l’homophobie historique, accompagne donc l’égalité des droits : droit à l’intégrité et à la dignité à travers la réprobation des insultes et de la violence et, plus largement, refus de tout traitement différentiel sur la base de l’orientation sexuelle. La gayfriendliness contribue au combat contre les discriminations.

Reste que cet état de fait juridique, renforcé avec la légalisation du mariage pour les couples de même sexe et les dispositifs de lutte contre les discriminations, n’épuise pas la question de l’égalité. En effet, dès lors que l’homosexualité reste potentiel- lement dépréciée à travers des figures-repoussoirs, l’atténuation de la différence perçue n’est pas entière. Le maintien de la différence et de son caractère problématique requiert ainsi une gestion de celle-ci.

De fait, comme tout le livre l’a montré, et en dépit des professions de foi – « it’s a non issue » –, on peut dire que l’homosexualité reste un enjeu. Elle exige d’abord un apprentissage, plus ou moins douloureux, quand les coming out de proches la font surgir dans la sphère intime. Elle fait l’objet d’une rationalisation, d’une distribution minutieuse à travers la promotion de la « diversité », d’un accueil bienveillant mais dans certains lieux choisis.

Surtout l’homosexualité reste une question discutée, commentée. Non pas tant pour en disséquer l’anormalité et en chercher l’origine, puisque celle-ci est désormais une réalité tenue pour biologique. Mais plutôt pour s’inquiéter de ou pour fantasmer sur la vie sexuelle des lesbiennes, pour s’interroger sur le devenir de son propre enfant (est-il homo ?), et pour s’assurer de la présence d’un « meilleur ami gai » dans son cercle proche.

La différence conserve donc un caractère ambivalent. Certes, sa reconnaissance permet l’égalité, et inversement. Les deux concepts (différence et égalité), en effet, n’ont rien de contradictoire. C’est parce qu’est accepté le fait d’avoir une autre orientation sexuelle que l’égalité de traitement est possible, et celle-ci permet en retour aux différences de s’épanouir. Le désir pour quelqu’un du même sexe est une réalité admise par les hétérosexuels s’il ne s’agit pas d’eux-mêmes. Ceci est une manifestation et une condition même de l’acceptation.

Il reste que, comme les travaux sur le genre nous l’ont appris, la catégorisation va de pair avec la hiérarchisation. C’est le cas pour les relations entre homosexuels et hétérosexuels, comme pour celles entre les hommes et les femmes. Les « gays » et les « lesbiennes » continuent à désigner une réalité différente, désignée parce qu’elle reste à la fois à gérer et, dans certaines de ses manifestations, à tolérer, avec toutes les réserves que signale l’idée de « tolérance ». C’est cette gestion même qui requiert la catégorisation. Pour comprendre, accepter et organiser la présence de l’homosexualité dans son environnement quotidien, il faut en effet la nommer et la décrire.

Mon enquête participe ainsi au dévoilement et à l’étude du caractère historique de la binarité hétérosexualité/homosexualité. Cette manière de classer est en partie arbitraire : en témoignent la bisexualité et les relations que des personnes s’identifiant comme hétérosexuelles ont avec des personnes de même sexe. À l’évidence, la classification est restrictive et peine à rendre compte des possibles en matière de sexualité.

Une autre manière de dénaturaliser cette binarité, c’est d’en étudier l’évolution au cours du temps. Loin de l’abolir, le régime actuel de la gayfriendliness la confirme. Le déclin relatif de l’homophobie n’a pas démultiplié les manières d’articuler et de définir sexualités, identités et pratiques, même s’il a rendu plus légitimes et visibles ceux et celles qui recherchent davantage de fluidité.

Quels que soient les aménagements et résistances suscités par ces normes, l’assignation à une sexualité (hétéro ou homo) est aussi forte que l’assignation à un genre (homme ou femme) toutefois, elle n’est pas qu’imposée violemment.

D’abord parce que les catégorisations en question sont aussi reprises par les intéressés, dans certains contextes, et parfois mises au service de stratégies politiques. Elles ont aussi rendu possible la coexistence normée régnant dans les quartiers gayfriendly.

Là, les gays et les lesbiennes sont au centre de discours et de pratiques dont les hétéros sont fiers : se réjouir d’habiter dans un quartier « mixte », avoir des amis gais et les inviter à son mariage, fréquenter l’église ou la synagogue ouverte aux gays et aux lesbiennes, et même inviter le copain de son fils et ses deux mamans à sa fête d’anniversaire.

Une norme puissante organise ces espaces, portée par un groupe bien particulier au sein des dominants de l’ordre hétérosexiste, particulier car il est parvenu à subvertir cet ordre autant qu’à le conserver, pour son plus grand profit.

P.-S.

Ce texte est extrait de la conclusion du livre Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité, paru aux éditions Raisons d’agir en 2018. Voir le livre pour les références et notes de bas de page.