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Banal, quasi normal, mais pas encore égal

Eléments de diagnostic sur la place de l’homosexualité aujourd’hui (partie 3).

par Sylvie Tissot
16 décembre 2019

S’il y a progrès dans l’acceptation de l’homosexualité, comment le mesurer et comment le caractériser ? Comment rendre compte de cette contradiction d’une vie désormais possible « hors du placard », mais qui reste sous domination hétérosexuelle ? Aujourd’hui, l’hétérosexualité reste un modèle dominant, un mode de vie valorisé, une institution sociale organisant de fait la vie intime et la vie publique, les désirs et les pratiques. C’est bien ce système de domination qui résiste et se recompose à travers la gayfriendliness prisée par les hétérosexuels fortunés. Dans la conclusion de son livre Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité à Paris et à New York, Sylvie Tissot décrypte et décrit cette norme singulière à travers trois critères, inégalement satisfaits : celui de le la banalité, celui de la normalité et celui de l’égalité.

Partie 2.

La période actuelle marque un tournant en ce que la figure de la déviance homosexuelle, que celle-ci prenne sa source dans le pêché, la maladie ou la déficience psychologique, a largement disparu pour les gentrifieurs de Paris et New York. L’orientation homosexuelle n’est plus un comportement criminalisé.

Surtout, elle n’est plus, en soi, un stigmate qui s’accompagnait de la contrainte explicite et assumée à l’hétérosexualité, projet désormais abandonné.

Plus que cela, elle peut, dans ce milieu, devenir une différence positive : chez l’ami gai par exemple, quand il est un élément d’une vie sociale et intime pas complètement conforme ou, plus couramment, une source de distinction.

Ce renversement ne doit pas être sous-estimé. Ce qui n’a pas changé, toutefois, c’est l’existence d’une charge normative qui continue à peser, non pas sur l’homosexualité en elle-même, mais à travers le partage entre homosexualité problématique, dépréciée et donc toujours déviante, et homosexualité normale et parfois recherchée.

La norme s’est déplacée. Elle s’est considérablement allégée pour les individus qui y échappent et, en tout cas, qui peuvent se prévaloir du stigmate désormais attaché à l’homophobie. Mais elle pèse de tout son poids sur ceux et celles qui continuent à être rejetés.

De fait, l’acceptation a progressé sur la base de certaines valeurs et, sans doute, à condition de reprendre ces valeurs : le primat moral donné au lien conjugal et à la vie de famille tel qu’ils sont définis par les classes supérieures.

Tout le livre l’a montré : on ne saurait faire de ce dernier groupe, et même de sa fraction la plus dotée en capital culturel, l’avant-garde du progressisme en matière de sexualité. Si il aime se penser ainsi, et construire de la sorte son autorité morale (notamment contre les « autres » homophobes), en réalité, la place des gays et des lesbiennes dans son milieu est circonscrite, contrainte par des normes de classe et de race, et soumise à l’obligation de conformité, parfois de surconformité dans le cas des familles homoparentales.

Des enquêtes restent à faire pour comprendre les formes d’acceptation existant dans d’autres milieux, moins dotés et racisés. Mais on peut avancer à ce stade une idée certaine. Plus informelles et moins autocélébrées, les modalités de coexistence ne s’y accompagnent pas des mêmes injonctions à la respectabilité. Sans doute y a-t-il même dans les classes populaires, comme le suggère Wilfried Rault citant le sociologue Olivier Schwartz, un « pragmatisme moral » favorisant l’acceptation de l’homosexualité.

La norme, promue dans les centres-villes gayfriendly et reprise largement par les défenseurs de la cause, érige un modèle clair, celui du « gay normal », un homme plus souvent qu’une femme, dont « on attend qu’il respecte les conventions de genre, qu’il associe la sexualité à des valeurs romantiques, quasi maritales et familiales, incarne l’individualisme économique, et affiche une fierté nationale ».

Comme nous l’avons vu, la perception d’une commune condition que crée l’engouement conjugal a largement contribué à mettre fin au stigmate de l’homosexualité. La création d’une autre altérité problématique a accompagné ce mouvement. Se trouve ainsi déplacé ce que Gayle Rubin décrivait comme le « cercle vertueux » des sexualités.

La sexualité « normale » n’englobe plus seulement la sexualité hétérosexuelle, conjugale, monogame, procréatrice et non commerciale dont parle l’universitaire étatsunienne, mais aussi la sexualité homosexuelle qui adopte ces caractéristiques. L’homosexualité qui se distancie de celles-ci, voire les conteste, est dépréciée et tenue à distance.

Cela est plus frappant aux États-Unis qu’en France, où le libéralisme sexuel et le moindre attachement au mariage relativisent cette déviance. Dans les deux pays, celle-ci reste néanmoins surveillée dans l’espace public, sous l’effet de la gentrification qui restreint l’expression de comportements contestataires et alternatifs.

Cette distanciation intervient aussi au sein de l’espace privé familial, où il faut protéger l’ordre du genre et de la conjugalité et maintenir la sexualité subordonnée, ou du moins connectée à celle-ci, voire à la procréation.

Cette norme ne se contente pas d’établir des figures positives et des figures négatives. Elle fonctionne aussi sur la base de plusieurs injonctions contradictoires. C’est ainsi à travers la représentation du « gay love », associé à la romance et à la tendresse, que bien souvent la sympathie des hétérosexuels pour les gays et les lesbiennes est exprimée. Valorisée, cette figure est aussi un passage obligé, une posture attendue des gays et des lesbiennes respectables, ceux qui, par exemple, posent en souriant pour la section des annonces matrimoniales du New York Times.

Pourtant, si, tout particulièrement aux États-Unis, ces derniers se doivent de rechercher la félicité conjugale, ils sont toujours soupçonnés de ne pas pouvoir l’atteindre et restent, de ce fait, associés au malheur. La figure du malheur fait en effet partie intégrante du regard bienveillant que certains hétérosexuels portent sur les gays et les lesbiennes. Elle vient aussi justifier les réserves qu’expriment des parents confrontés au coming out de leurs enfants.

Pour dire autrement cette contradiction : les gays et les lesbiennes sont décrits comme désormais heureux grâce aux hétéros gayfriendly qui leur ouvrent les portes de la vie conjugale ; pourtant ces derniers ne sauraient tout à fait croire à leur bonheur – sous peine, peut-être, de relativiser le leur –, et ils continuent à scruter la destinée des gays et des lesbiennes et à en prévoir les écueils.

C’est aussi à travers le prisme politique que fonctionnent les injonctions contradictoires : d’un côté, les gays doivent se soumettre à la norme ; de l’autre, l’injonction à la subversion leur est rappelée, notamment quand ils revendiquent les mêmes droits que les hétéros. C’est l’argumentaire qui a été développé par certains acteurs politiques pendant les débats sur la loi Taubira, que ce soit dans le camp traditionaliste ou chez ceux qui se posent comme révolutionnaires. La demande d’égalité des droits a été requalifiée en « normalisation des modes de vie des gays », cantonnés dans une posture transgressive qui est pourtant rarement exigée des hétérosexuels.

Désormais heureux, mais toujours guettés par le malheur, on attend aussi des gays et les lesbiennes qu’ils soient enfin « normaux » ... mais pas trop.

Moins brutale ou explicite, cette nouvelle charge morale continue à fonctionner comme un outil de contrôle. D’abord, parce que la dissociation établie entre « bonne » et « mauvaise » homosexualité fait peser le soupçon sur tous les gays et les lesbiennes : chacun est, à un moment donné, susceptible de tomber ou de retomber dans la seconde catégorie. La vigilance est donc de rigueur.

En effet, si ce nouveau régime normatif permet aux hétérosexuels gayfriendly d’accepter sans crainte des gays et des lesbiennes dans leur environnement, il crée aussi de l’anxiété. Comment être complètement sûr qu’ils se conforment à l’homosexualité désirable, c’est-à-dire qu’ils ne s’embrassent pas en présence des enfants, s’interdisent les blagues sexuelles, ne racontent pas leurs virées en backroom ou à Fire island, lieu de villégiature gai, et évitent les vêtements et attitudes venant brouiller les normes de genre ? Comment éviter les revendications « excessives » – c’est-à-dire non validées, non soutenues ou même non initiées par les hétérosexuels –, les attitudes « ingrates » de gays et de lesbiennes toujours « critiques » ?

Certes, ce regard est plus inquiet chez les hommes hétérosexuels et dans la génération la plus âgée. Mais il informe la gayfriendliness en général, qui est rarement inconditionnelle, toujours susceptible de se donner à voir ostensiblement puis de se refermer soudainement. Finalement, plus l’homosexualité est respectable, plus l’adhésion gayfriendly est enthou- siaste. Plus l’homosexualité questionne l’hétéronormativité, plus les opinions se font convenues, et les mises à distance fermes, particulièrement au sein du foyer.

L’asymétrie que cette norme instaure n’est pas très étonnante. De fait, certes en interaction avec les mouvements gais et lesbiens, elle a été construite par les hétéros et, plus important encore, par les plus dotés d’entre eux, les habitants des quartiers super gentrifiés. Auréolés de l’autorité morale conférée par le déménagement dans des quartiers populaires, ces derniers détiennent les ressources économiques et culturelles qui leur permettent de réorganiser leur espace résidentiel. Là, ils ont inventé des styles de vie basés sur une valorisation de la « diversité » qui fait la part belle à la gayfriendliness.

Celle-ci est donc aussi un instrument de pouvoir.

Même s’il n’y a plus d’interdictions et d’exclusions explicites, de nombreuses règles, souvent non dites, prévalent, contraignant les manières de vivre dans son quartier. Une question se pose alors : peut-on dire que les gays et les lesbiennes se sont « normalisés » ? Le déplacement de focale opéré par cette enquête s’avère ici utile : si on aime disserter sans fin, et de façon parfois peu étayée, sur le fait que « les gays se normalisent », il faut garder en tête que ce sont toujours les hétérosexuels qui, en premier lieu, normalisent.

Partie 4.

P.-S.

Ce texte est extrait de la conclusion du livre Gayfriendly. Acceptation et contrôle de l’homosexualité, paru aux éditions Raisons d’agir en 2018. Voir le livre pour les références et notes de bas de page.