Nous l’avons souligné au sujet de l’ouverture, la tension entre les désirs humains et la répression de ces désirs se traduit narrativement dans ce film par différentes poursuites qui structurent l’action : comme les gangsters dans les premières scènes poursuivis par la police, les trois personnages principaux sont forcés par différentes instances (qui ne les laissent pas vivre en paix) de réagir comme ils le peuvent, avec les moyens qui leur sont donnés, dans le but de survivre.
Nous tenterons donc de présenter la nature de ces menaces qui pèsent sur nos personnages, les aliénations qu’on cherche à leur faire subir ainsi que les moyens qu’ils sont amenés à déployer pour s’en libérer.
Figures de l’autorité
La police bien sûr pour les gangsters qui, comme nous l’avons souligné, se caractérise dans ce film par une volonté de brimer les individus ; la période de la prohibition aux États-Unis étant à cet égard très riche en enseignements : initialement décidée pour des raisons morales, elles a justement causé d’énormes problèmes moraux. Et les problèmes contre lesquels l’État prétendait lutter ont précisément été aggravés [1].
Ce schéma se retrouve dans notre scénario avec des figures d’autorité qui briment nos trois personnages principaux, ainsi que d’autres instances secondaires qui peuvent leur être associées (dans cette partie, nous nous intéresserons surtout à ceux qui menacent les deux personnages principaux masculins) :
– La police qui poursuit Joe et Jerry au début du film.
– Les gangsters qui les menacent par la suite.
– Une fois déguisés en femmes, c’est de la directrice de l’orchestre dont ils doivent se cacher.
D’une manière ou d’une autre, nous retrouvons des figures parentales :
– un Parrain, incarné par Georges Raft, figure évidente du père qui cherche à assassiner ses enfants à qui ils reproche d’avoir été témoins d’un péché [2] ;
– une Patronne, Sweet Sue, qui évoque plutôt la figure de la Matrone, qui interdit explicitement à « ses » filles les hommes et l’alcool, et qui incarne donc l’État américain et sa morale puritaine et austère).
Le Parrain (qui concentre tous les attributs que la culture américaine hétérosexuelle associe à la virilité) ainsi que la Matrone qui prône une féminité soumise et dominée, renvoient donc pareillement à des figures castratrices – en témoignent les comportements diversement ridicules (du moins le film les présente-il ainsi en nous invitant à rire d’eux) de ceux qui se soumettent à leur pouvoir délirant :
– L’administrateur de Sweet Sue qui la craint comme une mère dominatrice.
– Les hommes de mains de Spats Colombo, stupides et soumis que le Parrain n’hésite jamais à humilier.
– La mère d’Osgood, qui force son fils pourtant assez âgé à se marier tout en n’hésitant pas à porter sur ses prétendantes des jugements aussi sévères qu’incongrus : situation qui le présente d’emblée comme un être diminué, incapable de se libérer du joug maternel (ce qui confère à ce personnage une dimension comique évidente compte-tenu de son âge).
Le film indique bien par conséquent que les représentations classiques maintes fois incarnées au cinéma (le héros viril et la femme soumise) – liées à des stéréotypes qui structurent nos imaginaires – sont en réalités des clichés dangereux qui servent les appétits illégitimes des puissants (tout en les maintenant paradoxalement dans une position aliénante) et qui menacent l’épanouissement des individus. C’est donc bien la domination masculine qui est dénoncée par ces railleries acerbes. Plus précisément, ces figures présentent de manière ironique les inconvénients pour les hommes que présente aussi cette domination. Le rire provoqué par les scènes où tel personnage masculin est humilié par une figure paternelle virile est en réalité un rire cynique, froid et dénonciateur [3].
Pour ce qui concerne la menace que constituent les désirs éventuels de ces hommes travestis en femmes placés dans un environnement féminin (notamment dans la célèbre scène des couchettes), il ne s’agit en réalité que de cette même domination masculine incorporée et risquant d’ailleurs de ne se manifester que de manière corporelle. Au-delà de ce genre de manifestation, le dépassement psychologique qu’implique ce genre de transgression trouvera, nous le verrons plus loin, une résolution assez simple.
Menaces romanesques
La domination masculine est bien sûr aussi et surtout ce qui brime les femmes. C’est clairement ce que cherche à fuir le personnage incarné par Marilyn : elle révèle à Joe, dans une scène centrale, qu’elle a trop souffert à cause de ces hommes qui l’ont réifiée, qui se sont moqués d’elle et qui ne lui ont donné aucune considération. Elle explique pourtant qu’elle a toujours été très aimante avec ses compagnons. Qu’est-ce à dire ? L’évocation du rôle qu’elle tenait dans ces ménages fait clairement référence à un modèle :
« All they have to do is play eight bars of “Come to me, my melancholy baby” and I get goose – pimply all over, and I come to them (...)You fall for them. You think this gonna be the biggest thing since the Graf Zeppelin. The next thing you know, they are borrowing money from you, spending it on other dames and betting on horses.
Then one morning you make up, the guy’s gone, the saxophone’s gone. All that’s left is a pair of old socks and a tube of toothpaste all squeezed out.
You pull yourself together, you go to the next job, the next saxophone player. It’s the same thing all over again. »
(« Ils leur suffit de jouer les premières mesures de “Come to me my Melancholy baby” et j’ai la chair de poule, je me morfonds entre leur bras... Tu ne sais pas comment ils sont... On craque pour eux. On croit que ça sera quelque chose de merveilleux. Et subitement, ils t’empruntent de l’argent, le dépensent pour d’autres femmes ou pour miser sur des chevaux... Et un matin, on se réveille, le gars est parti, le saxophone est parti, il ne te reste plus qu’une veille paire de chaussettes et un tube de dentifrice complètement vidé ».)
Ce qui est résumé ici de façon humoristique, c’est le synopsis-cliché de nombreuses histoires tragiques, mélodrames et autres romans classiques qui ont inspiré de nombreux scénarios pour le cinéma des périodes antérieures : un beau jeune homme sans scrupule conte fleurette à une belle jeune fille naïve, la séduit, profite d’elle et finit par la laisser tomber.
Dans notre film, il s’agit du passé du personnage, correspondant à celui de nombreux autres personnages féminins. Son caractère archétypal est indiqué dans cette phrase qui clôt la réplique :
« It’s the same thing all over again »
(C’est toujours la même chose qui recommence »).
Effectivement, ce schéma n’a rien d’original, et ne peut être évoqué dans un film de Wilder que comme référence, qui plus est traitée de manière ironique... Il se moque de cette naïveté romanesque en en révélant en filigrane, au-delà de son traitement comique, tout le caractère vulgaire (décalage entre le fantasme de la jeune fille et la vérité du personnage masculin qui se révèle être un voleur, un jouisseur sans scrupule et sans morale – un être médiocre donc, vil et méprisable ; jeune homme apparaissant et disparaissant évoqué dans ce récit par des synecdoques peu valorisantes : un tube de dentifrice vidé, une vielle paire de chaussettes... Autant de formes phalliques molles, vidées au sens propre du terme et témoignant d’une disparition concrète de l’activité sexuelle – ce que dit symboliquement en français l’expression « laisser tomber » ).
Sugar ne sait pas ce que c’est (en clair, ce qui fait qu’elle « s’emballe » systématiquement pour mieux être déçue à la fin...) ni pourquoi elle se laisse ainsi toujours avoir. Ce que c’est, évidemment, la référence de Wilder est explicite, correspond à la disposition appelée dans l’histoire littéraire bovarysme, ou ce que René Girard a appelé dans un ouvrage célèbre le « mensonge romantique » que le roman moderne s’est acharné à dénoncer [4] : cette naïveté, cette faiblesse permise par ces fantasmes promus par les contes de fées, et leur armée de princes charmants et de princesses parfaitement soumises avec lesquels nous conditionnons nos enfants, répandus par les romans courtois du Moyen Âge et inspirant encore aujourd’hui de nombreux éléments de notre culture, sont aussi les produits de la culture hétérosexuelle s’attachant à lutter contre tous les éléments des cultures antérieures. Comme l’a précisé Louis-Georges Tin :
« À bien des égards, la courtoisie est un leurre. Au-delà de l’image enchantée de la féminité, demeure la réalité des femmes, assignées à résidence symbolique. » [5]
Ces histoires donc qui structurent l’imaginaire de Sugar, solidaires d’une culture visant notamment à maintenir une forme paradoxale de domination sur les femmes, l’empêchent de voir clairement dans le jeu des hommes qu’elle rencontre ; elle rêve à ce stade du récit d’épouser un prince charmant des temps modernes – c’est-à-dire un riche héritier lisant le Wall-Street Journal. Autre cliché : elle a assez de lucidité pour se méfier maintenant des jeunes romantiques qui tenteront de la séduire mais pas encore assez pour se départir absolument de toutes les illusions créées par la culture hétérosexuelle. Ce qui est aussi intéressant dans cet archétype cinématographique caractéristique du cinéma de Wilder (ressemblant ici à des auteurs comme Flaubert ou Cervantès), c’est qu’il s’agit là d’un personnage nourri d’autres fictions ; exactement les mêmes qui structurent nos imaginaires bien réels... Ce qui est visé, dénoncé et moqué dans cette fiction – par un habile jeu de traversées symboliques et formelles (que l’on nomme en narratologie métalepses) – est bien la domination masculine et la culture hétérosexuelle réelles de nos sociétés.
Pression sociale
Ce qui rassemble alors nos trois personnages principaux, c’est bien évidemment leur situation sociale inférieure : ils manquent d’argent, doivent donner de leur personne, et plus précisément de leur corps, pour survivre dans cette société.
Joe et Jerry sont d’emblée présentés sous cet angle : lorsque nous les découvrons à l’écran, ils évoquent leurs difficultés financières ; par la suite, presque toutes les aventures qui leur sont données à vivre s’expliquent notamment par leur besoin de s’en sortir financièrement. Et les figures qui les menacent sont évidemment aussi des personnages socialement dominants – un Parrain, patron de la boîte qui les embauchait, et une directrice d’orchestre.
Dans le bureau de l’impresario Poliakoff, nous comprenons que le personnage de Joe couche avec une de ses secrétaires, Nellie, dont il se moque et de laquelle le film révèle qu’il n’est absolument pas amoureux : de fait, il ne semble la fréquenter que pour lui soutirer de l’argent et emprunter sa voiture (confirmant ainsi les soupçons de Sugar sur les hommes de son genre... En observant son petit numéro de séduction, Jerry a même une expression de dégoût. S’agit-il d’un dégoût envers la fille que son ami est obligé de séduire pour obtenir un service ou s’agit-il plutôt d’un jugement moral ? Dans tous les cas, ce dégoût s’explique aussi par la situation sociale dans laquelle se trouvent ces deux pauvres garçons.
Sugar quant à elle, d’origine modeste et fille d’immigrés (informations évoquées là encore sous forme de plaisanteries), explique à Joe qu’elle ne joue dans cet orchestre, qu’elle qualifie de « pourri », que parce qu’elle fuit quelque chose. Sorte de double des filles dont Joe se moquait, c’est aussi l’aspect matériel de la domination masculine (qu’elle subissait) qu’elle cherche à fuir dans ce groupe, dont le caractère féminin compte énormément pour elle (« par sécurité » précise-t-elle).
Son rêve d’épouser un homme riche – d’échanger son corps convoité contre une importante somme d’argent – bref, de se vendre à bon prix, correspond là-encore à une vision désenchantée (mais pas encore tout à fait lucide selon la morale du film) des rapports amoureux. Le cynisme du jugement social apparaît à travers une plaisanterie que Joe formule à leur arrivée en Floride : alors que Sugar avait évoqué dans le train son fameux rêve de mariage qu’elle justifiait en parlant de son âge (« 25 ans – un quart de siècle – ça donne à réfléchir .. »), ils aperçoivent subitement toute une rangée de vieux millionnaires lisant tous – conformément au fantasme de Sugar, The Wall Street Journal (comme une sorte de cliché projeté dans le réel, dont la multiplication révèle la banalité, la médiocrité voire le caractère dérisoire) ; Joe/Joséphine en profite pour rappeler que l’âge de ces millionnaires, 75 ans, donnait à une fille « 3 fois le temps de réfléchir »…