Dans nos milieux majoritairement Blancs « de gauche », qui se dirait raciste ? Non, bien-sûr, nous sommes tou.te.s antiracistes ! Mais c’est quoi en fait être antiraciste quand on est blanc.he ? Peut-on vraiment l’être ? On se pose la question depuis un petit moment et ça ne nous semble pas si évident que ça. Pour trouver des pistes de réponses, nous sommes parties aux Etats-Unis parce qu’il nous semblait que ce débat y était plus investi.
Ne vivant pas les discriminations racistes, nous nous posions la question de notre légitimité dans le combat antiraciste [1]. Une chose est sûre : le discours des associations les plus médiatisées (Sos Racisme, Licra, Ligue des droits de l’homme, etc.), nous dérange. Le racisme semble y être une question morale (« le racisme, c’est mal ! ») et le fait d’individus isolés (des « méchants racistes »). D’après nos observations, ce sont surtout des personnes blanches – qui ne vivent donc pas les discriminations racistes - qui y définissent ce que c’est et comment on devrait lutter contre. Le fameux slogan « Touche pas à mon pote » en est le symbole : en tant que Blanc, je protège mon pote Non-blanc qui ne saurait pas s’exprimer tout seul. Cet antiracisme emprunt de paternalisme « bienveillant » est contre-productif car il reproduit une supériorité : on sait mieux ce qui est bien pour les autres, on se croit plus capable qu’eux-elles. Il est aussi inefficace car il ne considère pas le racisme comme un système social et politique.
Le racisme, tel qu’on le connait, est une invention scientifique créée par les Européens au 18ème et 19ème siècle. Elle a consisté à créer des « races » et à les hiérarchiser pour démontrer la supposée supériorité des Blanc.he.s et justifier leur droit à coloniser et à mettre en esclavage les autres « races ». Ces catégories « raciales » n’ont aucun fondement objectif et peuvent d’ailleurs changer avec le temps : être Blanc.he, c’est être perçu comme Blanc.he ; être Non-blanc.he, c’est être perçu comme Non-blanc.he [2]. Par exemple, une femme à la peau claire portant un foulard est perçue comme Musulmane, donc par raccourci Arabe, et non comme Blanche.
Ces catégories raciales existent bien socialement et ont des effets concrets dans le quotidien. Aujourd’hui, on se base moins sur des supposées différences biologiques et davantage sur des supposées différences culturelles qui hiérarchisent les groupes, mais les ressorts sont les mêmes : on généralise à tout un groupe, supposé appartenir à une culture homogénéisée les comportements rendus presque naturels. Ce processus appelé “essentialisation” infériorise et altérise (c’est-à-dire rend étranger ou met à distance). Le racisme peut s’appuyer sur des préjugés aussi bien négatifs (les Arabes sont sexistes, les Noir.e.s sont fainéant.e.s) que positifs (les Noir.e.s ont le rythme dans la peau, les Asiatiques sont assidus au travail). Ces préjugés impactent les relations interpersonnelles : regards suspects, remarques qui ramènent à une supposée culture, être pris.e de haut, être moins bien considéré.e, insultes, etc.
Cette hiérarchisation a un effet sur les places qu’on occupe dans la société. Soyons claires, la hiérarchie actuelle en France est la suivante : les Blanc.he.s ont une position dominante et privilégiée dans la société. Les lieux de pouvoir tels que les instances de direction, les milieux politiques et médiatiques sont majoritairement occupés par des Blancs. Les personnes non blanches sont discriminées quand il s’agit d’accéder à un emploi, obtenir une évolution de carrière, trouver un logement, etc. Un.e Blanc.he ne se voit pas refuser un bien ou un service parce qu’il-elle est Blanc.he. Pour les personnes qui vivent le racisme, les conséquences matérielles et psycho-sociales [3] du racisme affectent directement leur vie – violences policières, accès à la santé, suicides, etc.
Le racisme structurel et systémique, étudié par des chercheur.se.s et des militant.e.s peu médiatisé.e.s, produit et reproduit des places sociales inégalitaires suivant qu’on soit perçu comme Blanc.he ou Non-Blanc.he.Il faut donc agir sur les structures de la société et pas seulement sur les « méchant.e.s racistes ». Certains groupes militants antiracistes (PIR, CRAN, CCIF, FUIQP, Collectif Afro-féministe Mwasi) qui luttent contre le racisme structurel sont minoritaires et généralement décriés par les grands médias et les politiques parce qu’ils seraient « communautaires » – comprendre : ils regroupent majoritairement des Non-blanc.he.s. Alors qu’en France l’organisation entre personnes vivant une oppression commune est souvent vue comme un problème, cette pratique est davantage acceptée aux Etats-Unis [4].
Nous y avons rencontré des militant.e.s et questionné notre position en tant que blanches dans cette lutte. Dans ce cadre, nous avons participé à la formation « Undoing Racism » (Déconstruire le racisme) de l’organisation PISAB [5]. Une des idées nous a particulièrement marquées : « l’intériorisation de l’oppression raciale ». C’est un processus inconscient qui produit un sentiment d’infériorité aux personnes non-blanches et un sentiment de supériorité aux personnes blanches. Cela a des effets concrets sur nos comportements et attitudes. Une militante antiraciste blanche explique qu’en tant que Blanc.he, nous apprenons inconsciemment certains comportements depuis notre enfance comme « être perfectionniste », « se sentir au dessus des autres ou se penser comme un.e expert.e », « se justifier quand on fait une erreur au lieu de la reconnaître ».
C’est aussi jouir de privilèges, c’est-à-dire de biens ou d’opportunités non méritées, dont les Non-blanc.he.s ne peuvent pas bénéficier : « ne pas avoir peur d’être contrôlé.e par la police », « être écouté.e quand on parle en assemblée », « savoir que les gens n’imputent pas ce qu’on dit ou fait à nos supposées origines », « pouvoir se définir soi-même », « être pris au sérieux quand on parle du racisme », « à niveau de revenu égal, être à peu près certain.e de trouver un appartement » [6]. Les Blanc.he.s ne perçoivent pas ces choses comme des privilèges car ils-elles pensent que c’est « normal ».
Quand on pense au racisme, on ne réfléchit souvent qu’aux désavantages qu’ont les Non-blanc.he.s. En revanche, on ne pense pas et on ne voit pas son corollaire : s’il y a des désavantages pour certain.e.s, c’est qu’il y a des avantages pour d’autres [7]. Alors qu’aux Etats-Unis, la recherche sur les whiteness studies (études sur la « blanchité », c’est-à-dire le fait d’être Blanc.he) s’est beaucoup développée dans les années 90, elle émerge tout juste en France dans les milieux de la recherche minoritaire et reste encore très peu pensée A la fin de cet article, une bibliographie d’articles et d’ouvrages français sur ce sujet.]].
Une des raisons de cette résistance est liée à la vision « universaliste » et « colorblind » (aveugle à la couleur) de la République : il y a un refus de reconnaître l’existence sociale des groupes raciaux car cela mettrait à mal l’unité nationale. Pourtant, il y a des différences de traitement et des inégalités liées aux catégories « raciales ». Faire comme si elles n’existaient pas ne les fait pas disparaître et empêche de travailler à leur déconstruction. Ce n’est pas parce que l’égalité est proclamée qu’elle est une réalité.
Réfléchir à la place des Blanc.he.s dans le système raciste permet de se demander comment diminuer ou éliminer ces privilèges et attitudes de supériorité pour tendre vers une société plus égalitaire. Nous avons trouvé des pistes d’actions en rencontrant Trish qui a monté il y a 6 ans le collectif de Blancs antiracistes « European Dissents » à New-York. Ses membres se forment continuellement à l’analyse du racisme et aux enjeux de l’antiracisme. Selon eux-elles, il est indispensable de travailler collectivement cette question. Seul.e, il est impossible de prendre conscience de tous nos privilèges et d’identifier nos comportements racistes. Il ne suffit pas de savoir que ces comportements existent pour ne pas les produire. Comme le dit Trish, « je suis antiraciste mais regarde, dans 30 secondes, ce que je fais ou dit pourra être raciste ». Par exemple quand on parle avec une personne qui a un accent et qu’on articule démesurément, cela est méprisant, et le collectif (dans lequel il est important de ne pas se sentir jugé.e) peut nous le révéler. Trish rajoute qu’ « il est nécessaire d’être humble » afin de ne pas se penser comme un.e super-antiraciste irréprochable et permettre une remise en cause permanente.
Dans d’autres situations, on peut être témoin d’une interaction raciste. Dans ce cas, le rôle du collectif consiste à s’entraider pour renforcer la capacité à agir et développer des stratégies. Par exemple, construire des argumentaires, faire appel à d’autres, proposer son aide à la personne ciblée sans le lui imposer, etc., tout en veillant à ne pas reproduire une attitude paternaliste.
Le collectif organise également des actions dans l’espace public pour sensibiliser leurs propres communautés blanches. Par le biais du théâtre, de questionnaires décalés et de campagnes, il intervient dans les milieux fréquentés principalement par des Blanc.he.s. Par exemple, dans les marchés fermiers fréquentés par une population plutôt aisée mais aussi dans des organisations syndicales (« unions ») dans le but de renforcer la prise en compte du racisme.
Le rôle des Blanc.he.s dans la lutte antiraciste consiste essentiellement à agir sur eux-mêmes de manière individuelle et collective. Comme le dit Trish, « c’est bien moins sexy que d’aller sauver les Noir.e.s dans les quartiers pauvres ». Il faut renoncer au rôle visible, valorisé et gratifiant socialement de « sauveur.euse des faibles » (paternaliste en plus !). Il s’agit donc pour les Blanc.he.s d’avoir conscience de la place sociale occupée et de travailler depuis celle-ci à modifier leurs pratiques, leurs comportements, leurs « façons de voir les choses », leur langage, et à refuser des privilèges. Ce travail peut être complémentaire à la lutte antiraciste menée par les groupes non-blancs. Ainsi les collectifs antiracistes blancs, noirs, « multiraciaux » se rencontrent une fois par mois à New-York pour coordonner leurs activités. Blanc.he.s et Non-blanc.he.s organisent des actions communes dans lesquels les Blanc.he.s n’imposent pas leurs décisions et suivent les décisions des Non-blanc.he.s qui gardent le « leadership ». Cela se traduit par exemple en faisant le « travail invisible » (faire les affiches, installer la logistique) ou « ne pas être devant la caméra » explique Trish.
La lutte antiraciste est une lutte quotidienne dans toutes les sphères de la vie : « ça n’est pas un travail, c’est devenu une manière de vivre », précise-t-elle. Déconstruire son propre racisme interroge notre travail, nos loisirs (sport, bibliothèque, cinéma, etc.), notre famille, nos ami.e.s, notre quartier, les structures sociales qu’on fréquente (CAF, centres sociaux, Pôle emploi, etc.). Il faut se questionner sur nos propres comportements, et sur les moyens d’agir sur nos entourages – quand par exemple un collègue professeur dit à ses élèves Noir.e.s « il faut se dépêcher, ce n’est pas la Martinique ici », quand le centre social propose aux « femmes de quartier » de préparer du « couscous et du mafé » pour la fête de quartier sans leur laisser d’autres choix de participation, quand à la bibliothèque on se surprend à être étonné de voir une femme portant un foulard demander un classique de la littérature française, quand le premier réflexe à la vue d’une femme Noire travaillant dans une administration publique est de penser qu’elle est la femme de ménage...
De retour en France en mars 2016, la polémique autour du camp d’été décolonial (non-mixte, réservé « aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État » [8]) bat son plein et fait résonance à nos réflexions. Si certain.e.s Blanc.he.s sont « frustré.e.s » de ne pas pouvoir y participer et se sentent exclu.e.s, pourquoi n’organisent-ils pas leurs espaces de réflexion sur la place et le rôle des Blanc.he.s dans la lutte antiraciste pour définir des moyens d’action ? La responsabilité revient aux Blanc.he.s de se prendre en main, nous y avons tout intérêt : vivre dans une société plus juste et pacifiée. Il y a plus qu’urgence.