« Il y a dans la gauche caviar un tel décalage entre le discours public et le genre de vie, autrement dit une telle hypocrisie sociale, qu’elle dévalorise tout ce qu’elle touche. »
Jacques Julliard a réservé cette confidence aux (rares) lecteurs de L’année des fantômes, son « journal » de l’année 1997 (Grasset, 1998). Sitôt publiées par des éditeurs attentifs aux egos d’élucubrateurs influents, ces notes prises au jour le jour sombrent dans l’oubli. Dommage : l’emploi du temps de Jacques Julliard en 1995 [1] éclaire utilement ce « décalage entre le discours public et le genre de vie » qui chagrine tant le directeur délégué du Nouvel Observateur.
Jeudi 9 février :
« Dîner chez Anne Sinclair avec DSK, Olivier Duhamel et Évelyne »
« Lundi 13 mars. Déjeuner avec Jacques Chirac au Nouvel Obs. En plus de l’état-major du journal, on avait invité une brochette de patrons prestigieux : Vincent Bolloré, Michel David-Weill, Jean-Luc Lagardère, Didier Pineau-Valencienne, Antoine Riboud, Serge Trigano, etc. »
Lundi 20 mars :
« Le soir, dîner chez Caroline Lang […]. Il y a là tout le gratin de la presse, Giesbert, PPDA, Christine Ockrent, quelques intellectuels, BHL, etc. »
Samedi 25 mars :
« Joyeux et sympathique dîner chez Pierre et Blandine Rosanvallon. »
Vendredi 31 mars :
« Dîner avec Nicolas Sarkozy chez Bernard-Henri Lévy. »
Soutenir un tel rythme impose l’observation de pauses digestives. La bedaine arrondie, les dîneurs se déboutonnent dans les studios de télévision ou de radio. Samedi 20 mai,
« cela ne s’invente pas. À la suite de mon livre-dialogue avec Claude Imbert, le “Grand Débat” de France Culture m’a invité à en discuter avec Olivier Duhamel, Raoul Girardet, Alain-Gérard Slama et Jean-François Kahn ».
La sélection des convives-débatteurs obéit à une seule règle : les copains d’abord. Les mêmes depuis quinze ans. En 1995, l’ « enregistrement de “Ah ! Quels titres” de Philippe Tesson, où nous sommes invités, Claude Imbert et moi, en compagnie de Glucksmann, Sollers, Robert Schneider », n’avait pas dépaysé les auditeurs. Mais, pendant que Jacques Julliard s’enivre de mondanités, Julliard Jacques grommelle :
« Si la gauche a perdu le contact avec le peuple, c’est que ses dirigeants se désintéressent de lui et préfèrent fréquenter les élites : patrons, intellectuels, journalistes. »
Toutefois, quand la plèbe se signale, comme en novembre-décembre 1995, Julliard renâcle :
« Retour des deux gros, Viannet et Blondel ; retour de la clé à molette et du guichet grillagé. Pas de quoi s’envoyer en l’air. »
Une compagnie variée
Conseiller des patrons du CAC 40 et président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc exprime les mêmes préventions dans son « journal de l’année 2001 [2] ». Puisque « l’Assistance publique de Paris est, plus encore que le ministère de l’Éducation, une institution de type soviétique », mieux vaut prendre de l’altitude au cours d’un {}« déjeuner avec Dominique Strauss-Kahn » (15 janvier) ou d’un « déjeuner avec Édouard Balladur » (12 février) que prendre langue avec une infirmière ou un enseignant. Minc ne dédaigne pas pour autant, un « petit déjeuner avec Jack Lang » (20 février) ; les agapes se prolongent par un « dîner à la Banque de France » (5 mars). Mais comment changer d’air après les « rencontres successives avec Franz-Olivier Giesbert et Philippe Labro. Deux monstres sacrés du village médiatique français, mais aussi deux membres de ma famille de cœur » ? Rien de plus aisé : le président du conseil de surveillance du Monde participe d’abord à « une rencontre anglo-germano-française, vingt-cinq participants par pays, tous issus des classes dirigeantes – politiques, industriels, intellectuels, hommes de médias » (22 juin) ; puis il opère « un coup de sonde dans le fonctionnement des élites françaises » en s’attablant au « dîner rituel du Siècle » (25 juillet), où se retrouvent Serge July, Édouard de Rothschild, Jacques Attali, Laurent Joffrin, Jean-Claude Trichet et Jean Peyrelevade.
Ancien membre du conseil d’administration de cette amicale des dirigeants de tous ordres, Minc en a rehaussé le plan de table « en faisant coopter Georges Kiejman, Anne Sinclair ou Jacques Julliard ». Lesquels ne rateraient pour rien au monde le non moins rituel « déjeuner chez Claude Imbert, qui réunit chez lui, une ou deux fois par an, une vingtaine de membres du Club des Cent. Compagnie variée où se côtoient médecins, chefs d’entreprise, écrivains, comédiens, journalistes, hauts fonctionnaires, avocats et notaires [3] ». Seules des années d’immersion au sein d’une compagnie aussi variée confèrent aux éditorialistes cette connaissance intime de leurs contemporains, préalable aux diatribes contre le « populisme ». Celles du Nouvel Observateur sont informées à la source. « Nous cherchons, raconte son directeur de la rédaction, Laurent Joffrin, à tisser des liens avec les hommes politiques, les intellectuels, les patrons, en organisant des repas, des cocktails, etc., car le journal ne doit pas seulement vendre du papier, il doit aussi rayonner [4]. » Les cocktails avec le monde ouvrier ne sont pas évoqués, par pudeur.
Le journalisme à l’estomac
Vieux routard de la presse, Pierre Assouline a témoigné :
« Pour corrompre un journaliste, il suffit de l’inviter à déjeuner » (Stratégies, 7.9.06). Si les gardiens de notre démocratie échappent aux crises de foie, c’est que seuls les gourmets intègrent l’élite. Quand, le 8 novembre 1995, Julliard décerne à François Furet le prix Aujourd’hui pour son pamphlet balladurien Le Passé d’une illusion, il salive à l’idée du repas :
« Grâce à Jean Ferniot et Claude Imbert, grands enfants teintés d’humour, les mets et les vins sont toujours parfaits ».
Tandis que Furet crachouille d’interminables remerciements, Julliard contient son impatience en convoquant ses souvenirs de table :
« L’autre jour, à l’Esplan de Saint-Paul-Trois-Châteaux, j’ai fait pour 97 francs un dîner qui m’a donné plus de plaisir que le dernier repas que l’on m’a offert chez Guy Savoy. Contre-snobisme ? Affectation de simplicité ? Je ne le crois pas. Ce soir-là, c’était meilleur, tout simplement. »
Une telle réflexion aurait mérité qu’on lui consacrât un livre entier.
Justement, Jean-François Revel, ex-directeur de L’Express, éditorialiste au Point, à Europe 1 et RTL, a publié ses Mémoires de l’année 2000 sous le titre Les Plats de saison. L’académicien décédé en avril dernier a su assaisonner ses fulminations contre les grèves, les syndicats et les impôts avec le récit pointu de l’existence ordinaire d’un bouddha du journalisme.
« Dimanche 23 janvier. Passant la journée à Bruxelles, avant de reprendre le Thalys pour Paris – une heure vingt de trajet à peine –, j’écris, le matin, un article pour Le Point dans la tranquillité idéale de ma chambre d’hôtel [5] Puis, muni de mon paquet de journaux, je vais déjeuner seul chez Bruneau, lequel a obtenu sa troisième étoile Michelin depuis mon dernier passage ici. J’y retrouve un jeune et très compétent sommelier que j’avais connu en stage chez Ducasse, à Paris [un restaurant trois-étoiles]. Il me conseille, pour accompagner mon plat – le transcendant Coucou de Malines maison (équivalent belge du poulet de Bresse) –, un Moret Saint-Denis qui se révèle éminemment charnu et parfumé. En entrée, j’ai choisi un tartare de langoustines. Malgré tout son talent, aucun grand chef ne pourra faire que la chair de la langoustine ait du goût, sauf celui de la fraîcheur. Ce crustacé très simple n’est donc bon qu’au sortir de la mer, passé à l’eau bouillante, servi tiède avec une bonne mayonnaise. Il faut surtout ne jamais entreposer les langoustines au réfrigérateur, ce qui les rend immangeables. Aucun raffinement de préparation ne peut transformer la sympathique langoustine en mets de haute gastronomie. Il est vrai que Bruneau sert son tartare accompagné de caviar, secours extérieur, solution rapportée. À ce prix-là, autant servir le caviar seul ! »
Langoustines ou caviar ? Le dilemme dégénère en bataille rangée quand Laurent Joffrin entre en lice. Avec un courage qui rappelle un peu le J’accuse de Zola, l’intrépide barbichu dévoile sa meilleure adresse – « un très bon resto qui s’appelle Caviar Caspia. Vous connaissez [6] ? » –, et prend la défense de l’œuf d’esturgeon :
« Il est onctueux, long en bouche, doux et fort à la fois […]. Il faut le déguster sans hâte, avec un bon alcool sec, sur un blini finement nappé de beurre fondu, en faisant rouler chaque grain sous la langue. Le caviar annonce les soirées brillantes et drôles, les lustres scintillants, les mots d’esprit et les décolletés profonds [7]. »
Joffrin, sur le caviar, fait à Revel l’effet d’une limace sur un fruit. L’« immortel » décède quelques jours plus tard.
Successeur inattendu de Revel au zoo des philosophes gloutons, Michel Onfray ne rate pas une occasion d’assouvir sa boulimie médiatique. Sous couvert d’annoncer sa non-candidature à l’élection présidentielle, il dénonce sur France Inter (19.10.06), chez son ami « Nicolas » (Demorand), la « fracture gastronomique », qu’il va réduire en inaugurant une « université du goût ». Subjugué, Demorand en interrompt un instant ses braiments d’âne à capuche. Lui-même ancien critique gastronomique, le suce-micro en chef siège au « comité d’experts des gourmets gourmands avant tout », qui réunit, sous la houlette du chef Alain Ducasse, le conseiller en sécurité Alain Bauer, le PDG socialiste du groupe de publicité Euro RSCG Stéphane Fouks, le journaliste au Monde Jean-Claude Ribaut et le président du syndicat agricole FNSEA.
La culture du pédantisme
Les épreuves culinaires ne laissent pas toujours aux journalistes le loisir de travailler. À la date du vendredi 12 mai 2000, Revel écrit :
« Giesbert invite une fois trois “hommes politiques historiens ” à son émission “Le Gai Savoir”. Lang pour son François Ier, Soisson pour son Charles le Téméraire, Bayrou pour son Henri IV. Giesbert, pris par le temps, n’avait pas lu les trois bouquins en question [c’est du moins ce que prétend la mauvaise langue], pas plus que les trois signataires, qui n’en étaient pas les véritables auteurs. De sorte que le débat se déroula tout entier sur des livres qu’aucun des quatre participants n’avait lus ! »
Chez les médiacrates, la corruption intellectuelle réclame toujours son paravent de vertus artistiques. François Pinault (propriétaire du Point) ou Bernard Arnault (propriétaire de La Tribune) convertissent en musées privés une fraction de leurs profits soutirés à la collectivité. Alain Minc, lui, estime qu’un pilonnage de références prétentieuses ne saurait nuire à la bonne marche de ses affaires :
« Mercredi 1er août. Quelle est la seule passion commune de Flaubert et de Stendhal ? Du consul nostalgique et de l’amant colérique de Louise Collet ? Bellagio, promontoire villageois sur le lac de Côme. On y croise aussi les ombres de Liszt et de Marie d’Agoult : c’est là que fut – paraît-il – conçue Cosima, la future Cosima Wagner. Et Liszt de nous faire penser à George Sand, et celle-ci, naturellement, à Flaubert. »
Ce ruissellement de fatuité ne vise pas à distinguer l’essayiste mondain du commun des mortels – les revenus et le milieu social y suffisent – mais à l’élever au-dessus du troupeau des plumassiers bourgeois. « Si vous deviez voler cinq tableaux, poursuit le président du conseil de surveillance du Monde, lesquels choisiriez-vous ? Ma réponse : deux Goya de la période noire, un Bacon, un Soutine, un Rothko. »
En attendant, Alain Minc « vole » l’œuvre du philosophe Patrick Rödel et écope d’une condamnation pour « plagiat servile » et « contrefaçon » le 28 novembre 2001 [8]. Ne reste plus au contrefacteur qu’à exhiber sa complicité avec des « créateurs » de moindre calibre : il a reçu « les épreuves [9] de Secrets de jeunesse d’Edwy Plenel. Éblouissant texte : libératoire et jubilatoire », puis « lu les épreuves de Libre, le livre par lequel Nicolas Sarkozy fait sa rentrée sur la scène politique », et même « achevé L’Éloge de l’infini de Sollers ».
Qu’on ne s’y trompe pas : inconsistante au premier abord, la « culture » du Parti de la presse et de l’argent s’enracine dans la pierre de solides résidences secondaires. Jean Daniel s’envole pour Marrakech invité par Bernard-Henri Lévy :
« Arielle Dombasle hier soir, sur la terrasse du ryad (incroyablement luxueux) de BHL, faisait observer à son mari et à Jean-Paul Enthoven qu’il leur avait fallu attendre le Maroc pour se rendre compte qu’il y avait des oiseaux [10] »
Jacques Julliard, lui, se prélasse « chez Jean-Noël Jeanneney et Annie-Lou, dans la belle maison qu’ils possèdent aux Imberts, au pied de Gordes. Il y a là Bernard Guetta et Catherine. »
Toutefois Julliard, incurablement de gauche, admet préférer l’esthétique de la misère observée de la terrasse d’un palace latino-américain :
« Faut-il l’avouer, de loin, la nuit, surtout à cause du mur de lumière qu’elle tend au-dessus de la ville, une favela, c’est très beau [11]. »