Hollywood comme vecteur de violence, comme puissance de mort, c’est aussi ce que fait apparaître l’un des principaux leitmotivs du film : « C’est elle ». Ces mots qui ont été une sentence de mort prononcée par Diane – accompagnant une photo de Camilla montrée au tueur – sont eux aussi repris dans le rêve, mais avec un déplacement, ou plutôt plusieurs déplacements. S’ils accompagnent toujours une photo de « Camilla Rhodes », ladite Camilla Rhodes n’est plus la femme brune aimée (mais une blonde détestée), la sentence n’est plus prononcée par Diane (mais par le chef de la Mafia, puis le réalisateur Adam Kesher), et ce n’est plus une sentence de mort (mais une élection : celle de l’actrice engagée pour le premier rôle). Il n’y a là rien d’anodin : il ne va pas de soi d’associer la désignation d’une actrice à une mise à mort. Cela peut toutefois s’expliquer, de plusieurs manières. Il est vrai d’abord qu’en un sens Camilla a bien signé son arrêt de mort le jour où elle a été choisie pour le rôle de Sylvia North, le jour donc où Bob Brooker a dû prononcer cette sentence : « C’est elle ». C’est bien ce rôle convoité par Diane et décroché par Camilla qui est à l’origine de tout le drame : une carrière d’actrice avortée pour Diane, une relation amoureuse dissymétrique avec Camilla, parasitée par la rancœur et marquée par la dépendance, la fin douloureuse de cette relation et les folles représailles de Diane. Mais une autre interprétation est possible, plus simple, qui consiste à dire que, de toute façon, toute audition est une mise à mort : une seule prétendante est sauvée, toutes les autres sont éliminées.
L’histoire à laquelle nous avons assisté est en somme une très banale histoire, typiquement et sordidement hollywoodienne, de vengeance, qui par ailleurs se passe à Hollywood : une actrice de second rang fait assassiner sa rivale, qui fut aussi son amante. Mais la place marginale que le film accorde à cette histoire (les vingt dernières minutes), et le dénouement tragique qu’il lui apporte (le suicide de Diane), sont là pour nous montrer que ce type de vengeance est sans issue et ne venge rien. Si Gene Clean est un sage, c’est d’ailleurs aussi pour nous dispenser cette leçon. Comme Adam Kesher a besoin du cowboy pour lui dire de ne plus faire le malin, Diane a besoin de Gene pour lui dire, amicalement mais fermement, avec franchise, ses quatre vérités. Comme par ailleurs cette vérité a quelque chose d’insupportable, il faut là encore un déplacement : c’est Adam qui se substitue à Diane pour entendre la parole vraie du sage, ou plutôt ses deux paroles vraies : d’abord « Oublie ce que tu as vu, c’est mieux pour toi », et ensuite « Ce n’est pas une façon de traiter ta femme, même après ce qu’elle t’a fait ». Deux phrases qui signifient d’abord : Adam, oublie que tu viens de me voir dans ton lit avec Lorraine, c’est mieux pour toi, et ne lui tape pas dessus, même si elle t’a trompé. Mais qui deviennent, si on les adresse à Diane plutôt qu’à Adam, bien plus lourdes de sens, de vérité et de gravité, puisqu’elles disent alors ceci : Diane, tu aurais mieux fait d’oublier ce que tu as vu (Camilla te narguer en embrassant sous tes yeux Adam Kesher, puis une inconnue blonde), et tu n’aurais pas dû tuer « ta femme », Camilla, même après tout le mal qu’elle t’a fait. L’oubli et le pardon en somme, ou du moins l’indulgence, valent mieux que la vengeance pour ce qui concerne l’être aimé, même quand il a déçu. La bonne revanche passe par d’autres voies, ciblant non pas une « amante inconstante » (Camilla) ni même un « insolent vainqueur » (Adam) mais tout un système. Cette bonne revanche, c’est le rêve de Diane qui l’aura accomplie, hélas trop tard, mais tel est en tout cas, me semble-t-il, le dernier mot de Mulholland Drive : pour bien se venger à Hollywood, c’est d’Hollywood qu’il faut se venger.