
Un pas est franchi lorsqu’il ne s’agit plus d’intimider un locuteur en dénigrant ses propos, mais bel et bien de l’empêcher de parler. Il importe néanmoins de préserver la particularité de ces véritables actes de censure privée. On tend à noyer la distinction en dénonçant à tout va une « cancel culture » aux contours mal définis. Critiquer même vivement les positions d’un individu, le traiter de fasciste, de raciste ou d’autre chose, appeler au boycott ou à l’annulation de sa conférence ne constituent pas des restrictions de la liberté d’expression mais des mises en œuvre de ce droit. Elles peuvent éventuellement enfreindre les lois qui interdisent l’injure ou la diffamation, même si les juges considèrent souvent que ce type de qualification s’inscrit dans un libre débat sur des questions d’intérêt général. Un conflit entre deux associations le montre. La Cour de cassation a annulé la condamnation d’Act Up pour injure, obtenue dans un premier temps par La Manif pour tous en raison d’autocollants qui la qualifiait d’« homophobe ». Comme l’explique clairement la Cour : « l’emploi de ce qualificatif à l’égard de la partie civile s’inscrivait dans le débat d’intérêt général sur la loi autorisant le mariage des couples de même sexe, auquel l’association partie civile s’était vivement opposée, cependant que l’association présidée par le prévenu avait milité en sa faveur, de sorte que, relevant d’une libre opinion sur l’action et les prises de position de la partie civile, il ne dépassait pas les limites admissibles de la liberté d’expression » [1].
Surtout, pour en revenir au cœur du sujet, de telles invectives ne sauraient en aucun cas être jugées répréhensibles au simple motif qu’elles intimident autrui en attaquant vivement ses positions. Critiquer un individu ne revient pas à l’« annuler », à l’« effacer », à le faire disparaître. L’arrêt Lüth, un des arrêts les plus fameux rendus par la Cour constitutionnelle allemande, le montre très bien [2]. En 1950, le cinéaste nazi Veit Harlan, auteur en particulier du film de propagande Le Juif Süss, faisait son retour dans les salles après avoir été acquitté par le jury lors d’un procès d’épuration. Le journaliste Erich Lüth appela au boycott de son nouveau long-métrage, Unsterbliche Geliebte. La société de production du film obtint une injonction judiciaire qui interdisait à Lüth de répéter ses propos, mais la Cour constitutionnelle s’opposa à cette décision au nom de la liberté d’expression. Ces faits, qui correspondent en tout point à ce que beaucoup dénoncent aujourd’hui comme la « cancel culture », ont donc donné lieu à un arrêt fondateur de la garantie de la liberté d’expression.
Erich Lüth appelait les salles de cinéma à ne pas diffuser une œuvre, il incitait le public à ne pas se rendre aux projections, mais il ne gênait nullement la diffusion du film d’Harlan. Une véritable censure des propos d’autrui n’intervient que lorsqu’un individu empêche effectivement un autre de parler. Des manifestants qui s’opposent à un conférencier exercent leur liberté d’expression sans enfreindre celle d’autrui. Il en va différemment de ceux qui envahissent la salle et empêchent définitivement leur cible de prendre la parole. On appelle une telle situation le « veto des chahuteurs » (heckler’s veto), selon la formule forgée par le juriste de Chicago Harry Kalven [3].
Le droit de la liberté d’expression ne demeure pas aveugle à ce problème. D’abord, l’État ne saurait trop aisément donner gain de cause aux chahuteurs en restreignant l’expression pour préserver l’ordre. Telle est la leçon fondamentale de l’arrêt Benjamin rendu par le Conseil d’État en 1933, auxquelles les juridictions administratives demeurent le plus souvent fidèles . L’écrivain René Benjamin, proche de l’extrême droite et futur grand admirateur du maréchal Pétain, tenait régulièrement des conférences littéraires à travers la France. Ses propos hostiles aux instituteurs anticléricaux suscitaient des manifestations contre sa venue. Les « camelots du Roi » de l’Action française prenaient sa défense, si bien que chacune de ses conférences transformait les abords de la salle en champ de bataille. Un homme fut tué à Saint-Étienne. Lorsqu’un appel à manifester fut diffusé contre la venue de Benjamin à Nevers, le maire interdit la conférence. Néanmoins, jugea le Conseil d’État, « l’éventualité de troubles, alléguée par le maire de Nevers, ne présentait pas un degré de gravité tel qu’il n’ait pu, sans interdire la conférence, maintenir l’ordre en édictant les mesures de police qu’il lui appartenait de prendre ». Autrement dit, il revient à l’autorité compétente de ménager la chèvre et le chou, d’assurer l’ordre tout en permettant l’exercice de la liberté d’expression. Si des risques de violence existent, il convient de mobiliser les forces de police nécessaires pour les éviter, plutôt que de donner la victoire aux chahuteurs en interdisant le discours auquel ils entendaient s’opposer.
C’est pour la même raison que, bien plus tard et sur un sujet tout différent, les juridictions administratives se sont par exemple opposées à l’interdiction du port du burkini sur les plages communales CE, Ligue des droits de l’homme, 26 août 2016.]]. Le maire de Villeneuve-Loubet invoquait les réactions violentes que pouvait provoquer cette tenue. Mais il lui revenait d’établir la réalité de ce danger et, le cas échéant, d’assurer la sécurité des baigneuses plutôt que de leur prescrire des choix vestimentaires. Ce n’est que si la menace est telle qu’il paraît impossible de maintenir l’ordre, que l’autorité compétente sera fondée à interdire l’expression qui suscite ces troubles. Une telle situation est très rarement reconnue par les juges, même dans le contexte contemporain où les forces de police sont fort accaparées par la menace terroriste. Dans un sens voisin, le président d’une université ne saurait interdire une conférence s’il n’est pas en mesure de démontrer un risque avéré de perturbation du fonctionnement de l’établissement ou de trouble à l’ordre public. Le Conseil d’État a ordonné pour cette raison au président de l’Université Paris Dauphine d’autoriser une conférence de Rima Hassan sur la Palestine [4], tandis qu’il a admis l’annulation d’un évènement semblable décidée par le président de Sciences Po, en raison des troubles récurrents sur le sujet au sein de cet établissement, troubles auxquels la députée européenne avait apporté son soutien [5].
Il convient ensuite de rappeler que le droit français connaît depuis de nombreuses années une incrimination spécifique du heckler’s veto. Un délit d’entrave à la liberté d’expression est prévu à l’article 431-1 du Code pénal. Il punit plus spécifiquement « le fait d’entraver, d’une manière concertée et à l’aide de menaces, l’exercice de la liberté d’expression, du travail, d’association, de réunion ou de manifestation », mais aussi, depuis 2016, « l’exercice de la liberté de création artistique ».
Cette disposition semble rarement mobilisée, mais l’unique exemple recensé d’entrave à l’exercice de la liberté d’expression constitue un cas d’école de veto des chahuteurs. En octobre 1996, Philippe de Villiers, alors député au Parlement européen, devait prononcer une conférence à l’Institut d’études politiques de Strasbourg. Alors qu’il s’apprêtait à prendre la parole, une quinzaine d’individus montèrent sur les tables, lui jetèrent des œufs (qu’il esquiva), scandèrent divers slogans (« non à l’Europe du fascisme », « à bas la calotte, vive la capote ») mais hurlèrent aussi « à mort », « on va te faire la peau », « tu ne sortiras pas vivant ». Bousculades et bagarres s’en suivirent, et l’homme politique quitta les lieux sous escorte avant d’avoir prononcé le moindre mot. Deux étudiants furent condamnés, et la Cour de cassation n’y trouva rien à redire [6]
Le droit s’efforce donc de faire face à un certain nombre d’atteintes à la liberté d’expression perpétrées par des acteurs privés. Mais il se garde bien d’assimiler à une quelconque « censure » les réactions vives, les protestations ou même les insultes qui peuvent être adressées à l’auteur de propos qui ont déplu. Promettre la mort à un orateur, s’en prendre physiquement à lui ou à son public est une chose. Le traiter de raciste, manifester à proximité de sa conférence ou appeler à son boycott en est une autre.