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Caroline Mandela contre le Complot Qatari Mondial

Quelques réflexions sur un délire médiatique

par Faysal Riad
18 juillet 2012

Dans une chronique publiée par le quotidien Le Monde, Sœur Caroline Yabon-Fourest a de nouveau trouvé le moyen de s’en prendre au foulard et aux femmes qui le portent – qu’il est aujourd’hui de bon ton d’aller traquer jusque sur les terrains de foot... Nous avions l’habitude de juger ses écrits stupides, malhonnêtes et dangereux : et s’il s’agissait de délires – au sens propre du terme ?

Commençons, pour que les choses soient claires, par des morceaux choisis :

« La Fédération internationale du football n’est pas un lieu où l’on s’attend à un surcroît de sensibilité aux droits des femmes. On lui demande simplement de ne pas trahir les valeurs du sport. Elle l’a fait en autorisant le voile comme seule et unique dérogation à l’uniforme sportif. Ce qui revient à piétiner les valeurs olympiques, qui interdisent en principe toute démarcation politique ou religieuse sur les maillots ou les podiums. C’est au nom de cet esprit sportif que Nelson Mandela avait obtenu l’exclusion de l’Afrique du Sud du mouvement olympique tant que l’apartheid existait... Il faut croire que l’apartheid sexuel est moins grave. Ou que le Qatar et ses alliés sont suffisamment puissants pour dicter leur loi au sein du monde du football. »

« Ne sourions pas trop. Il se joue quelque chose de très sérieux dans cette histoire. En brisant le consensus sportif pour respecter le port du voile comme élément culturel, les pays du Golfe ont obtenu une victoire écrasante sur l’universalité. Une valeur et un principe dont le sport est l’ambassadeur – loin devant les Nations unies – aux yeux de millions de citoyens à travers le monde... »

Qu’est-ce qu’un délire ?

Les définitions sont nombreuses, mais ce sont celles qui insistent sur le rapport falsifié que le délire entretient avec la réalité qui nous intéresseront, dans la mesure où le faux est un élément structurel du discours fourestien. Pour distinguer le délire du simple mensonge, un autre élément doit être pris en compte :

« le sentiment de conviction de celui qui le produit » [1].

Bien sûr ce critère est difficile à évaluer dans la mesure où la conviction affirmée « ne correspond pas nécessairement à la conviction réelle inconsciente » [2] : peut-être d’ailleurs Caroline Fourest n’ignore-t-elle pas totalement la fausseté de ce qu’elle propage. Certaines de ses inepties semblent en effet consciemment écrites ou dites dans le cadre d’une stratégie rhétorique réactionnaire parfaitement maîtrisée. Aussi convient-il de distinguer, dans notre approche du phénomène, comme nous y invite Pierre Bayard dans son travail sur le délire en littérature, « la part de l’énoncé et celle de l’énonciation » : au-delà ce qui est dit et de ce que nous pouvons – ou ne pouvons pas – savoir des motivations inconscientes de l’auteure, le délire implique, en plus de la distorsion de la réalité, un mode particulier d’engagement dans le discours, ainsi qu’un certain positionnement par rapport à la distorsion de la réalité pouvant avoir de grandes incidences sur le sentiment de certitude que le sujet délirant peut faire naître chez ceux qui l’écoutent. C’est ainsi que peuvent naître les phénomènes de « délire collectif », dans la mesure où l’une des caractéristiques du délire est « de ne pas se réduire à une formation strictement autonome, mais d’être susceptible dans certains cas (...) de devenir une expérience partagée » [3].

C’est aussi un élément pouvant expliquer en partie (car j’en reste ici au niveau psychologique permettant d’éclairer certains phénomènes linguistiques – comme en complément d’analyses sociologiques indispensables insistant sur le racisme systémique , et non en remplacement de telles analyses – le sérieux avec lequel des militants de gauche, cultivés et diplômés, peuvent écouter ou lire les inepties de Caroline Fourest. C’est aussi en tenant compte de ces phénomènes que l’on peut voir la part de « délire collectif » de toute la société française, dans le seul fait de pouvoir considérer de tels idéologues réactionnaires, absolument ignorants, comme des « experts » dans un quelconque domaine.

Délire paranoïde et délire paranoïaque

La fausseté et la conviction, critères nécessaires pour définir le délire, sont bien sûr insuffisants pour le décrire parfaitement (et pour le distinguer par exemple de l’erreur). Une autre difficulté réside dans la confusion commune entre deux grands groupes de délires. Le délire dit « paranoïde » (ou schizophrénique), facile à identifier, est celui qui donne d’emblée le sentiment de se présenter comme incohérent, inorganisé et décousu, c’est cette acception que le langage commun prête le plus souvent au mot délire, et il est assez évident qu’en ce sens les écrits de Fourest sont rarement délirants.

Il serait néanmoins dommage de se priver du second sens, offrant d’intéressantes perspectives d’analyse pour saisir tous les enjeux du discours dominant : le délire peut aussi être « paranoïaque », et il se développe alors au contraire avec une certaine rigueur, au moins apparente, et semble souvent relativement « plausible ». Il repose sur une sorte de logique qu’il n’est pas aisé de réfuter vu sa proximité avec la logique traditionnelle (d’où ses capacités de séduction) mais qui peut malgré tout être anéantie en remarquant d’une part qu’elle en reste, par rapport à ladite logique traditionnelle, à une fidélité aux seuls signes extérieurs, et d’autre part que cette fidélité contient presque toujours comme une sorte de crispation et de rigidité qui doit attirer l’attention.

En outre, les processus de la logique délirante sont portés par « une tension intérieure, qui en fait jouer les ressorts jusqu’aux limites de la raison » [4] : ce n’est pas par un véritable souci de comprendre des faits qu’est animé le raisonnement mais au contraire par une volonté d’aboutir à une solution ultime que l’auteur du délire a posée comme préalable, n’hésitant pas pour cela à orienter tout son discours dans ce sens, quitte à plier toutes les informations dans le sens de sa contrainte et en ignorant tous les autres modes de liaison entre les faits. Est-ce en l’occurrence vraiment pour réfléchir sur l’olympisme, le sport, les relations internationales, la religion, le sport et la condition des femmes que Caroline Fourest a écrit son article, ou a-t-elle choisi au contraire de se focaliser sur une information – et d’en ignorer mille autres – pour pouvoir aboutir à un propos l’amenant à préconiser au final l’exclusion des femmes musulmanes des épreuves sportives ainsi que l’affirmation complètement absurde selon laquelle le monde entier, à travers les instances directives de l’olympisme, serait sous domination islamique ?

Délire paranoïaque et interprétation : le rôle de l’indice

L’activité délirante consistant le plus souvent à substituer une nouvelle réalité (par exemple : « le monde est dominé par l’islam ») à la réalité existante (par exemple : l’islam est une religion dominée), le mouvement même de cette substitution relève de l’interprétation : c’est ainsi qu’un-e proche aimant-e et fidèle sera transformé-e dans l’esprit du délirant en une personne dangereuse et nuisible, et que le droit de faire du sport en portant un foulard sera interprété comme un signe clair de la domination islamique mondiale.

« Cette place primordiale de l’interprétation conduit à mettre au premier plan l’indice [5] : l’attitude du délirant consistera non seulement à se focaliser sur un indice mais aussi et surtout à exclure toutes les données qui n’entrent pas dans le champ immédiat de sa construction, ou qui pourraient même en menacer la solidité – car comme l’écrit Pierre Bayard, « l’indice, avant même d’être un objet de sens, est un processus d’exclusion » [6]. C’est ainsi que Caroline Fourest ne verra pas du tout ce que nous apprend pourtant d’abord l’information qu’elle interprète, comme elle ne semble pas du tout avoir vu ce que nous révèle clairement et simplement la photo illustrant son article [7] – à savoir : que des femmes musulmanes portant un foulard peuvent faire du sport à un plus haut niveau.

Dans le cadre de son propos sur les rapports de puissance à l’échelle mondiale où, en se focalisant sur un indice (des sportives musulmanes ne seront pas exclues à cause de leur religion), elle est amenée à décrire un monde dominé, soumis et plié par des musulmans, elle ne fait pas entrer dans son interprétation globale des informations simples sur la situation réelle des musulmans dans le monde : colonisés, massacrés et méprisés un peu partout de manière pourtant flagrante – notamment en Palestine (s’il fallait citer ne serait-ce qu’un exemple patent et emblématique).

Typique de la fausse logique du délirant, enclin à remplacer la réalité par un monde imaginaire, cette tendance à tout retraduire de manière binaire, à gommer de sa perception toutes les situations intermédiaires – et surtout à réduire l’autre à l’état de personnage-type, tel qu’on ne les rencontre que dans les contes de fées :

« De deux choses l’une, soit les femmes sont censées être "pudiques" et alors elles ne jouent pas, soit elles jouent, mais dans la même tenue que l’équipe adverse. »

On appréciera la fausse alternative, reposant sur la vieille confusion républicaniste-raciste : identité / égalité (en gros : « soit vous résistez à l’assimilation, et alors vous ne pouvez prétendre à l’égalité, soit vous voulez ne pas être discriminées, alors vous devez vous assimiler »). C’est le fameux argument « du beurre et de l’argent du beurre » que les dominants aiment opposer aux dominé-e-s lorsqu’ils ou elles réclament l’égalité – l’expression « de deux choses l’une » étant typique de la langue du maître ayant d’emblée décidé de s’opposer à toute tentative d’émancipation des dominé-e-s et les mettant devant une fausse alternative [8].

Autre spécificité du délire fourestien, cette tendance à l’analogie historiquement nulle mais politiquement efficace : la mise en parallèle par exemple de l’apartheid raciste en Afrique du sud (une ségrégation imposée à toute une population, et empêchant à cette population toute existence sociale) et ce qu’elle nomme « l’apartheid des sexes », dont la différence, excusez du peu, réside dans le fait que ledit apartheid est individuel et choisi, et qu’il n’entrave aucune existence sociale – le foulard n’empêchant ni d’étudier, ni de travailler, ni même de jouer au football, du moins tant que le législateur ne l’interdit pas sur les conseils de… l’auteure de l’analogie !

L’intérêt d’une telle ineptie réside dans le fait qu’elle opère une véritable inversion des rôles : les colonisé-e-s sont assimilé-e-s à des colons et les colons aux colonisé-e-s : sachant – consciemment ou inconsciemment – que la discrimination qu’elle prône est raciste, le sujet délirant prend soin de se donner sans vergogne le rôle de Mandela (attitude au demeurant mégalomane, qui est aussi un symptôme du délire paranoïaque), tout en attribuant le rôle de l’oppresseur aux véritables victimes d’un véritable apartheid (les femmes voilées mises au ban de l’école, de l’emploi et désormais du sport).

Le délire comme formation de l’inconscient

Comme nous l’avons vu, le délire n’est pas forcément un moment de folie incompréhensible et peut contenir un sens profond. Tout comme le lapsus ou le fantasme, il révèle une certaine vérité de l’être qui le produit. Et dans une certaine mesure, le « délire collectif » révèle de même une vérité systémique que la sociologie par exemple s’attache à dévoiler scientifiquement : il en va ainsi des toutes les rationalisations n’ayant pas la rationalité pour principe, comme le sont les discours médiatiques faussement explicatifs. Et comme l’est en réalité le discours raciste, dont le caractère délirant ne doit pas masquer un rôle tout à fait sérieux dans une politique de préservation de privilèges bien réels.

L’analyse d’un délire révèle en quoi il s’apparente à la partie visible de pensées très communes, qui seraient plus difficilement assumables si elles étaient explicitées : en tant que miroir qu’il tend à la pensée commune – ici au discours intellectuel blanc – le délire révèle en fait son rôle dans le maintien d’un rapport de domination.

Notes

[1Pierre Bayard, « Qu’est-ce qu’un délire ? », dans Qui a tué Roger Akroyd ?

[2Ibidem, p. 118

[3Ibidem, p. 117

[4Ibidem p. 119

[5Ibidem, p. 120

[6Ibidem, p. 121

[7Et reproduite ci-contre, en ouverture de ce texte.

[8Cf. le « droit du plus fort » dans Le Contrat Social de Jean-Jacques Rousseau, ainsi que le « Il faut qu’une porte soit ouverte ou bleue » de Pierre Desproges.