Comme partout ailleurs, la Journée internationale des femmes est l’occasion en Irak d’organiser des rencontres et événements dans l’optique de sensibiliser au sexisme et aux violences genrées (Image 20). C’est l’occasion pour chaque organisation d’exprimer sa vision des droits des femmes. En mars 2012, une réunion de représentantes de plusieurs organisations s’est tenue au Parlement. Hanaa Edwar, figure de proue du Réseau des femmes irakiennes, a prononcé un discours devant les députés, leaders politiques et journalistes, abordant les dures réalités rencontrées par les femmes après l’invasion. J’ai décidé de ne pas y assister. Après un an et demi de travail de terrain à Bagdad, je n’avais pas l’énergie d’attendre des heures au soleil pour accéder à la zone verte. Au lieu de cela, j’ai assisté à un rassemblement de la Ligue de la femme irakienne place Ferdaws. La Ligue de la femme irakienne, est l’une des plus anciennes organisations de droits des femmes en Irak, historiquement affiliée au Parti communiste.
Arriver place Ferdaws, au centre-ville, n’a pas été trop difficile ce jour-là. J’ai quitté mon domicile à al-Kazimiyya et suis montée dans le premier taxi pour me retrouver là-bas quarante-cinq minutes plus tard. En dépit du grand nombre de checkpoints, la circulation ne s’avérait pas si mauvaise pour un samedi après-midi. Le rassemblement place Ferdaws n’était pas très important : 100 personnes au maximum. La place était cernée par des soldats irakiens lourdement armés, des policiers et un char de l’armée se trouvait à l’entrée. Les soldats géraient la circulation, arrêtant les véhicules afin d’inspecter les effets de tous ceux qui accédaient à la place. Je me suis dirigée vers des militantes de la Ligue ; elles distribuaient des tracts portant le titre « Justice sociale » et offraient des petites bouteilles d’eau, ainsi que des sucreries. Les oratrices se tenaient sur un petit podium à proximité du pilier vide où s’élevait jadis la statue de Saddam, et des chaises en plastique blanc étaient installées devant pour le public. La belle mosquée Arbataech Ramadan, avec son dôme en mosaïque bleue, se situait à gauche du rassemblement. En plein milieu de l’événement, rassemblant militantes des droits des femmes, syndicalistes, parlementaires et poètes, l’appel à la prière de l’après- midi imposait un temps de silence au groupe. Entre chaque discours, des femmes dansaient, vêtues de la traditionnelle abaya noire. Elles se levaient pour crier des slogans tels que : « Laissez-la exercer ses droits », « Où est notre part du pétrole, eh Hajji ? » Nous rions et chantions avec les performeuses, émues par la récitation des poèmes sur la gloire de Bagdad et l’unité du peuple irakien.
À mes côtés était assise une femme trentenaire élégamment vêtue ; elle portait un foulard en coton beige, une veste et un pantalon marron. En attendant l’oratrice suivante, nous nous sommes mises à parler. Elle m’a expliqué comment la Ligue lui était venue en aide après la mort de son mari au cours des violences confessionnelles de 2006. Elle était alors au chômage, et l’allocation de l’État pour les veuves, s’élevant à près de 150000 dinars irakiens (environ 120 dollars), représentait son seul revenu ; ses trois enfants et elle mouraient presque de faim. Elle a dit :
« Le gouvernement ne fait vraiment rien pour les femmes comme moi ; il y a des millions d’Irakiennes comme moi. Mais aujourd’hui, on est là pour célébrer les Irakiennes, toutes les Irakiennes. »
Les soldats se tenaient près du podium, leurs armes brandies, comme s’ils étaient les gardes du corps des oratrices. La présence d’hommes armés semblait tout à fait normale ; on aurait dit qu’ils décoraient la place avec leurs uniformes verts, noirs et marrons. Ils composaient une pièce indispensable du décor, rappelant que ce moment d’espoir, d’émotion, de joie était aussi fragile que temporaire. Et quand bien même nous tentions de profiter pleinement de ce moment, la violence était toujours présente autour de nous.
Deux mois plus tard, j’ai assisté à un rassemblement pour la Journée de la femme irakienne, le jour de l’anniversaire de Fatima al-Zahraa, fille du prophète Mohammed, épouse d’al-imam Ali et mère des imams al-Hassan et al-Hussain. Le rassemblement avait lieu au siège du Conseil suprême islamique d’Irak, l’un des principaux partis chiites islamistes portés au pouvoir en 2003 par les forces américaines. Il était immense : près d’un millier de femmes attendaient devant un accès à la zone verte barricadé. En entrant dans le lieu, il grouillait de femmes de tous types, jeunes, d’âge moyen ou avancé. Il y avait des militantes des sections de femmes des partis politiques à Bagdad ou dans les régions du Sud, mais aussi des sympathisantes et des femmes ayant bénéficié d’une aide sociale du parti. La plupart portaient une abaya noire ou un manteau long. Après avoir été inspectées à l’entrée par une équipe de gardes femmes de la sécurité, elles investissaient jovialement le lieu. Au premier rang, sur des sièges VIP en velours rouge, prenaient place des militantes irakiennes de toutes sortes d’organisations de droits des femmes : islamistes, de gauche, kurdes, en plus de bonnes sœurs chrétiennes et de représentantes des diverses communautés religieuses.
À l’arrière, loin des sièges VIP chics, étaient assises des femmes venues à l’événement grâce au parrainage du Conseil suprême islamique d’Irak, pour la plupart des régions pauvres du sud. L’ambiance était festive et des jus de fruits, de l’eau et des sucreries étaient distribués à tout le monde. Ibtihal al-Zaidy, membre du parti Daawa, à l’époque ministre chargée des affaires de la femme, prononça un discours sur la « femme irakienne » après 2003. Elle appelait toutes les Irakiennes à suivre les pas de Fatima al-Zahraa et Bint al-Huda, sœur du Shahid al-Sadr, torturé et exécuté. Al-Zaidy soulignait l’importance de l’engagement politique des femmes dans le « nouvel Irak ». Ammar al-Hakim, chef du parti, donna une longue conférence romantique sur le « statut glorieux de la femme dans l’islam », tel qu’incarné par Fatima al-Zahraa. Il distribua des prix à celles qu’il appelait l’« honneur de l’Irak, ces femmes courageuses et fortes ». La plupart étaient décernés à des militantes des droits des femmes dans les organisations laïques et religieuses, mais également à des veuves en charge du foyer.
Après avoir chanté des chansons glorifiant l’Irak et mettant en valeur l’unité de son peuple, un groupe de jeunes interpréta une courte pièce de théâtre sur la vie des orphelins et des veuves contraintes à mendier dans les rues pour survivre. Une vague d’émotion envahit l’assemblée ; on pouvait entendre des pleurs et des larmes étaient visibles dans les yeux des chefs politiques importants. Une poétesse irakienne de renom récitait des poèmes, tournant en dérision les divisions confessionnelles et la politique menée au nom de la diversité. Entre prédications religieuses, discours politiques et moments de grande émotion, des rappels à l’« unité du peuple » et à la gloire de la « femme irakienne » étaient fréquents. L’accent mis continuellement sur al-Zahraa, cheffe politique et sainte pieuse, faisait référence au sens additionnel de cet événement : l’affirmation de l’identité chiite irakienne.
Une brève description de mon observation participante des groupes et réseaux de femmes dresse un tableau du contexte post-invasion, dans lequel se posent les questions de femmes et de genre. Mon récit révèle également l’environnement concret à l’intérieur duquel les militantes irakiennes vivent et mènent leurs activités : paupérisation généralisée, violences et militarisation avec une capitale contrôlée à chaque coin de rue par des hommes armés. Ce récit montre enfin comment divers groupes utilisent les questions de femmes et de genre au profit de leurs idéologies et programmes. Cela pose la question : quels sont les termes employés par les militantes pour défendre les droits juridiques des femmes dans un tel contexte ?
La fragmentation des droits juridiques des femmes dans l’Irak post-invasion
Quelques mois après la chute du régime baasiste, en décembre 2003, Abdel Aziz al-Hakim, chef du Conseil suprême islamique d’Irak et président provisoire du Conseil gouvernemental irakien, propose le décret 137. Adopté à la majorité des voix, ayant pour principe de défendre la « liberté de croyance », ce décret abolit le Code du statut personnel (CSP) unifié, lié à la loi n° 188 (1959) et établit une nouvelle législation basée sur la « charia islamique ». Le CSP basé sur la religion applicable à tous les musulman·es irakien·nes évolue vers un ensemble de codes basés sur la confession, suivant le modèle du droit libanais de la famille [2]. Le décret 137 propose irrévocablement le retour au système juridique emblématique de la période monarchique, où n’existait aucun ensemble de lois unifié concernant les affaires privées. La plupart des militantes du RFI et des groupes indépendants de femmes étaient fermement opposées au décret. À leurs yeux, une telle proposition venant d’un leader politique chiite islamiste conservateur remettait en cause l’idée même du CSP, suivant des bases religieuses conservatrices et confessionnelles. De nombreuses militantes de la société civile ont fait part de leurs craintes face à l’adoption d’un système basé sur une lecture régressive et conservatrice de la jurisprudence musulmane, en raison des partis islamistes au pouvoir depuis 2003, et de la « confessionnalisation » des questions relatives aux femmes et à la famille. Les islamistes sunnites interrogées se disaient également opposées au décret, préférant un code unifié facilitant le mariage interconfessionnel. À l’inverse, beaucoup de militantes islamistes chiites soutenaient ce décret, perçu comme une affirmation de la liberté de pratiquer l’islam chiite après des décennies de répression politique. Le décret n’a finalement pas été promulgué, car la mobilisation des militantes a pris une dimension internationale, convainquant Paul Bremer, chef de l’Autorité provisoire de la coalition (APC) en charge de l’Irak, de ne pas le signer.
Plus tard, dans le contexte de la rédaction et de l’adoption de la nou- velle Constitution en 2005, le décret 137 a été réintroduit à la demande des dirigeants politiques islamistes chiites en tant qu’article 41 de la Constitution. Cette fois encore, l’article prétendait soutenir la liberté de croyance : « Les Irakiens sont libres d’obéir à leur statut personnel conformément à leurs religions, sectes, croyances ou choix personnels, et cela doit être régulé par la loi » [3]. Pourtant cette fois, la loi n° 188 et le CSP correspondant ne seraient pas abolis ; ceux-là resteraient une option parmi d’autres codes de la famille. Malgré les controverses autour de l’article, le projet de Constitution a été adopté par référendum. Comme mentionné au chapitre 3, la Constitution a été généralement bien accueillie par les dirigeants politiques kurdes et chiites, désireux de promouvoir l’établissement d’un nouveau régime vu comme plus adapté au fédéralisme d’État. Le fédéralisme et la reconnaissance des différentes communautés et langues irakiennes étaient des enjeux majeurs [4], surtout concernant la répartition des revenus du pétrole au Nord (près de la région kurde) et au sud (région majoritairement chiite) de l’Irak. Pour les dirigeants et les militantes, il s’agissait d’un point essentiel car cela garantissait l’autonomie de la région kurde. Pour les chefs politiques chiites, le fédéralisme renforçait leur mainmise sur le pouvoir, les rendant ainsi capables de diriger le pays depuis Bagdad et d’administrer le sud majoritairement chiite. Plus récemment, des chefs politiques sunnites, surtout islamistes, ont été intégrés à ce processus, cependant à l’époque, ils étaient favorables à un État unifié. Déjà discriminés par les politiques de débaasification et marginalisés par les élites chiites et kurdes fraîchement arrivées au pouvoir, les groupes politiques sunnites se sentaient à l’époque menacés par le fédéralisme. Ils s’opposaient au projet de Constitution, appelant les gens à voter contre le référendum. Certaines formations politiques – chiites, sunnites, tribales, religieuses et opposées à l’occupation – ont tout simplement boycotté le référendum, déclarant le nouveau régime illégitime.
Pour un grand nombre de militantes critiques à l’encontre de l’article 41, il était clair que les questions de femmes, mises en avant par l’administration menée par les États-Unis et la nouvelle élite politique comme un des symboles du « nouvel Irak », passaient désormais au second plan par rapport aux affaires politiques soi-disant « plus essentielles ». Face à l’importante mobilisation internationale des groupes et organisations de femmes et l’absence de consensus entre les différents partis politiques, l’application de l’article 41 a été suspendue et la loi n° 188 est toujours en vigueur. La suspension a eu lieu alors que très peu de femmes avaient pris part à la rédaction de la nouvelle Constitution. Sarah H., 42 ans, militante importante et membre de la Coalition des femmes al-Rafidain, s’est mobilisée contre l’article 41. Elle raconte comment les représentants américains abordaient le problème à l’époque et ce qu’elle ressentait face à cela.
« Le décret 137 est revenu sous la forme de l’article 41 de la Constitution, rédigé et adopté en 2005. Fort heureusement, la mise en œuvre de l’article 41 a été suspendue. Il est de toute façon impossible d’appliquer une chose pareille dans la société irakienne. Je me souviens très bien d’une avocate américaine qui participait avec nous à la rédaction de la Constitution. Elle disait : « Mais n’est-il pas dans l’intérêt des femmes que chaque communauté puisse avoir sa propre loi ? » Je pense vraiment que ces étrangers ne connaissent rien de la société irakienne, du contexte, ni de la réalité. Peut-être que là-bas, en Amérique, la société est divisée en communautés, aucune ne se mélange avec l’autre et chacune a ses propres lois. Mais ici, dans notre société, c’est différent. Nous sommes une fusion de cultures ; des musulmans épousent des chrétiens, nous nous marions entre communautés, sunnites et chiites. Une telle loi divisera nos familles, notre peuple. Nous sommes dix-huit communautés ; nous ne voulons pas devenir comme le Liban. »
Sarah H. est une Bagdadie sunnite mariée à un chiite, tué durant l’occupation américaine de 2003. Elle fait part de son exaspération devant la représentation simpliste de l’administration américaine basée sur une vision communautariste de la société irakienne, qu’elle conçoit pour sa part plurielle et mélangée.
Mais mis à part l’article 41, beaucoup de militantes pensent encore que la nouvelle Constitution est largement en faveur des droits humains et des femmes. Comme précédemment mentionné, l’article 14, stipule par exemple une égalité de citoyenneté, incluant l’égalité de genre [5], et l’article 18 permet aux femmes de même qu’aux hommes de transmettre la citoyenneté irakienne à leurs enfants [6]. Le débat sur la question de savoir si l’islam est « une source » ou la « source majeure » a ouvert le champ à la controverse. Cependant, suite aux débats entre les différents groupes politiques, l’article 2 de la Constitution a identifié l’islam en tant que « source fondatrice de la loi », tout en précisant que celle-ci devait respecter la liberté, la démocratie et la diversité religieuse [7]. Nombre de militantes trouvent en cela un bon compromis. Pourtant, l’absence d’État de droit qui domine la vie politique irakienne, ajoutée à la montée du conservatisme, a rendu les « bonnes » dispositions de la Constitution inapplicables jusqu’aujourd’hui ; les taalimat, « instructions sanctionnant l’application d’une loi », n’ont pas été déterminées pour un grand nombre d’articles. Ainsi par exemple, suite aux réformes juridiques conservatrices du régime baasiste, les femmes de tous âges ont besoin de la présence et de l’approbation de leur wali, « tuteur légal masculin », pour obtenir un passeport, ainsi que l’autorisation de voyager. La loi sur l’acquisition des passeports a changé en 2015, en conséquence de la mobilisation des militantes, et permet désormais aux femmes d’obtenir un passeport sans le consentement d’un wali [8]. Cependant, ce changement n’est que rarement appliqué ; il demeure concrètement presque impossible pour une femme d’obtenir un passeport sans le consentement de son wali, puisqu’aucune taalimat n’a été définie. La même situation entoure l’application de l’article 14 sur l’égalité de genre et l’article 18 sur le droit des femmes à transmettre la nationalité à leurs enfants.
Plus récemment, dans le contexte des élections législatives de 2014, le ministre de la justice, Hassan al-Shemmari, membre du parti al-Fazila de l’ayatollah Muhammed al-Yaqoobi, a déclaré préparer un CSP fondé sur la jurisprudence de la principale tendance chiite – mazhab – en Irak, le mazhab Jaafari. Une fois encore, le motif principal de ce changement est la liberté de croyance, ainsi que la liberté de la communauté chiite à pratiquer sa foi. Le 25 février 2014, le Conseil des ministres irakien a approuvé ce que l’on nomme communément la « loi Jaafarie ». Si cette loi est mise en pratique, elle impliquera une remise en question majeure du CSP concernant des questions telles que l’âge légal du mariage, fixé à 18 ans pour les deux sexes ou la restriction de la polygamie et du mariage en dehors des tribunaux civils. La loi Jaafarie, conformément au mazhab chiite Jaafari, définit l’âge légal du mariage à 9 ans pour les femmes et 15 ans pour les hommes, autorise la polygamie inconditionnelle et les formes précaires de mariage sans protection juridique pour les femmes (par exemple les mariages mutaa). La course au pouvoir entre les différents partis politiques chiites se joue autour des questions liées au genre et à la famille, car al-Fazila souhaite clairement marquer de son empreinte la vie politique irakienne et s’imposer comme un parti chiite à un moment de division entre divers groupes politiques chiites en compétition. Pour le leadership politique islamiste chiite, le CSP constitue un terrain permettant d’affirmer sa capacité de renouveau et la force de son identité au sein d’un système politique communautaire.
Cependant, en conformité avec mes propres observations, une étude menée par une organisation de femmes au sud de l’Irak, établit que la majorité de la population chiite (70 %) considérait l’article 41 comme une menace pour l’unité de l’Irak (Bint al-Rafidain/Unifem, 2006). De la même façon, les leaders religieux chiites étaient généralement opposés à la loi Jaafarie. Par exemple, la figure religieuse chiite Hussain al-Sadr a déclaré que l’État devrait plutôt adopter une législation civile conformément aux conventions internationales et laisser les questions de charia aux religieux. Il a dit :
« Nous voulons que l’Irak soit un État civil [madani] et civilisé [mutahadar] » [9].
Cela montre bien que ce n’est pas la religion ou la pratique religieuse d’une certaine communauté qui est en jeu dans ce débat, mais plutôt un confessionnalisme politico-religieux. Le jeu islamiste chiite autour des droits des femmes, s’inscrivant dans le cadre de sa politique identitaire, n’est pas approuvé par la population chiite d’Irak, ni par l’institution religieuse, telle que la hawza. La fragmentation des droits juridiques des femmes dans l’Irak post-invasion est donc affaire de confessionnalisme politisé et non de religion au sens stricte.
Al-Ali et Pratt (2009) montrent à quel point les questions de genre sont politisées dans des contextes où l’intervention armée est au service d’agendas géopolitiques impérialistes, sous couvert de « démocratisation ». Elles soutiennent qu’un conservatisme croissant, vis-à-vis des questions de genre en particulier, peut être vu comme le contrecoup d’une politique néocoloniale et de l’occupation ; une réaction dans des « termes islamiques » guidée par le confessionnalisme, en opposition à ce qui est perçu comme une invasion occidentale. Pourtant, le fait que le groupe politique arrivé au pouvoir au moyen de l’invasion et de l’occupation menée par les États-Unis remette aujourd’hui précisément en question le CSP sur des bases conservatrices et confessionnelles montre que la question est bien plus complexe qu’une réaction binaire conservatrice « islamique » à l’invasion américaine.
Depuis l’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003, le CSP a retrouvé une place centrale dans les débats entre les militantes et l’élite politique irakienne, aujourd’hui dominés par les partis islamistes chiites et nationalistes kurdes. La remise en question d’un CSP unifié sur des bases confessionnelles et conservatrices est le principal point de divergence entre les islamistes chiites et les autres forces politiques dans l’Irak arabe. Comme montré au chapitre 1, le texte de loi n° 188 s’inspire clairement de différentes écoles de jurisprudence ; il opère dans le cadre de la jurisprudence religieuse, en éliminant les traitements différenciés entre sunnites et chiites, et autorise des juges formés et nommés par l’État à se prononcer sur les affaires personnelles sans consulter les oulémas. Le nouveau CSP, en rassemblant les jurisprudences sunnites et chiites, offre un cadre juridique applicable de manière égale à l’ensemble des musulman·es irakien·nes. La loi n° 188 est ainsi un symbole d’unité nationale au-delà des lignes ethno-confessionnelles, en même temps qu’un exemple de l’intégration des revendications des militantes pour les droits des femmes via leur participation au processus législatif même. Cela révèle le lien fort entre les questions de nation et de genre dans l’Irak postcolonial. À l’époque où la culture politique était marquée par la gauche, plus particulièrement le Parti communiste irakien, l’unité ethno-confessionnelle allait de pair avec les aspirations pour les droits des femmes. C’est précisément cet héritage qui se trouve remis en cause par l’élite conservatrice islamiste chiite au pouvoir depuis 2003.
Comme je l’ai montré, l’émergence d’un mouvement islamiste chiite dans les années 1960 s’est faite partiellement en réaction au CSP et, plus généralement, à la laïcisation de la société. L’héritage révolutionnaire incarné dans le CSP s’est trouvé fortement altéré au fil de l’évolution du projet baasiste, oscillant entre nationalisme arabo-socialiste durant la période de développement économique, et sa remise en cause par le biais d’un discours de genre conservateur teinté de tribalisme islamique, conséquence de l’engagement dans des guerres successives et de l’impact terrible des sanctions. Selon les discours des militantes chiites interrogées, ainsi que des chefs politiques chiites, le CSP est associé à une forme de laïcisation en même temps qu’au régime baasiste, tous deux perçus comme répressifs à l’égard de la population chiite.
Que se cache-t-il derrière les discours polarisés ? Les positions des femmes islamistes sunnites et chiites dans les débats sur le CSP
En juillet 2005, place Ferdaws, le RFI a organisé un sit-in réclamant l’abrogation de l’article 41, la préservation du CSP et la possibilité d’exercer l’activisme pour les droits des femmes en toute sécurité, en raison des menaces incarnées par les conservatismes religieux et les politiques sectaires. Face au rassemblement, un groupe de femmes bran- dissait des pancartes dénonçant l’« entière égalité » et défendant l’islam et le Coran. Il s’agissait d’islamistes chiites, qui soutenaient l’article 41 au nom de la liberté de croyance et dénonçaient une potentielle laïcité, car le sécularisme était en partie responsable de leurs souffrances sous le régime baasiste.
Naziha A., âgée de 55 ans, titulaire d’un doctorat en administration et économie de l’université de Bagdad, ancienne députée islamiste chiite, comptait parmi ces contre-manifestantes. Naziha a vécu à Bagdad toute sa vie et son frère a été exécuté par le régime baasiste en 1990. Elle est fermement favorable à l’article 41 :
« Le Code du statut personnel a des bons et des mauvais côtés. C’est une loi complexe, qui n’englobe pas tous les aspects de la vie. Il ne faut pas demander l’abrogation totale du Code du statut personnel, mais garder ce qui convient aux Irakiennes dans le cadre de la charia, parce que nous sommes une société musulmane et devons éradiquer tout ce qui s’oppose à cela. La Constitution mentionne qu’aucune loi en opposition avec la charia islamique ne peut être adoptée en Irak. Ce qui est contradictoire avec l’islam, nous devons l’abroger ou le changer. [...] Si le véritable islam était appliqué, les Irakiennes seraient les mieux loties au monde. »
Pour Naziha, la charia est synonyme de justice et le CSP doit garantir le respect de l’islam. Elle ne considère pas l’article 41 comme confessionnaliste, mais plutôt comme un moyen de garantir à chacun le droit de vivre en harmonie avec ses croyances religieuses. Naziha ne trouve pas que l’article 41 soit lié aux droits des femmes ni au genre. Elle établit un lien entre le sécularisme, l’autoritarisme et la répression de sa pratique religieuse et ne perçoit dans cet article qu’un lien strict avec la religion. Beaucoup de femmes islamistes chiites interrogées sont sur la même ligne que Naziha : elles ne font pas le lien entre l’article 41 et les droits des femmes. Cet article incarne l’affirmation de leur confession chiite et de leur liberté religieuse. À la différence des militantes du Réseau des femmes irakiennes, qui connaissent le CSP en détail et œuvrent à le réformer, la plupart des islamistes chiites ne sont pas vrai- ment conscientes, ni impliquées sur cette question. Elles voient toute opposition à l’article 41 comme une menace à leur identité religieuse chiite.
Pour Naziha, la nouvelle ère doit instaurer une rupture radicale avec la mentalité du précédent régime, décrit comme dominé par une vision laïque des affaires privées/publiques qui a marginalisé la population chiite, surtout la plus religieuse. Cette nouvelle ère doit donc rompre avec la laïcité elle-même, et l’article 41 ainsi que les débats autour de l’islam et de la Constitution sont les marqueurs d’un tel changement. Le décret 137 et l’article 41 peuvent être analysés parallèlement avec l’accroissement de la visibilité chiite depuis la chute du régime baasiste. Les cérémonies commémoratives des douze imams qui ont lieu presque tous les mois à Bagdad, les signes religieux chiites, tels que les drapeaux verts, les images d’al-Hussain ou encore les dessins de la bataille de Karbala qui tapissent les murs de la ville [10], montrent la puissance du pouvoir politico-religieux chiite dans l’Irak post-2003.
Cela apparaît clairement dans la façon dont les femmes islamistes chiites présentent leur activisme après 2003. Bushra Z., militante chiite, en est un exemple :
« Comment parler aux femmes pour les informer de ce qui vient [mentionnant l’opposition politique chiite] ? Car les jeunes ont grandi, et trente-cinq ans de baasisme, c’est beau- coup, vraiment. Les enfants ont grandi sans leur religion. Saddam nous a fait oublier al-Hussain et nos slogans. Quand je dispense la hawza [formation religieuse chiite] aux jeunes filles, certaines me disent : « Je me sens plus proche du communisme que du chiisme ! » Elles parlent la langue de Saddam sans même le savoir. Il leur a enseigné « Union, liberté, socialisme » et elles n’en sont même pas conscientes. Lui ne connaissait rien de l’union, de la liberté, ni du socialisme ; il ne connaissait rien du tout. Elles répètent tous ces slogans sans les comprendre. Comment éduquer les femmes ? Certaines ont oublié leur propre oppression. Comment faire de cette fille une femme forte, qui connaît ses droits et ses devoirs ? Nous commençons par les questions de fiqh, « jurisprudence musulmane », même si elle ne l’accepte pas. Elle est devenue pro-Saddam. Elle vit pour manger, boire et se marier, rien de plus. »
Comme je l’ai déjà mentionné, Bushra Z. était enfant lorsque le régime baasiste a déporté tous les Kurdes faili de Khaneqin vers une ville du centre de l’Irak, dans le cadre de sa politique d’« arabisation ». Elle croit fermement dans la nouvelle élite politique et considère que l’ère moderne est pleine d’espoir pour les victimes du régime baasiste.
Naziha et Bushra ont une vision alternative du virage tribo-islamique du régime baasiste dans les années 1990, l’époque de la Campagne de foi. Pour elles, cette campagne était purement stratégique et n’a eu aucun impact réel sur la société. Cela démontrait encore une fois la politique confessionnaliste du régime, dès lors que seul l’islam sunnite était promu. C’est leur perception et interprétation de cette période au regard de leurs idées politiques et religieuses qui importe ici, non l’exactitude historique de leur lecture.
Aucune militante islamiste chiite avec qui je me suis entretenue ne s’opposait à la loi n° 188. Même si beaucoup ignoraient ses articles, le fait qu’elle unisse les jurisprudences sunnite et jaafarie était perçu très positivement. Je posais la question :
« Si vous trouvez que cette loi est juste et pas opposée à la loi religieuse, pourquoi êtes-vous disposées à la changer et avoir une loi distincte sur la famille ? » Elles invoquaient alors la liberté d’être régies par leur propre droit, indépendamment des « autorités sunnites et laïques ».
Les femmes islamistes sunnites abordaient ce débat de façon totalement différente. Toutes celles avec qui j’ai parlé étaient fermement opposées l’article 41, vu comme un moyen de diviser les Irakien·nes suivant des lignes confessionnalistes. Elles défendaient la forme actuelle du CSP, en expliquant que c’était le produit d’un accord entre des citoyen·nes de différentes origines, et donc une loi unificatrice. Maysoon S., 42 ans, dirige une des principales organisations de femmes islamistes sunnites à Bagdad. Elle est d’accord avec Naziha sur l’importance d’être régie par la charia, mais considère que le CSP suit cette ligne. Aussi, Maysoon prône la préservation du CSP.
« Je suis contre toute remise en cause du Code du statut personnel car je considère que c’est une loi juste et adéquate. Les nouvelles lois sont confessionnalistes ; elles ne servent pas nos intérêts mais ceux d’une communauté au-devant des autres. Je défends une seule loi pour tout le monde, et celle actuellement en vigueur convient tout à fait. C’est quelque chose du précédent régime qu’il faut garder ; tout ce qui vient de l’ancien régime n’est pas forcément mauvais. »
De même, Maysoon voit positivement la Campagne de foi et la dernière période du régime. Elle pense que cela a eu un impact bénéfique sur la société irakienne.
« Dans les années 1970, le foulard n’était pas accepté ; les gens se moquaient, les femmes voilées étaient appelées Um Luksha ou Khema. Plus tard, le foulard est devenu la norme, tous les types de foulard, ça restait quand même le foulard. La Campagne de foi était une tentative de Saddam de tisser des liens avec les islamistes en Irak. À mon avis, cette campagne a été un succès, car les gens sont revenus dans les mosquées et le foulard est devenu de plus en plus visible. Elle [la campagne] avait le soutien du waqf sunnite. Toutes ces questions ont été correctement couvertes par les médias ; lorsqu’on met beaucoup d’argent, c’est toujours un succès. Ça a été une bonne chose pour les gens. »
Maysoon ne trouve pas que le précédent régime soit particulièrement opposé à la religion ni à la pratique religieuse. Pour elle, c’est plutôt l’administration d’occupation menée par les États-Unis dans l’Irak post-2003 qui s’est opposée aux militantes religieuses. Selon Maysoon, les puissances occupantes privilégient le leadership laïc aux islamistes.
Je ne crois pas que nous [les islamistes] sommes plus libres aujourd’hui. Je pense que nous avons rencontré certains obstacles par le passé et qu’ils sont aujourd’hui d’un autre genre. La société irakienne n’est pas en paix ; il y a de la discrimination, du racisme, des divisions ; la religion est crainte et attaquée. Cette peur de la religion vient de deux choses. D’une part, l’idée que la religion entraîne le terrorisme. D’autre part, l’idée que la laïcité empêche la religion de s’immiscer dans la vie politique et l’État, ce qui est bien sûr une erreur. La politique étrangère joue ici un grand rôle, en limitant le nombre de religieux sur la scène politique.
Interrogées sur les revendications de certaines militantes des droits des femmes de réformer les articles discriminatoires de l’actuel CSP, Naziha et Maysoon se disent fermement opposées. Elles croient que la famille doit être régie par les lois musulmanes et que les demandes d’égalité, notamment en matière d’héritage, de mariage et de divorce, sont trop extrêmes et contraires à la religion. Bien qu’elles partagent des vues similaires concernant les droits des femmes et la place de la religion dans la sphère privée comme dans la sphère politique, elles sont en désaccord au sujet de l’article 41. Naziha voit cet article comme une affirmation de sa confession chiite, alors que pour Maysoon, il s’agit d’une menace contre son identité. La mise en parallèle des points de vue de ces deux femmes sur l’égalité, les questions de femmes et la religion, montre que c’est une « position politico-sectaire » qui est au cœur du débat et non pas religio-confessionnel. Pour l’islamiste chiite, la législation unifiée du précédent régime impliquait une discrimination à l’encontre de son identité politico-religieuse chiite. Pour l’islamiste sunnite, une loi unifiée induit un traitement égal pour les sunnites, devenus une minorité politique depuis la chute du régime baasiste.
Naziha vient d’un milieu très instruit, mais conservateur. Elle a grandi dans une ville à majorité chiite du nord de Bagdad, et son père était proche du Parti national démocrate. Son frère, ingénieur agronome de renom, a été emprisonné puis exécuté par le régime en 1990. Elle a obtenu un doctorat en 1987 et commencé à enseigner à l’université de Bagdad. Naziha rappelle qu’elle était une des rares femmes chiites non affiliées au parti Baas à occuper un haut poste universitaire. En raison de ses excellents résultats, elle a été choisie pour suivre des formations à l’étranger ; selon elle, c’était très rare pour quelqu’un d’extérieur au parti. Même si elle souhaitait vivement assister à ces formations, car ses recherches avaient une importance capitale pour elle, sa famille conservatrice et son mari ne l’y autorisaient pas. Comme pour la plupart des femmes interrogées, la période des sanctions a ramené Naziha à la vie domestique car, au milieu des années 1990, son salaire était devenu trop bas pour couvrir ne serait-ce que les frais de transport hebdomadaires.
Maysoon a grandi dans un quartier majoritairement sunnite de Bagdad ; sa mère était institutrice et son père agent de police. Elle qualifie sa famille d’apolitique et très conservatrice. Après avoir épousé un soldat de son quartier, elle a donné naissance à quatre enfants. Maysoon a obtenu une licence d’économie et gestion en 1989. Bien qu’elle souhaite travailler, les bas salaires durant la période des sanctions l’ont convaincue de rester à la maison. Mais comme Maysoon trouvait que rester au foyer était « archaïque », elle a décidé de s’impliquer dans des rassemblements religieux et dans les œuvres caritatives de sa mosquée de quartier au milieu des années 1990.
Une mise en parallèle des positions et des trajectoires de ces deux femmes engagées dans le militantisme au sein de leurs groupes poli- tiques islamistes respectifs, permet de constater ce qu’elles partagent. Leur vision du CSP comme globalement équilibré, favorable aux droits des femmes et à la charia, révèle un modèle familial commun de classe moyenne urbaine : les femmes sont censées porter la responsabilité de la vie domestique, tout en étant professionnellement et socialement actives, tandis que les hommes restent les principaux pourvoyeurs du foyer. Naziha et Maysoon pensent toutes deux que les revendications de « pleine égalité » impliquent une remise en cause de l’islam. Elles partagent en outre une vision normative – bien que générale et imprécise – de ce que devraient être l’islam et la charia. Elles caricaturent les « militantes laïques », qui « en demandent trop » et sont « contre la religion ». Si Naziha et Maysoon pensent que la polygamie opprime les femmes et relève d’un « état d’esprit incompatible avec les temps modernes », elles trouvent son interdiction contraire à la religion. Pour elles, les « militantes laïques » revendiquent le « droit d’avoir quatre maris ». Curieusement, de nombreuses militantes mentionnent cet exemple sans fondement : aucune militante en Irak n’a jamais revendiqué le droit pour une femme d’avoir quatre maris. Cet exemple révèle en fait la crainte chez beaucoup de femmes de revendications qui remettent radicalement en cause les normes sociales et de genre caractérisant la famille nucléaire néopatriarcale de classe moyenne.