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« Ce barbu aux épaules larges »

Le collectif Les mots sont importants vous offre un classique du mouvement ouvrier, et trois questions

par Collectif Les mots sont importants
14 février 2019

L’affaire de la Ligue du LOL a mis au grand jour cette réalité cruelle pour les hommes de gauche, occultée par des années de féminisme d’Etat : le sexisme est présent et prospère dans les quartiers de centre-ville, au sein des élites cultivées, chez les mecs cool. Nous n’avons pas fini de prendre la mesure de la haine profonde des femmes qui règne dans les milieux prétendûment progressistes – et, nous voudrions le rappeler, y compris chez les notables de cette gauche radicale, intellectuelle, éditoriale, qui peut dénoncer vertueusement la culture du viol, mais sans se départir de son virilisme. Les lignes qui suivent leur sont dédiées.

Publié le 4 février 1869, le texte qui va suivre est de ces œuvres qui, aujourd’hui encore, font vibrer nombre de militants révolutionnaires. Il a été écrit par un écrivain de valeur, l’un des rares à avoir franchement pris parti pour les Communards, alors que le merveilleux monde des lettres appelait quasi-unanimement à leur extermination : Jules Vallès.

Il s’agit de l’éditorial du premier numéro d’un éphémère journal intitulé Le Peuple, qui présente avec lyrisme et empathie plusieurs figures emblématiques de cette catégorie politique si fondamentale : le peuple, justement !

Parce que le parti-pris communard de Jules Vallès nous paraît admirable, et parce qu’en ces temps de restauration versaillaise le peuple mérite plus que jamais des éloges lyriques et empathiques, nous le republions. Mais parce que le culte des Grands Auteurs, et plus largement la tonalité encore dominante de maints discours populistes, barricadistes et insurrectionnistes, leur imaginaire et leurs points aveugles, méritent pour le moins d’être interrogés, nous ferons suivre ce texte de trois questions qui ouvrent, nous semble-t-il, quelques perspectives vertigineuses  [1].

Le texte :

« Cet homme à peau de bête, coiffé comme un pendu, que la pluie glace, que la vapeur brûle, debout sur la locomotive, coupant le vent, avalant la neige, mécanicien, chauffeur, c’est le Peuple !

L’animal qui, là-bas dans les champs, redresse son échine cassée et levant son coup maigre aux muscles tendus comme des cordes, regarde d’un oeil terne le wagon qui s’enfuit, le paysan brun comme une feuille de vigne ou blanc comme une rave, c’est le Peuple !

Ce barbu aux épaules larges, à chapeau de goudron, qui, sur la rivière muette, mène dans le courant le radeau de bois noyé, seul entre le ciel et l’eau, le flotteur mouillé jusqu’au ventre et perclus jusqu’au coeur c’est le Peuple !

Ce mineur qui vient, la lampe accrochée à son front, traverser la chambre du feu grisou, et qui est resté l’autre jour enfoui dix heures sous un éboulement – on ne voyait que ses grands yeux blancs dans le trou noir – ce mineur, c’est le Peuple !

Ce couvreur qui tombe du toit comme un oiseau mort, ce verrier dont la vie fond avec le verre dans le brasier, ce tourneur que la poussière de cuivre étouffe, ce peintre que la céruse mord, ce mitron, pâle comme sa farine, c’est le Peuple !

Il suffit à tout, contre l’eau, le vent, la terre et le feu, ce peuple héroïque et misérable !

C’est de ce peuple-là que nous allons parler. »

Les questions :

1. Comptez les hommes.

2. Cherchez la femme.

3. Cherchez l’erreur.

Réponses en Post-Scriptum.

P.-S.

Réponse 1 : onze.

Réponse 2 : zéro.

Réponse 3 : onze / zéro.

Notre texte aurait pu en somme s’intituler « Il y a plus héroïque et misérable que le mineur, le couvreur et le tourneur : leurs femmes ». Aujourd’hui encore, le taux de pauvreté est de 7,4 % chez les femmes, contre 6,9 % pour les hommes (chiffres de 2007). Les femmes gagnent 27 % de moins que les hommes (10 % de moins à poste et expérience équivalents). Les femmes sont nettement plus soumises à des contrats à durée déterminée, et sur les 1,4 million de personnes qui travaillent à temps partiel contre leur volonté, 80 % sont des femmes. L’exploitation domestique est de nos jours, suivant les différentes enquêtes, de l’ordre de : près de trois quarts du temps du travail domestique pour les femmes, et un quart pour les hommes  [2].

Sur le même sujet, lire aussi :

 Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, « Vous avez dit sociétal ? » ;

 Christine Delphy, « Quand la haine des femmes se déguise en amour des prolétaires » ;

 Olivier Fillieule et Patricia Roux (dir.), Le sexe du militantisme.

Notes

[1Les réponses aux questions seront données en Post-Scriptum.

[2Cf. Margaret Maruani, Travail et emploi des femmes, Éditions La Découverte, 2006, et le site de l’Observatoire des inégalités.