À Mulholland Drive toujours, lorsqu’Adam annonce son mariage avec Camilla, Diane est assise en face d’un homme d’un certain âge, plutôt taciturne, qui boit son café sans rien dire. Sa réserve le distingue des poses séductrices de Camilla et du cabotinage d’Adam, mais aussi des courtisans ébahis qui se pressent autour d’eux : il sera lui aussi du côté des vengeurs. Et comme Diane entend alors une voix prononcer le prénom Luigi, une panoplie de vengeur est toute trouvée pour ce voisin de table ordinaire qui n’a pas la dégaine d’un cowboy. Il sera Luigi Castigliane, proche cousin du Don Corleone de Coppola – un personnage que Diane connaît forcément, puisque le travail onirique qui s’opère dans son Inconscient rejoue à l’identique la séquence d’ouverture du Parrain : Don Corleone recevant la visite d’un honnête homme d’affaires qui déclare avoir « cru en l’Amérique » mais avoir été déçu, notamment par la justice américaine, coupable de n’avoir pas condamné assez durement l’homme qui a défiguré sa fille. La Mafia est en somme introduite dans le film de Coppola comme le recours, la seconde chance, la justice de substitution vers laquelle on se tourne lorsque justice ne nous a pas été rendue par le système. Et tel est aussi, justement, le rôle que va jouer la Mafia dans le rêve de Diane. Car Diane aussi peut s’estimer trompée par le rêve américain – et plus précisément, dans son cas, par le rêve hollywoodien. Diane aussi peut se considérer comme la victime d’une violence impunie : sa carrière avortée, mais aussi le départ de Camilla et son mariage avec Adam Kesher – un homme qui lui aussi, d’une certaine manière, a défiguré un être cher, en faisant de Camilla une caricature de vamp hollywoodienne. Diane aussi, par conséquent, n’a plus que la Mafia pour lui rendre justice et restaurer son honneur.
La vengeance se réalise tout d’abord par l’humiliation que constitue, tant pour l’individu Adam Kesher que pour le système Hollywood, l’imposition d’une débutante comme premier rôle – et là encore le motif est directement emprunté au Parrain de Coppola, où l’on voit Don Corleone imposer un de ses protégés dans un premier rôle que lui refuse un producteur hollywoodien. Comme Adam Kesher dans le rêve de Diane, le producteur commence par résister, en clamant que le protégé de la Mafia ne jouera « jamais » dans son film, avant de se raviser. Pareillement, Adam Kesher commence par prendre la pose de l’artiste rebelle, mais la réponse de Luigi Castigliane est implacable :
« Cette fille ne jouera pas dans mon film !
— Ce n’est plus ton film. »
Pour le remettre définitivement à sa place, la Mafia enverra le cowboy dire au cinéaste de ne plus faire le malin, après l’avoir dépossédé de tous ses attributs virils – tout ce qui a pu séduire Camilla, tout ce au nom de quoi, dans la réalité, il s’est autorisé à faire le malin : son statut de metteur en scène (réduit à néant par l’interruption du tournage) et son compte en banque (bloqué). Il peut certes sembler étrange de considérer la Mafia comme une alliée : elle cause un tort immense à Betty, en imposant à Adam Kesher la débutante Camilla Rhodes pour le rôle de Sylvia North alors que le jeune réalisateur, manifestement impressionné par Betty dès le premier regard, semble prêt à la retenir. Mais il ne faut pas s’y tromper : en causant ce tort à Betty, la Mafia rend un service inestimable à Diane. Elle lui permet de sauver la face et de recouvrer l’estime d’elle-même, en lui offrant une raison honorable d’avoir été recalée : si le rôle de Sylvia North lui échappe à cause d’une pression de la Mafia, son talent d’actrice n’est plus en cause.