Ce gosse n’a pas de proches qui sont morts dans l’attentat. Il vit à plus de 300 kilomètres de Paris, dans une ville de taille modeste où l’on peut objectivement penser que le risque d’attentat est moindre. Mais nous en sommes là. Après plus de cinquante heures d’édition spéciale sur des chaines d’information en continu que même la publicité n’a exceptionnellement pas interrompue, un gosse de 15 ans pleure en disant que son seul rêve, c’est d’exterminer des gens.
« Cette fois, c’est la guerre »
Le lendemain des attentats, Le Figaro titrait :
« La guerre en plein Paris »
Et le Parisien :
« Cette fois, c’est la guerre ».
Ce dernier titre est incorrect dans le sens où la France est en guerre depuis longtemps. Depuis 2010, la France a été en guerre au Libye, en Centrafrique, au Mali, en Syrie et en Irak. Pour ces trois derniers pays, les conflits sont encore en cours.
Mais ces guerres ont pour point commun, pour nous occidentaux qui les avons menées, de n’avoir eu aucune conséquence concrète (si ce n’est les pertes militaires) et de s’être déroulé loin de nos yeux, tout au plus quelques minutes du JT sur nos écrans télévisés.
Ce sont pourtant des guerres de l’Occident contre des pays du moyen-orient qui sont à l’origine de l’Etat islamique notamment la guerre d’Irak, dont la page Wikipédia du conflit précise qu’aucun décompte officiel des victimes n’a été effectué mais qu’il est estimé autour du million.
L’Etat français avait eu l’intelligence de ne pas intervenir dans ce conflit et l’on sait désormais que les « preuves » de présence d’armes de destruction massive présentées par les Etats-Unis étaient fausses. Le Royaume-Uni et l’Espagne n’avaient pas fait ce choix, et ils ont subi des attentats terroristes quelques mois après leur engagement en Irak, qui ont fait respectivement 56 et 191 morts.
Depuis son arrivée au pouvoir, François Hollande a décidé de se montrer en véritable chef de guerre, en rupture avec l’image d’une France moins belliqueuse qui avait été incarnée par Dominique De Villepin. Ce fût particulièrement le cas au Mali et en Centrafrique, ce qui avait, phénomène suffisamment rare pour être souligné, fait augmenter sa popularité.
Alors qu’il conviendrait donc de s’intéresser aux logiques impérialistes qui poussent les pays occidentaux à entreprendre des conflits qui ont largement contribué à la création puis au succès de l’EI, et dont le nombre bien plus élevé de morts ne nous émeut guère, notre premier réflexe a été, sous le coup de l’émotion, de "rentrer" instinctivement en guerre, en oubliant même que nous l’étions déjà. Cette manière de répondre à un effet par sa cause devrait nous interroger.
On pourrait aussi s’attarder sur le nombre de combattants de l’Etat islamique, ce devrait même être de l’ordre du réflexe que d’évaluer quantitativement la menace qui nous fait face. Un article du Monde avance le nombre de 100 000 à 125 000. À titre de comparaison, l’armée française compte plus de 200 000 militaires.
Il ne s’agit évidemment pas de minimiser les attentats ou d’établir un lien dont on prétendrait qu’il soit mécanique et unique. Mais si l’on veut réfléchir aux évènements graves qui ont eu lieu ce week-end, il est important de s’intéresser aux origines de l’État islamique, à ce qui les pousse généralement à commettre des attentats, et aux forces dont il dispose. Mais l’émotion collective occulte ces dimensions pourtant essentielles pour essayer de comprendre ce qui se passe.
L’engrenage sécuritaire
Au contraire, l’attention a été concentrée sur des instincts guerriers et sécuritaires. Un sondage nous dit que 84% des Français sont prêts à accepter de restreindre leurs libertés pour plus de sécurité. Ce même sondage nous dit que 98% des français estiment la menace terroriste élevée, comme pour souligner le besoin impérieux de plus de "sécurité".
Ce besoin de sécurité se traduit par une présence militaire et policière accrue pour tous, au quotidien. Pourtant, cette présence n’a objectivement pas permis d’empêcher les attentats alors que l’Ile-de-France était au niveau écarlate du Plan Vigipirate au moment des faits – autrement dit : alors que nous étions au maximum des capacités sécuritaires que prévoit ce plan.
Mais surtout, cette présence policière et militaire dans notre quotidien renforce en nous ce sentiment de peur, nourrissant ainsi des réflexes sécuritaires, ce qui aboutit donc inévitablement à un cercle vicieux.
Ce cercle vicieux sécuritaire et ce vocabulaire guerrier ont été ultra-présents dans le marathon médiatique que nous avons vécu, couplé à une émotion bien décryptée dans un article d’Acrimed. On a aussi beaucoup entendue des phrases comme :
« Il va falloir s’habituer aux attentats, il y en aura d’autres ».
Il est à ce titre contestable pour nous Français de dire que les attentats sont « désormais dans notre quotidien » quand on sait que c’était littéralement le cas en Irak en 2005, avec plus d’une attaque suicide par jour, et qu’aujourd’hui encore beaucoup de pays sont bien plus touchés que nous par des attentats.
Je pense que tout cela n’est pas sans lien avec l’inquiétude de l’élève dont je parlais au début de cet article.
L’extrême-droite au plus haut
Dans ce contexte, le gouvernement a, entre-autres, fermé les frontières, autorisé les policiers à porter leur arme en dehors de leur service et augmenté ces dotations en armes des policiers municipaux.
Ces trois propositions figurent dans le programme du Front National depuis bien longtemps, de quoi accorder à ce parti une crédibilité sans faille : Ces mesures étant celles prises par le gouvernement pour éviter un autre attentat, on peut facilement penser que ce sont celles que nous aurions dû prendre avant, pour éviter ce qu’il s’est passé au Bataclan. Le FN étant le seul parti qui défendait ces trois propositions, cela peut donc insinuer qu’il aurait fallu voter pour ce parti, ou qu’il va falloir le faire.
Quelles que soient nos réactions face aux attentats, on peut s’accorder sur le fait qu’ils adviennent dans un contexte d’augmentation forte de l’influence des idées d’extrême-droite. Non seulement certaines de ses idées-clé sont reprises par le gouvernement sans que l’on ne puisse y opposer le moindre débat (l’interdiction des manifestations initiée par l’état d’urgence est à ce titre assez explicite), mais ces idées d’extrême-droite se traduisent aussi par des actes.
À Lyon, un jeune de 17 ans a été lynché au sol par une dizaine d’identitaires sous les cris de « Islam, hors de France ». À Pontivy pendant une manifestation d’extrême-droite, un quadragénaire a été frappé :
« Six personnes l’ont mis à terre. C’était un défoulement sur lui » explique un article, dans lequel il est précisé que des jeunes ont dû se réfugier chez des habitants pour ne pas être frappés et que quatre plaintes ont été déposées.
À Cambrai le conducteur d’une voiture a tiré sur un homme, parce qu’il "avait une couleur de peau qui ne convenait pas au tireur", a indiqué le Parquet.
À Marseille, une femme a été victime de coup de poing et de cutter parce qu’elle portait un voile.
En Gironde et en Seine-Maritime, des kebabs qui ont été pris pour cible.
À Ermont, Creteil, Aubagne, Oloron, Pontarlier et Brest, des mosquées ont été attaquées ou vandalisées.
Paris-luttes.info recense ces agressions islamophobes.
En plus de ce racisme en acte, les musulmans ont été et risquent d’être encore victimes d’un racisme en parole exacerbé. On ne fera pas la revue de presse des horreurs, allant de Philippe De Villiers mettant les attentats sur la dos de la « mosqueïsation de la France » ou Nadine Morano s’offusquant de la présence d’une femme voilée sur son poste de télévision [1]. Il y a eu aussi Mathieu Kassovitz exigeant des musulmans qu’ils se désolidarisent de Daesh, « faites vous entendre sinon méritez l’amalgame dont vous êtes victimes ». (avant de rapidement présenter ses excuses pour cette injonction déplacée : lorsqu’on estime que quelqu’un doit se désolidariser de quelque chose, c’est que l’on part du principe qu’il en est solidaire).
Et puis il y a eu aussi ce discours ultra-dominant sur les réseaux sociaux, repris par des milliers d’anonymes, appelant les français à boire ou à faire une « Partouze géante place de la République ». Je ne dis pas que toutes les personnes qui ont partagé ce type de statut sur nos libertés alcooliques et sexuelles sont des racistes déclarés, mais ce type de réponses rejoint qu’on le veuille ou non la thèse du « choc des civilisations ».
Bien-sûr, les terroristes se sont attaqués à des bars ou des lieux de loisirs, mais on peut penser que si c’était seulement la consommation d’alcool ou la liberté sexuelle qu’ils voulaient attaquer, une grande partie des pays du monde auraient pu être ciblés au même titre que la France, ce qui n’est visiblement pas le cas. Enfin, on peut noter qu’il y a trois ans, des millions de catholiques intégristes ont défilé dans notre pays contre nos libertés sexuelles sans que cela ne suscite la moindre velléité de riposte.
Ce type de discours ouvre en plus la voie à tous les amalgames faciles entre le terroriste qui s’attaquent à un bar et le collègue musulman qui refuse de boire de l’alcool. En qualifiant « d’actes de résistance » le fait de boire de l’alcool, on exclut de facto de la possibilité de résister ceux dont en même temps on exige qu’ils soient les premier à le faire : les musulmans pratiquants.
Etre ému sans être bleu-blanc-rouge
C’est aussi pour toutes ces raisons que je n’ai pas teinté ma photo de profil du drapeau tricolore, que je n’ai pas écrit ma colère ou ma peur sur les réseaux sociaux, et que je ne me suis pas déplacé à un rassemblement d’hommage. Dire simplement cela, en ce moment, c’est s’exposer à la suspicion d’être incapable d’être ému dans le meilleur des cas, ou de faire le jeu du terrorisme dans le pire. Choqué par ce qui s’est passé je l’ai pourtant été, évidemment. J’ai déjà assisté à un concert au Bataclan, et j’ai des amis à Paris, dans le onzième arrondissement, donc bien-sûr que j’ai eu peur. Comme tout un chacun, et c’est-là la raison principale du choc que ces évènements ont pu susciter, je me reconnais dans les victimes : boire un verre, aller voir un concert ou un match…
Si je n’ai pas peint la photo de ma tronche en bleu-blanc-rouge ou chanté la Marseillaise sur une place publique, c’est qu’à ma toute petite échelle d’anonyme dans la masse, j’ai voulu le moins possible contribuer à l’émotion collective déjà considérable. Ce n’est évidemment pas l’émotion en elle même qui me gêne, ni le fait de la partager. Ce sont plutôt les conséquences qu’autorisent cette émotion collective élevée à l’ensemble d’un pays : nous n’en avons ici qu’un petit aperçu, et elles risquent de se prolonger longtemps si l’on ne fait pas l’effort de mettre à distance cette légitime émotion.
J’ai peur pour ce gosse qui pleurait au lycée. Je n’ai pas peur que des islamistes débarquent, kalachnikovs à la main, pour le tuer. Mais j’ai peur de ce que nos réactions peuvent engendrer en conséquence concrètes dans sa vie.