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Ce que les femmes préfèrent

Une lecture féministe du film Les Hommes préfèrent les blondes

par Sylvie Tissot
1er mars 2011

En hommage à Ernestine Jane Geraldine Russel, devenue célèbre sous le nom de Jane Russel, et qui vient de disparaître, voici quelques réflexions autour de son film le plus célèbre : le fabuleux Gentlemen Prefer Blondes, de Howard Hawks, qui nous raconte l’histoire édifiante de Lorelei et Dorothy, lointaines cousines américaines de Céline et Julie [1].

Ce film (1953) raconte l’histoire de deux femmes. La première, Lorelei (Marilyn Monroe), est blonde. Elle est attirée par l’argent (plus exactement par les diamants), et elle veut un mari très riche. La brune, Dorothy (Jane Russel), est plus sensible au corps des hommes et elle cherche un, ou plusieurs, beaux mecs.

Certains ont vu dans Gentlemen Prefer Blondes un film cynique, portant un regard désenchanté sur les relations amoureuses (le film « le plus sombre » de Howard Hawks pour Serge Daney [2]). Pour beaucoup de spectatrices au contraire, la représentation de deux femmes fortes, échappant aux stéréotypes féminins, est plutôt réjouissante, et même, pourrait-on dire, féministe. D’abord parce que l’autonomie, la diversité et la légitimité du désir des femmes sont radicalement posées, avec humour, et sans que cet humour ne se retourne contre elles. Et ce n’est pas si fréquent dans le cinéma.

Les femmes préfèrent les riches : Lorelei

Le film s’organise autour de deux aventures : l’histoire de Gus Edmond, fils de milliardaire raide dingue de Lorelei, qu’elle cherche à épouser, et la rencontre entre Dorothy et Malone, un détective engagé par le père de Gus, furieux, qui veut percer à jour Lorelei. Les deux couples finissent par se marier (ou presque, comme nous le verrons à la fin), ) à l’issue de multiples péripéties et d’une croisière qui les emmènent en Europe, là où Lorelei et Gus ont le projet de se marier.

Sur le bateau, Lorelei rencontre un producteur de diamants d’Afrique du Sud, Francis Beekman dit « Piggie ». Malone parvient à prendre des photos compromettantes. Lorelei, aidée de Dorothy, tente de récupérer les photos, mais les difficultés s’accumulent quand, à Paris, elle est accusée d’avoir volé une tiare de diamants appartenant à la femme de Piggie. La situation ne s’arrange qu’une fois Lorelei blanchie de ces deux accusations : être une voleuse et être une femme vénale. Elle convainc le père de Gus que ses intentions (la recherche de la fortune) sont non seulement sincères mais légitimes, et Malone renonce, par amour pour Dorothy, à son job de détective.

Le scénario du film repose sur une structure classique : deux intrigues amoureuses, qui en dépit des obstacles, connaissent un heureux dénouement. Mais l’objectif des deux femmes, plus que le couple, c’est d’abord l’affirmation d’elles-mêmes ; comme le résume la chanson chantée au début, et reprise à la fin, lors de la cérémonie de mariage, avec les deux dernières lignes en plus :

We’re just two little girls from Little Rock

And we lived on the wrong side of the tracks

But at last we won the big crusade

Looks like we finally made the grade

(Nous sommes deux jeunes filles de Little Rock / Et nous vivions du mauvais côté de la barrière / Mais nous avons gagné la grande croisade / Car nous sommes finalement montées en grade)

Quelle est la « croisade » menée par les deux chanteuses de cabaret ? Une promotion qui n’est pas seulement une réussite sociale. Ou plutôt celle-ci passe par l’affirmation des deux types de désirs qui sont les leurs, celui de Lorelei, attirée par la fortune des hommes et l’attrait de Dorothy pour la beauté de leur corps.

Lorelei parvient à épouser Gus, malgré l’hostilité de son père, suite à cette scène édifiante, qui les réunit tous les trois à Paris. En toute candeur, Lorelei en explique au père de Gus que, bien sûr, elle ne veut pas épouser Gus pour son argent... mais pour l’argent de son père ! Et le milliardaire se voit asséné cette vérité à laquelle il ne peut rien répondre :

« Don’t you know that a man being rich is like a girl being pretty ? You might not just marry a girl because she’s pretty but, My Goodness !, doesn’t it help ? »

(Vous savez, être riche pour une homme, c’est comme être jolie pour une femme. Vous n’épousez sans doute pas une fille parce qu’elle est jolie, mais, mon Dieu, ça aide !)

Bref, elle ne joue pas la femme pure et honnête, comme le fait le personnage féminin de cet autre film du cinéaste Howard Hawks Rio Bravo., Feather, elle aussi accusée d’être vénale. Là où Lorelei vient en réalité questionner le jeu habituel des relations hommes/femmes, Feather joue l’intégration, et donne des gages. Oui, elle est bien la femme soumise et fidèle qui ne rêve que d’une chose, épouser Chance (John Wayne). Alors que l’héroïne de Rio Bravo ne cesse de répéter que que « I’m not the girl you think I am  », que la prendre pour une « putain » est une grossière erreur, Lorelei dit simplement :

« I am what I am, and that’ perfectly normal : take it or leave it  »

(Je suis ce que je suis, et c’est parfaitement normal : à prendre ou à laisser !)

La tirade de Lorelei semble établir une symétrie entre un désir masculin tourné vers la beauté plastique, et l’attirance féminine pour l’argent. Une autre équivalence est établie du même coup : entre la femme jolie, objet traditionnel (et perçu comme naturel) du désir masculin, et l’homme riche recherché par les femmes. En réalité c’est une fausse symétrie mais la poser montre que les deux postures ne sont pas également légitimes, l’une n’étant jamais interrogée, l’autre n’étant pas dicible ou alors fortement stigmatisée.

L’intérêt du personnage et des tirades de Lorelei, c’est aussi de faire de l’attirance des femmes pour l’argent une résistance face à l’injonction à la beauté et à la jeunesse : c’est en tous cas ce que dit la chanson, chantée à deux reprises dans le film, et notamment dans le fameux numéro de Lorelei «  Diamonds are a girl’s best friend », présente l’attirance des femmes pour l’argent comme une résistance. Lorelei ne chante-t-elle pas que c’est parce que « men grow cold as girls grow old  » (les hommes se refroidissent quand les filles vieillissent) que les diamants sont les meilleurs amis des filles, les seuls dont la fidélité est « éternelle ».

Une fausse "dumb blonde"

Tout au long du film, Lorelei retourne le stéréotype de la dumb blonde, la « ravissante idiote » blonde souvent associée à l’actrice Marilyn Monroe. A chaque fois que Lorelei apparaît stupide, elle ajoute un mot d’esprit qui clôt l’échange, en assumant sa naïveté et/ou en jouant sur un comique de l’absurde. Alors que Gus lui annonce qu’il lui a préparé une lettre de crédit pour Paris, il doit lui expliquer le sens du terme car elle pense qu’il s’agit d’une lettre personnelle. Quand elle comprend qu’il s’agit d’argent, ravie, elle lui demande de lui écrire des lettres tous les jours ! Ignorante des termes ou des usages, elle ne se laisse pas démonter, et c’est toujours elle qui a le dernier mot. A femme de Piggie lui explique qu’une tiare se porte sur la tête et non autour du cou comme elle le pensait, elle rétorque :

«  I love finding new places to wear diamonds ! »

(J’adore trouver de nouveaux endroits où porter des diamants !).

Lorelei joue de l’attrait physique qu’elle exerce sur les hommes, mais on aurait tort de voir dans ce film la représentation d’un empowerment au rabais, niant le prix que les femmes payent au jeu de la séduction. Ce que l’on voit, c’est d’abord que Lorelei est gagnante à ce jeu, et la présence au cinéma de femmes puissantes et rouées - et non pas faibles, vulnérables ou dangereuses - est en soi politique. Ainsi, elle parvient à obtenir de l’employé du bateau chargé d’organiser les plans de table qu’il mette à côté de Dorothy le riche héritier qu’elle a repéré parmi la liste des voyageurs en menaçant, s’il ne le fait pas, de dîner dans sa chambre (auquel cas il risquerait de perdre les pourboires très élevés qu’il obtient en plaçant les hommes à ses côtés). Elle se sert de son corps, mais loin d’en être esclave, elle maîtrise pour une grande part ce jeu, et, plus que cela, se sert de son corps tout en affirmant son intelligence. Ainsi au père de Gus, qui, interloqué par ses réparties, lui dit : « Hey, people told me you were stupid !  » (on m’avait dit que vous étiez stupide), elle répond :

« I can be clever, especially when it’s important, and that’s why I like Gus, he’s always been interested in my brains »

(Je peux être intelligente, surtout quand c’est important. Et c’est pour ça que j’aime Gus, il a toujours été attiré par mon cerveau ! )

Par là même, elle renverse doublement le stéréotype de la dumb blonde qui n’est qu’un corps (sous-entendu sans intelligence), et surtout un corps pour les hommes. Lorelei, c’est l’affirmation permanente d’un désir physique... non pas pour l’homme mais pour son argent, et plus précisément pour ce qui incarne pour elle le plus l’argent, les diamants. En effet, Lorelei n’est jamais plus excitée au sens propre du terme que quand elle voit des bijoux, et surtout quand il s’agit de leur... taille : qu’il s’agisse de la bague de fiançailles que lui offre Gus (« It can never be too big », dit elle, quand celui-ci lui demande si la bague, pensant à l’anneau, est bien à sa taille, ou quand elle découvre la tiare de Lady Beekman).

C’est d’ailleurs cet amour démesuré pour les diamants qui la conduit à flirter avec Piggie, et donc à mettre en péril ses plans avec Gus. De sorte que Lorelei n’est pas vraiment dans le calcul (le seul moment où elle l’est, c’est pour trouver un mari riche pour son amie Dorothy). Ce qui la motive est bel et bien de l’ordre du sentiment, elle avoue d’ailleurs à son amie à quel point elle aime Gus, pour sa gentillesse, sa soumission... et son argent !

Ainsi si certains sont mal à l’aise face à ce film, c’est sans aucun doute qu’il y a un constat désenchanteur : les femmes ne sont pas toujours dans le don de soi, et subissant la situation de domination qui est la leur, leurs sentiments sont aussi liées à des intérêts. Comme Lorelei l’explique au père de Gus, il n’y a pas de raison pour que les femmes ne cherchent pas ce qu’il y a de mieux. Dans les sentiments amoureux entrent aussi des logiques sociales, pour les hommes mais aussi pour les femmes. Mais ce constat est surtout désenchanteur pour les hommes (car les femmes savent ce qu’il en est).

Ce que met à mal ce film, c’est aussi le modèle de l’amour romantique ou passionnel où les seuls sentiments possibles chez les femmes relèvent de la gratuité, sous peine d’être reléguées du côté de la prostituée ou de la mangeuse d’hommes.

Les femmes préfèrent aussi les beaux mecs : Dorothy

Le désir de Dorothy se construit autour d’un intérêt différent : la beauté des hommes (au pluriel) et plus précisément celle de leur corps. La scène de l’embarquement, dès le début du film, est révélatrice. Une équipe de sportifs olympiques se tient devant le bateau. Lorelei et Dorothy s’approchent et son sifflées. Objets du désir masculin ? Pas pour très longtemps. Lorelei les ignore et Dorothy commence à fantasmer : « The olympic team ! For me ? Wasn’t that thoughtful of somebody ? » (Une équipe olympique ? Juste pour moi ? Quelle pensée délicate !). Sitôt dit, sitôt fait, elle organise un pot avant le départ du bateau, et s’en va à la pêche aux amants à la piscine, en chantant : « Ain’t anyone here for love ? ».

Quand Lorelei explique l’importance qu’a l’argent pour elle, Dorothy dit, dans cette fameuse scène de la piscine, quel est le fondement de son désir : le physique. Dans les deux cas, la personnalité des hommes (ou leur charisme, ou leur intelligence ou leur force, bref tout ce qui, dans d’innombrables films, leur vaut l’amour des femmes) est absente de l’horizon des deux femmes. Dorothy circule autour des sportifs affairés, et multiplie les sous-entendus sexuels : raquettes de tennis à la main, elle demande « Doubles, anyone ?  » (Qui veut faire un double ? ) et annonce sans détour « Court’s free ! » (Le terrain est libre !). Le réalisateur tourne en outre en dérision la virilité des hommes, en offrant une représentation complètement kitsch et homo-érotisée de l’imaginaire grec du « beau corps ». Comme pour Lorelei, c’est à partir de ce désir que se construisent ses sentiments : dès l’embarquement, Dorothy remarque que Malone est un beau mec, dont elle tombe amoureuse.

Les hommes préfèrent les blondes, mais quels hommes ?

A côté de ces femmes, évoluent des hommes tous dépourvus des attributs traditionnels de la virilité : ils sont passifs et ridicules. Gus apparaît pour la première fois sur l’écran à la table du cabaret où les deux femmes font leur numéro, envoyant un baiser et agitant niaisement ses doigts. Il est béat d’admiration pour Lorelei qui n’a qu’à esquisser un baiser (ou menacer de ne plus jamais en donner) pour lui faire tourner la tête et obtenir ce qu’elle désire. Plus que n’importe quelle blonde, c’est lui qu’on a envie de qualifier de stupide. Il arrive à peine à formuler une phrase, il est engoncé, emprunté, les bras ballants, la démarche hésitante et saccadée. Ses lunettes achèvent de lui donner une tournure ridicule, enfantine (que renforcent son visage poupin et l’omniprésence de la figure paternelle dont il tente, avec peine, de se dégager : nous l’avons vu, c’est Lorelei qui finira par arracher son consentement).

A côté de lui, Piggie, dont le surnom souligne l’embonpoint et la figure porcine du riche producteur de diamants, est à peine moins ridicule. Enfin, à Gus, homme encore enfant, fait écho le riche héritier, enfant déjà adulte, Henry Spofford. A dix ans, il a déjà incorporé, avec distance et sérieux, les règles sociales de de la conversation galante et de la réplique machiste.

Malone se rapproche du héros masculin classique, séducteur et malin. Il parvient à coincer Lorelei et de fait, il joue un rôle actif dans l’histoire. Jusqu’à un certain point toutefois. D’abord son pouvoir de séduction n’est guère montré autrement qu’à travers le regard et les remarques de Dorothy. Son corps est à peine mis en scène et sa virilité est d’ailleurs bafouée quand les deux femmes le déshabillent pour fouiller ses poches et lui font enfiler un peignoir rose. A la différence des deux femmes, il n’occupe jamais seul le cadre de l’image. En outre, s’il parvient à prendre des photos de Dorothy et de Piggie, on est loin des exploits d’un Boggart. Le détective n’a d’ailleurs guère le loisir de se réjouir de ses faits d’armes puisqu’ils provoquent immédiatement la rupture avec Dorothy. Il finit par démissionner auprès du père de Gus pour ne pas la perdre.

Comme lui, Dorothy est débordée par ses sentiments, mais à la différence de Malone, qui reste passif de part en part et finit par jeter l’éponge, son ingéniosité s’en trouve redoublée. Pour sauver son amie de la plainte déposée pour vol, elle se déguise en Lorelei, s’arrange pour le faire comprendre à Malone, et surtout parvient à lui faire comprendre qu’il ne la retrouvera jamais s’il s’entête à travailler contre Lorelei pour le père de Gus. Elle sauve ainsi en même temps son amie et son amour.

La féminité en question : les performances du couple Lorelei/Dorothy

On ne peut parler de ce film sans parler du couple que forment Lorelei et Dorothy. C’est d’abord un couple cimenté par une indéfectible solidarité. Certes, tout semble séparer Lorelei et Dorothy. Dès la première scène, la seconde se moque du goût immodéré de son amie pour l’argent (ainsi s’exclame-t-elle, alors que Lorelei lui confie qu’elle a cru remarquer que Gus avait un cadeau pour elle, «  You’re the only girl in the world who can stand on the stage with a spot light in your eye and still see a diamond inside a man’s pocket  » et de s’étonner quand Lorelei lui annonce leur mariage «  I always figured Lorelei would end up with the Secretary of the Treasury ! » [3]) ; la première n’arrive pas à comprendre pourquoi Dorothy préfère les hommes beaux aux hommes riches (comme elle l’explique à Gus qui s’inquiète de la mauvaise influence que pourrait exercer son amie lors de la traversée, Dorothy n’est pas méchante, seulement un peu bête, car « always falling in love with a man because he’s good-looking »). Sur cette base, Dorothy essaie de raisonner son amie pour l’empêcher de s’égarer avec Piggie, tandis que Lorelei tente de lui trouver des prétendants dignes de valeur, se réjouissant quand Malone, qui cache sa vraie identité, se présente comme un homme riche.

Pourtant, Lorelei affirme à plusieurs reprises que Dorothy est la meilleure amie du monde. Quant à Dorothy, elle arrête immédiatement Malone quand il sous-entend que le comportement de Lorelei n’est pas tout à fait irréprochable et qu’il fait remarquer à quel point elles sont différentes : «  Let’s get this straight, dit Dorothy, nobody talks about Lorelei but me. She’s quite a girl » (Attention, personne ne connaît Loreleï aussi bien que moi. Et je peux vous dire que c’est une fille extraordinaire). Elle n’hésite pas à rompre quand elle découvre la vraie profession de celui avec qui elle a commencé à flirter, Malone. Et c’est elle qui, finalement, sauve Lorelei de la prison.

N’y a-t-il qu’une simple amitié ? Le réalisateur se plait à brouiller les pistes, et conformément aux règles morales d’Hollywood, c’est par le clin d’œil final du réalisateur qu’on voit - ou qu’on a envie de voir - autre chose. Car Dorothy se marie bien avec Malone, et Lorelei avec Gus. Mais lors d’une scène de mariage légèrement décalée. Au lieu de la traditionnelle arrivée de la mariée guidée par son père vers l’autel et le futur époux, on voit s’avancer côté à côte les deux femmes vêtues de blanc comme si leur mariage à elles était célébré.

Les deux femmes du "couple" questionnent aussi les représentations traditionnelles de "la femme". Marilyn est surféminisée dans ce film : seins en avant, yeux mi-clos ou au contraire écarquillés en quasi permanence, battements de cils et haussements des sourcils à répétition, vêtements très moulants et maquillage sophistiqué. Ce qui est donné à voir, ce n’est pas la représentation réaliste d’un personnage, mais une performance de féminité, au sens anglais de performance, c’est-à-dire de représentation, ou d’exécution d’un rôle.

En effet, si le personnage de Lorelei semble au premier abord incarner un certain « éternel féminin », ses attitudes « féminines » apparaissent en permanence « jouées ». La scène du procès qui conduit Dorothy à se déguiser en Lorelei vient d’ailleurs renforcer ce phénomène puisqu’à cette occasion la féminité de Lorelei se trouve doublement « jouée ». Ce jeu de « représentation dans la représentation » est d’ailleurs annoncé d’emblée puisque le film s’ouvre sur... une ouverture de rideau faisant apparaître les deux femmes sur scène.

Cette performance conduit, de manière très efficace, à de mettre à jour le « caractère imitatif du genre », comme le dit Judith Butler, c’est-à-dire son caractère construit, non naturel. Et ce, de manière similaire aux drag-queens, ces hommes qui s’habillent en femme de façon exagérée ou loufoque, pour jouer ou surjouer les manières caractéristiques de la féminité, qu’évoque la philosophe américaine [4].

Quant à Dorothy, c’est le garçon manqué ». Voix grave, grande, corps plus longiligne, elle marche à grands pas, agitant ses grands bras et ses grandes jambes. Un garçons manqué, acerbe, légèrement cynique, un brun macho puisqu’elle drague ouvertement les hommes, qui ne semblent guère plus que de la chair fraîche à ses yeux. A tel point qu’elle multiplie les blagues sur le fait qu’ils doivent se coucher à 9 heures du soir : un vraie raison de porter plainte auprès du Congrès !

Bref, au lieu de réaffirmer la soumission des femmes et la différence des sexes comme dans Rio Bravo, Gentlemen Prefer Blondes donne à voir deux figures fortes et solidaires, bien loin, malgré le glamour extrême imposé par Hollywood, des figures traditionnelles de la féminité.

Notes

[1Merci à Nellie Dupont pour sa lecture et ses remarques, toujours utiles et pertinentes.

[2Serge Daney, La maison cinéma et le monde. Tome 1. Le temps des Cahiers. 1962-1981, Paris, POL, p 40.

[3Tu es la seule femme au monde qui, sur scène avec un projecteur braqué en pleine figure, arrive à voir un diamant dans la poche d’un homme/J’ai toujours pensé que Lorelei finirait avec le ministre des Finances.

[4Le personnage de la drag-queen fait en effet apparaître les identités sexuelles comme le résultat d’imitations apprises et sans cesse renouvelées, mettant ainsi en évidence leur caractère construit (par des normes sociales) et donc non naturel. « En imitant un genre, la drag queen révèle implicitement la structure imitative du genre en elle-même, ainsi que sa contingence », Judith Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.