Il sera donc question d’un rêve et d’un réveil. Cette interprétation est sans doute la moins originale, mais c’est elle que j’ai faite mienne. Je ne l’ai pas inventée, et je n’en ai même pas eu l’intuition quand je suis sorti, perdu mais ému, de ma première vision du film. Mais lorsqu’elle m’a été exposée, je l’ai prise au sérieux et elle s’est imposée à moi dès la seconde vision. Elle a dissipé de larges pans de mystère, sans rien retirer – au contraire – à la force de l’ensemble, et je l’ai faite mienne pour la simple raison qu’elle est cohérente, qu’elle résonne avec d’innombrables éléments aussi bien dans le scénario que dans la mise en scène, et qu’elle s’avère féconde. Elle m’apporte une réponse sur la mort des deux héroïnes, et quelques autres pensées précieuses sur des sujets importants : je vois dans Mulholland Drive une réflexion – ou plutôt une rêverie – sur l’amour, la haine et le deuil, je vois aussi une élégie, un monument érigé en hommage aux victimes d’Hollywood, et une méditation sur le pouvoir terrible des images et leur influence sur la vie. Je vois ce film aussi – des séquences violentes comme celle de l’audition de Betty m’y obligent [1] – comme un pamphlet violent contre l’ordre sexiste, et plus largement, plus profondément, contre « l’usine à rêves » qu’est Hollywood, et contre ses effets destructeurs sur la subjectivité.
Il y a donc un long rêve de près de deux heures, puis un réveil et un enchaînement précipité de gestes, d’hallucinations et de souvenirs qui dure une vingtaine de minutes et qui s’achève avec le suicide de la rêveuse Diane Selwyn. Le film signale le commencement d’un rêve dès la deuxième séquence, puisqu’on suit en caméra subjective l’engloutissement d’un visage dans un oreiller rose. Le retour à la réalité est lui aussi marqué nettement, par le passage du cowboy et ses mots on ne peut plus explicites : « Debout ma belle, il est temps de te réveiller » – des mots immédiatement suivis par le réveil de Naomi Watts dans une autre maison (à Sierra Bonita et non plus Havenhurst), une autre identité (Diane Selwyn et non plus Betty Elms) et d’autres états de corps (non plus joyeux mais douloureux).
Puis en revoyant le film plusieurs fois, nous découvrons une multitude d’autres indications qui, tout au long de la première partie, jettent la suspicion sur la réalité de ce qui est en train de se passer, et laissent pressentir un envers bien plus dur, tragique, atroce que l’idylle naissante entre Betty et Rita, leur enquête ludique et les premiers pas réussis de Betty dans la grande famille hollywoodienne. Peu de temps après l’accident de voiture qui sauve la vie de Rita, par exemple, le personnage du tueur, hilare, fait allusion à un accident de voiture qu’il qualifie d’« irréel », puis réapparaît un peu plus tard aux abords du Winkie’s, à la recherche d’« une brune » qui évoque immanquablement Camilla – celle donc qu’il a bel et bien tuée dans la réalité mais qui lui échappe provisoirement dans ce monde parallèle. Betty de son côté s’émerveille devant le spectacle des collines hollywoodiennes en s’exclamant : « Je ne peux pas le croire ! » et qualifie ensuite le luxueux appartement de sa tante d’« endroit de rêve ». Enfin, Adam Kesher tente de dédramatiser ses déboires avec la Mafia en lâchant que « tout ça, c’est du flan ». Chacune de ces sentences s’avèrera, après le réveil de Diane, rigoureusement exacte.
Au-delà de ces paroles, il y a aussi l’aspect excessif, surjoué, qu’ont toutes les expressions de gaité et de bonté durant les deux premières heures. L’optimisme exagéré de Betty mais aussi le dévouement et l’amabilité de la gardienne Coco, l’accueil chaleureux de Wally Brown lors de l’audition, son enthousiasme après la prestation de Betty, et enfin les encouragements affectueux que lui adressent ses deux compagnons de voyage, à l’aéroport : tout cela sonne faux, forcé, factice, et diffuse sur l’ensemble de l’intrigue un halo d’irréalité. C’est en somme le corps même des acteurs qui nous suggère que tout cela est trop beau pour être vrai.
La question qui, dès lors, se pose immanquablement, c’est pourquoi Diane rêve ce qu’elle rêve : quelle est la logique de son travail onirique, c’est-à-dire des transformations qu’elle fait subir à la réalité, des déplacements étranges qu’elle opère sur les mots, les lieux, les identités ? Pourquoi, notamment, Diane a-t-elle préféré dans son rêve habiter un appartement luxueux (à Havenhurst) plutôt qu’un modeste deux-pièces (à Sierra Bonita), tout en empruntant l’identité d’une serveuse (Betty) ? Pourquoi a-t-elle transformé un convive anonyme et effacé en caïd de la Mafia, et la mère d’un grand cinéaste en gardienne d’immeuble ? Pourquoi a-t-elle débaptisé et diminué l’être aimé, et abandonné le nom de cet être aimé (« Camilla Rhodes ») à une blonde inconnue qu’elle n’a croisée qu’une seule fois ? Notre enquête peut commencer.