Everybody’s crying out for peace / None is crying out for justice (…) / Everybody’s talking about crime, crime, crime / But tell me : who are the criminals ? (Peter Tosh [2])
Il serait sans doute inutile de s’attarder ici sur le fait que l’expression anglaise « eradication of poverty » (selon les termes de l’ONU) soit traduite en français par : « refus de la misère ». Après tout, éradiquer est peut-être un mot trop fort, et la pauvreté n’est peut-être pas un si grand mal que cela. Des considérations de stratégie politique ont pu guider les traducteurs : peut-être ont-ils jugé qu’un programme aussi ambitieux que celui de l’ONU risquait d’en effrayer certains, tandis qu’inviter à « refuser la misère » permettrait à tous, « du simple citoyen au plus haut responsable » (selon ATD Quart-Monde) de se retrouver autour de cet appel.
Il semble bien, en tous cas, que beaucoup s’y retrouvent. Par exemple, Laurence Parisot refuse la misère. Comme Christine Boutin, qui elle aussi refuse la misère, la patronne du MEDEF figure en effet, avec Pierre Christian Taittinger, maire du 16e arrondissement de Paris, parmi les signataires-stars de la « Déclaration de solidarité » du 17 octobre.
Mais comment refuser de refuser la misère ? L’ONU définit celle-ci comme un état de pauvreté « chronique », ou « extrême », comme un état donc de toute évidence inacceptable. Comme le dit si justement Tristan Nitot, président de Mozilla Europe :
« Refuser la misère, c’est pour moi une évidence » [3]
L’intérêt de se rallier à une évidence est qu’on ne risque pas beaucoup d’être contredit, parce qu’on ne dit presque rien.
Refuser la misère, donc, c’est bien. Tout le monde en est d’accord, parce que personne n’a vraiment le choix de ne pas l’être. Mais qu’est-ce ça veut dire ? Que faut-il comprendre lorsque tous sont appelés à refuser la misère, c’est-à-dire aussi, par exemple, un habitant de Neuilly, autrement dit quelqu’un qui ne verrait pas le rapport entre la politique du logement menée par sa municipalité et la misère qu’il refuse ?
Si nul n’est soupçonnable d’hypocrisie lorsqu’il « refuse la misère », une chose au moins est certaine, c’est que la misère est un mal qui vient à la société de l’extérieur. Parce que la misère est une « fatalité » [4], son refus peut – et même doit – susciter l’authentique sympathie de tous. On aurait ainsi tort de croire que le slogan maintes fois repris de la Journée du 17 octobre – « La misère n’est pas une fatalité » [5] – signifie qu’il faut attribuer l’existence de la misère à la forme de l’organisation sociale plutôt qu’au destin, ou à la nature, ou à toute autre force impersonnelle et mystérieuse, non : pour qui le comprend bien, ce leitmotiv affirme simplement que la misère, qui est de l’ordre de la fatalité, du coup du sort, de la mauvaise fortune, ne devrait pas nous laisser sans réagir. Tous sont appelés à signer pour « refuser la misère » parce que l’essentiel est que l’on n’accuse personne d’être à l’origine du fléau.
Refuser la misère, c’est accepter la richesse…
Or, dès lors que la « fatalité » est rendue seule responsable de la misère, c’est que rien n’est dû à ceux qui en sont victimes. L’appel à « refuser la misère » du 17 octobre ne peut signifier, et ne signifie en effet, qu’un appel à donner, à se montrer généreux, à « ouvrir son cœur », mais à surtout rien de plus. Il ne s’agit en aucun cas d’un appel à rendre légalement un dû, encore moins d’un appel à prendre légitimement quelque chose qui serait détenu par la force. Appeler à autre chose qu’à un acte de charité serait en effet insinuer qu’il y ait eu une espèce de rupture de contrat entre les miséreux et le reste de la société. Il est ainsi impératif que malgré le flou sémantique de l’expression en elle-même, « refuser la misère » ne soit pas compris autrement que comme l’effectuation d’un acte gratuit – sinon, la question de la responsabilité, voire de la culpabilité, de certains pourrait tout à coup être posée.
Ce qui oblige par exemple Jacques Dermagne, président du conseil économique et social, à démontrer sa maîtrise du parler idéologique en exécutant une contorsion conceptuelle de très belle facture. M. Dermagne nous propose ainsi, dans le texte qui accompagne sa signature au bas de la « Déclaration de solidarité », l’idée d’une « dette » qui serait payée « au secours » du créditeur :
« Il faut toujours honorer ses dettes et prioritairement celles qui vont au secours des exclus et des plus pauvres » [6].
L’important est qu’il ne puisse jamais s’agir d’autre chose que d’aller « au secours » des miséreux.
Si donc l’on suit bien M. Dermagne, il est possible de revendiquer une redistribution de la richesse au nom d’une contrainte purement subjective (d’un impératif moral) qui laisse parfaitement intacte la structure objective du système social. Il est irrecevable, par contre, de revendiquer la mise en pratique d’une contrainte objective de redistribution de la richesse, c’est-à-dire de revendiquer une transformation de la structure objective du système social.
Autrement dit, on est libre de « refuser la misère » des miséreux tant que l’on ne touche pas à la richesse des riches, c’est-à-dire à la distribution existante de pouvoir et de fortune au sein de la société, et aux règles qui régissent cette distribution. S’il est permis de suggérer que les riches donnent, il est interdit de proposer qu’on leur prenne quoi que ce soit. « Refuser la misère » signifie donc avant tout : accepter la richesse.
Renoncer à remettre en cause le système social pour remédier aux problèmes chroniques qui le rongent, c’est se condamner cependant à n’avoir sur ceux-ci qu’une influence marginale. On comprend ainsi pourquoi les appels à la charité semblent toujours proposer aux grands maux de minuscules remèdes. Pour Zinedine Zidane, par exemple, « refuser la misère » consiste à
« organiser un match contre la pauvreté à Marseille » [7].
De toute façon, si la misère est par hypothèse, le résultat d’une espèce de fatalité naturelle sur laquelle la société n’a pas vraiment de prise, il faut se résigner à ce qu’elle perdure indéfiniment, puisqu’on ne peut lutter que contre les effets du mal sans jamais s’attaquer à ses causes, hors d’atteinte. Bref, « refuser la misère » en s’interdisant tout moyen sérieux de le faire, c’est tellement s’en accommoder que c’est, tout simplement, l’accepter.
… et donc accepter la misère !
« Refuser la misère » signifie donc « accepter la misère ». Ce qui n’a peut-être rien de surprenant au vu de la liste des signataires de l’appel. Plus profondément cependant, cela oblige à reconsidérer la véritable fonction des campagnes caritatives en général : elles ne visent manifestement pas à l’effectuation concrète d’une redistribution authentique de la richesse, puisque si redistribution charitable il y a, celle-ci ne sera jamais que négligeable. Elles n’ont donc pas une fonction économique de redistribution – celle qu’elles s’attribuent explicitement – mais plutôt une fonction politique, plus implicite, mais bien plus réelle : véhiculer un certain discours sur la nature des rapports sociaux.
A cet égard, le caractère strictement communicationnel de l’appel du 17 octobre est remarquable : ce n’est en effet rien d’autre qu’un appel – autrement dit, c’est une simple déclaration d’intention, sans engagement financier aucun, un engagement qui dans tous les sens du terme ne coûte rien (mais rapporte beaucoup). L’acte de charité est donc ici réduit à une épure de lui-même, à sa simple fonction propagandaire.
Le premier coup de force de ce discours – qui donne une idée de sa puissance de feu idéologique – est peut-être le fait qu’il parvienne à dissimuler le scandale qu’il constitue en lui-même : l’idée d’en appeler à la bonté des bénéficiaires du statu quo social pour réparer les dégâts chroniques que provoque ce système dont ils bénéficient. La signature de Mme Parisot, par exemple, a longtemps figuré en bonne place sur la page d’accueil du site officiel de la Journée du 17 octobre [8] : par la magie de la propagande, l’indécence absolue de cette signature s’était semble t-il muée en fort signe d’espoir, censé encourager de nouvelles signatures plutôt que dégoûter les nouveaux venus.
Construit pour être économiquement inefficace, l’acte de charité possède donc une réelle efficace idéologique – ce qu’avait bien compris Bernadette Chirac, à qui l’on reprochait de piocher dans les pièces jaunes qu’elle récoltait pour financer ses tournées promotionnelles . En un sens, ce reproche était injuste : une opération caritative n’est essentiellement rien d’autre qu’une campagne publicitaire. Les croisades caritatives sont ainsi l’équivalent pour le pouvoir politique des actions écologisantes initiées par les grands groupes industriels : ce sont des opérations de communication qui ne se soucient nullement de résoudre vraiment le problème mis en avant (la pollution, ou la misère), mais plutôt de diffuser une image positive des responsables du problème, c’est-à-dire, de faire comprendre que si problème il y a, c’est bien malgré eux.
La fonction authentique des campagnes de charité est ainsi de masquer la responsabilité réelle des décideurs politiques et économiques dans la misère qu’ils prétendent combattre de tout leur cœur. Il s’agit de présenter une lecture des malheurs sociaux comme étant des évènements naturels, qui échoiraient mystérieusement à la société de l’extérieur [9]. A l’inverse, la critique sociale consiste à révéler au grand jour les mécanismes réels d’exclusion et d’exploitation qui minent de l’intérieur le système social. Ces deux formes de parole politique ne sont donc en rien complémentaires, mais sont au contraire fondamentalement antithétiques.
Luttes sociales vs action caritative
Dès lors, on peut s’étonner du fait que Bernard Thibault appose sa signature au bas de la « Déclaration de solidarité » du 17 octobre, à côté de celles de Mme Parisot et consorts [10]. La patronne du MEDEF et M. Thibault partagent-ils vraiment une même intention de « refuser la misère », une même conception de ce que doit signifier ce « refus » ? Il semble que le Secrétaire Général de la CGT mesure mal à quel point cultiver l’amalgame entre action caritative et lutte sociale est politiquement dangereux pour cette dernière.
Que l’une ne soit que trop souvent assimilée à l’autre témoigne peut-être de l’impact des campagnes de charité sur l’inconscient collectif, via la lecture des rapports sociaux qu’elles véhiculent. Cette assimilation se fait d’autant plus facilement qu’elle découle presque automatiquement des principes de l’école économique dominante. Pour peu que l’on envisage – avec toute l’école libérale – l’égoïsme économique comme une « nature humaine » indépassable [11], qu’il serait toujours contre-productif de contraindre, alors en effet les désordres qu’engendre cet égoïsme débridé s’imposent à la société comme une fatalité, et les actions qui s’opposent à ce cours naturel du monde ne peuvent se prévaloir que d’une légitimité morale, compassionnelle. Typiquement, le leitmotiv libéral selon lequel « il faut produire avant de distribuer » [12] laisse entendre que les droits sociaux (la « distribution ») sont attribuables à des élans de générosité économiquement irrationnels (qui voudrait distribuer avant de produire ?) : à des actes de charité.
L’intérêt de cet amalgame pour les libéraux, et le danger qu’il présente par contre pour un représentant syndical, est qu’une demande de charité n’a pas la même légitimité politique qu’une revendication sociale. En cultivant l’ambiguïté sur le sujet, M. Thibault prend ainsi le risque de se voir consacrer chef d’une cour des miracles où siègeraient, non pas des êtres humains productifs s’opposant à une confiscation indue des fruits de leur activité, mais des « accidentés de la vie économique » réclamant un surcroît d’aumône. Autrement dit, il mine radicalement l’assise idéologique du syndicat qu’il est pourtant censé représenter.
Comprendre que lutte sociale et action caritative s’opposent de manière frontale, c’est donc comprendre qu’une campagne caritative a d’abord une fonction idéologique, et non une fonction économique [13]. Il n’y a qu’à suffit de remarquer la façon dont les campagnes caritatives reprennent en les parodiant le langage et les formes d’action des luttes sociales [14] pour se convaincre que leur ennemi n’est pas la misère mais bien un certain discours sur la misère, qui risquerait d’y voir autre chose que l’occasion d’un éphémère accès de compassion.
Toujours est-il que, dans la mesure où les inégalités sociales semblent devoir s’aggraver dans le futur proche, on peut raisonnablement s’attendre à une prolifération massive des appels à la charité : plus grande est l’injustice réelle, plus imposant doit être l’effort politique pour en absoudre les responsables. Les pays où les riches se montrent les plus charitables sont aussi ceux où ils sont les plus riches. Pour parodier l’expression précédemment citée (« il faut produire avant de distribuer »), on pourrait souligner qu’avant de donner, il faut prendre. Dans la clameur des remerciements qu’on adresse aux généreux donateurs, il semble qu’on oublie de leur demander d’où leur vient cet argent qu’ils distribuent de si bon cœur. Bref, quand la charité parle, la critique sociale se tait.