Il me faut sans doute dire aussi que j’ai longtemps lu Charlie Hebdo, en gros depuis la fin du lycée où j’ai commencé par piquer des numéros dans l’entourage, ce dernier étant globalement « à la gauche de la gauche » comme on dit de nos jours. Et par la suite avec même une certaine assiduité, jusqu’à finir il y a quelques années par me rendre compte que cela confinait au masochisme.
Je me souviens avoir, de plus en plus souvent au fil des ans, tiqué à sa lecture (Mais qu’est-ce que c’est que cet édito hargneux et méprisant contre les partisans du non au traité européen ? Ah tiens, il est copain avec BHL Val maintenant ? Depuis quand Israël est le parangon de la démocratie ?), mais sans réaliser l’ampleur du changement qui s’effectuait au sein du journal.
Et c’est parce qu’il m’a fallu du temps et de nombreuses lectures pour déconstruire tout un tas d’ « évidences » acquises au contact de ce journal, que j’ai envie de me pencher sur son cas. En espérant que cette analyse me permettra aussi d’être plus articulée la prochaine fois qu’un membre dudit entourage « de gauche » m’assènera avec véhémence une de ces « évidences » qui relève en réalité de l’impensé raciste.
Anatomie du hors-série
Le hors-série est essentiellement composé d’entretiens avec (à l’exception de Fabrice Virgili, seul homme interviewé) des femmes de différents horizons : militantes issues d’associations et collectifs féministes ou se définissant comme tels, chercheuses, journalistes, artistes… Il est à noter que les deux tiers des contributions sont françaises et parmi celles-ci, pas une seule n’émane d’une femme racisée. Les seules ayant voix au chapitre sur la question du féminisme et de ses avancées en France sont blanches. Cela peut paraître sans importance mais on verra qu’il n’en est rien.
Parce qu’il n’est pas indifférent de voir de quoi parle chaque entretien (en tout cas quel titre Charlie Hebdo a décidé de lui donner) et quel espace il a été laissé à chacune pour développer son argumentaire, voici un rapide sommaire du numéro, qui indique le nombre de pages attribué à chacune :
Florence Montreynaud, « Merde à la galanterie, vive la politesse ! » : 3 pages
Caroline Fourest, « Le féminisme est intimement lié à la défense de la laïcité » : 4 pages
Caroline de Haas, « Le jour où Sarkozy sera féministe, ça se saura… » : 3 pages
Marie-Pierre Martinet, « L’IVG sous perfusion » : 1 page
Virginie Despentes, « Si j’avais 16 ans aujourd’hui, il me semble que je deviendrais un homme » : 4 pages (plus une illustration pleine page)
Alix Béranger, « Que les femmes prennent le pouvoir, on verra bien ce qu’elles en feront ! » : 2 pages
Odile Buisson, « Si la femme jouit plus, l’homme jouira plus » : 6 pages
Catherine Vidal, « Le cerveau à la fois hermaphrodite et caméléon » : 2 pages
Françoise Héritier, « Les femmes, matière première de la reproduction » : 2 pages
Lydia Cacho, « L’économie de marché soutient l’exploitation et l’esclavage sexuels » : 4 pages
Fabrice Virgili, « La guerre, une histoire de sexes » : 1 page
Pinar Selek, « Le changement en Turquie viendra des femmes » : 2 pages
Agnès Binagwaho, « Au Rwanda, si 30% des élus ne sont pas des femmes, on recommence ! », 1 page
Chahla Chafiq, « Le féminisme islamique est une invention occidentale » : 4 pages
JD Samson, « En anglais, man fait partie de woman » : 3 pages
A cela, il faut ajouter un édito de Gérard Biard (1 page), et des « panoramas », c’est-à-dire des articles portant sur des pays autres que la France, écrits par Eric Simon (« Pologne, Un curé derrière chaque femme », « Russie, Debout les utérus de la Terre ! » et « Armes de pacification massive, Femmes d’Irak à la reconquête de leurs droits », 1 page pour chaque article), par Patrick Chesnet (« Féminisme et transcendance, L’Asie, un paradis pour les religions, un enfer pour les femmes », 2 pages) et par Gérard Biard (« Masculinisme, Vive le Québec mâle ! », 1 page).
On peut également ajouter les nombreuses illustrations des contributeurs et -trices habituel-le-s du journal, certaines en pleine page, notamment les BD de Catherine sur les femmes de dictateur.
On peut également noter que sur les 15 entretiens, 2 (les plus courts : 1 page) ont été menés par Sylvie Coma, 1 par Valérie Manteau (et Luz), 1 par Luz seul, 1 par Antonio Fischetti et… 10 par Gérard Biard.
Le rédacteur en chef, auteur de l’édito, est également celui qui a mené deux tiers des entretiens. On peut d’ores et déjà dire que son influence et sa vision politique ne peuvent qu’influencer massivement le contenu du hors-série.
Il y aurait beaucoup à dire sur la sélection qui a été faite et les personnes qui ont été choisies pour s’exprimer sur le sujet. C’est sans surprise que l’on retrouve Caroline Fourest, grande habituée des pages du journal – même si ses contributions sont moins fréquentes depuis le départ de Val – ainsi que d’autres, proches du PS, telle que Caroline de Haas.
On a eu récemment l’occasion de lire un certain nombre de contributions de féministes importantes au moment de l’affaire DSK, contributions d’ailleurs rassemblées depuis par Christine Delphy dans le recueil Un troussage de domestique. Est-il bien utile de préciser que pas une d’entre elles ne fait partie du panel choisi par Charlie pour (re)présenter le féminisme en France ? On verra plus loin que, Christine Delphy étant visiblement une sorte d’Antéchrist du féminisme pour le rédacteur en chef du journal, ce choix est finalement très cohérent. Et assure que les sujets qui fâchent ne seront pas traités, ou alors seulement selon l’angle défendu par le journal.
On peut aussi s’étonner de ce que l’article le plus long soit celui consacré au point G (existe-ti, existe-tipa ?), alors qu’il n’est accordé qu’une maigrichonne page unique au planning familial et à son cri d’alerte sur la mise en danger de l’IVG en France.
Non pas que l’article ou le fait de parler de la sexualité soit sans intérêt, loin de là. Il aurait même été judicieux qu’un entretien porte sur la façon dont est édicté ce qu’il convient de faire et de vouloir lorsque l’on est une femme (lorsque l’on est un homme aussi d’ailleurs).
Mais ce n’est pas tant chaque contribution pour elle-même que je vais tenter d’examiner ici – plusieurs autres, sur lesquelles je reviendrai, étant d’ailleurs pertinentes – mais plutôt l’ensemble dans lequel elles sont intégrées et la logique de leur articulation (lorsqu’il y en a une).
Car si certains aspects du hors-série peuvent au premier abord sembler simplement maladroits au lecteur ou à la lectrice non averti-e, ou liés à la volonté de vulgariser des travaux plus complexes, on s’aperçoit en fait très rapidement que les non-dits procèdent de présupposés politiques précis et les raccourcis d’une volonté d’orientation du débat autour d’une grille de lecture raciste. Cela transparaît très clairement dès l’édito de Gérard Biard et est réitéré tout au long du numéro, notamment à travers les questions posées en entretien par le même Gérard Biard.
Reprenons au début…
Sans doute cela vaut-il la peine de commencer par le commencement, à savoir la couverture, assez emblématique du féminisme « à la Charlie ».
Passons sur le fait que, pour faire un « bon mot » (« la femme/le féminisme est l’avenir de l’homme », pas sûr que ce soit bon, mais c’est le titre qui a été choisi…), il est réaffirmé dès le titre que le mot « homme » désigne le genre humain dans son entier, et donc aussi les femmes. Et ce nonobstant les nombreuses analyses féministes qui ont largement et régulièrement dénoncé le processus d’invisibilisation des femmes que cela provoque et le fait que les « intellectuels » français, tout particulièrement, font montre d’une singulière résistance en ce domaine : nous sommes en effet l’un des derniers pays à continuer à utiliser l’expression « droits de l’homme » et non « droits humains » [2].
Ce qui frappe surtout immédiatement, c’est le dessin de Catherine, qui prend une bonne moitié de la hauteur de la couverture (et continue sur le quatrième de couv’ sans néanmoins apporter beaucoup de changement à l’effet produit). Il s’agit de six femmes, dont quatre sont blanches, une arabe, et une bleue tout droit sortie d’Avatar – c’est la représentation des minorités à la française. Le quatrième de couverture en rajoute une couche en nous offrant également, entre autres, une Noire en boubou et une geisha pour faire « universel », ainsi qu’une… barbamama. Universel, on vous dit. Toutes sont dans la position iconique de la célèbre affiche américaine « We can do it » de 1943 qui dépeint sur un mode héroïque la femme qui fait un métier d’homme dans l’armement pendant que les boys sont au front, affiche qui a ensuite été souvent utilisée comme iconographie/symbole du féminisme.
La femme occidentale a donc droit à plusieurs incarnations, d’Eve à une Marilyn étrangement velue, alors que la femme arabe, musulmane puisque voilée, est fossilisée dans une représentation unique et immuable : battue (elle a un cocard et crache une dent) et lapidée (elle est jusqu’à la tête enfouie sous un tas de cailloux).
Des six femmes, c’est également la seule sur qui on peut lire les stigmates d’une violence physique. Les autres au contraire arborent un large sourire très « go fuck yourself », et semblent posséder les outils de leur libération : d’une Eve croquant goulument la pomme en arborant un sac en peau de serpent à une sorte de Simone de Beauvoir tatouée d’une tête de Sartre entourée de la maxime « Quand je veux », en passant par une Olympe de Gouge brandissant la déclaration des Droits de la Femme.
A la femme arabe en revanche, on ne peut guère imaginer d’autre horizon que celui de victime.
Cette première image, dont on peut dire sans jeu de mot qu’elle annonce la couleur, va se voir confirmée dans tout le numéro, avec une insistance qui frise l’acharnement. Gérard Biard veille en effet tout au long de ses entretiens et dès son édito à nous faire bien comprendre que le féminisme, c’est bien, non pas surtout quand il est occidental, mais à vrai dire uniquement quand il l’est. D’ailleurs, c’est bien simple, il n’existe de véritable féminisme qu’occidental.
Et si l’on veut bien reconnaître que les femmes françaises n’ont pas tous les jours la vie facile, c’est surtout pour bien insister sur le fait que les femmes du reste du monde, et tout particulièrement les non-Blanches, et plus précisément encore les Arabes, et on pourrait même aller jusqu’au plus petit bout de la lorgnette et dire les Musulmanes, et bien il faut bien dire, hein, quand même, que pour elles, c’est le pompon. Parce qu’elles ne peuvent pas s’appuyer sur des alliés mâles bienveillants, elles, vu que les non-Blancs, et tout particulièrement, et plus précisément, etc… et bah c’est pas des gens comme nous, c’est des sauvages. D’ailleurs la preuve c’est qu’ils immolent leur(s) femme(s) (parce qu’en plus ils en ont plusieurs !) au lieu de les envoyer ad Patres à coups de poing bien de chez nous.
Et que, comble de l’horreur, ils sont généralement croyants. Et que la religion, c’est le Mal.
Point barre.
L’édito
ou la preuve que le féminisme n’est pas « qu’un regroupement de matrones moustachues et vindicatives, dont le seul but est de se confectionner des colliers de couilles » (pour un sous-titre ça fait long, mais c’est trop bon)
Sous le titre « Des hommes comme les autres », Gérard Biard articule le raisonnement qui va être celui de tout le hors-série, à savoir donner la définition du féminisme-le-vrai-le-seul-l’unique, ses buts, ses horizons et le mode d’action qui lui sied au teint. Et ça fait peur.
Après une mention ironique des vociférations d’Eric Zemmour (ça ne mange pas de pain, le sieur est si caricatural qu’il révulse toute personne normalement constituée), l’auteur rappelle les chiffres accablants au niveau mondial puis national (répartition genrée de la pauvreté, de l’analphabétisme, des violences…).
Mais ce constat, chiffré et peu contestable, l’amène immédiatement à une interprétation qui elle l’est nettement plus (contestable) : plutôt que d’articuler ce système d’oppression à d’autres eux aussi structurels, à la fois dans ce pays et dans le monde en règle générale, tels que la domination des Blancs sur les Non-Blancs, Gérard Biard les met en concurrence (« les premières victimes de l’esclavage, de l’exploitation, des discriminations, de l’injustice, de la misère, des inégalités et des violences, ce ne sont ni les minorités, ni les opposants, ni les immigrés, ni les colonisés, ce sont les femmes. »)
Quelle étrange énumération, et quelle étrange logique… Est-ce à dire que seule cette oppression vaut qu’on la combatte, ou qu’elle ne peut être croisée avec d’autres ? Y aurait-il une hiérarchie dans la souffrance ? Ne peut-on être à la fois une femme et non-blanche ? Et dans ce cas, s’amuse-t-on vraiment à savoir à quel titre on sert de punching ball ?
Pire encore, la phrase qui suit (« La moitié de l’humanité vit sous la domination de l’autre moitié, qui n’en est pas plus heureuse pour ça. ») occulte d’une façon proprement ahurissante le fait que le système patriarcal (qui d’ailleurs n’est jamais nommé en tant que tel dans l’édito) profite bien à une catégorie, en l’occurrence les hommes. Certains d’entre eux peuvent, bien heureusement, le déplorer et le combattre, voire s’en trouver effectivement malheureux. Mais nier qu’en tant que catégorie la domination leur profite est un véritable tour de passe-passe rhétorique…
Voulant ensuite déboulonner le mythe des féministes « moustachues et vindicatives, dont le seul but est de se confectionner des colliers de couilles » (on remarquera l’attention gourmande et imagée apportée à la description de ce qui, donc, n’est pourtant qu’un mythe !) [3], l’éditorialiste accumule les tournures ambivalentes, voire confinant au lapsus révélateur.
Outre le fait qu’il écrive qu’ « En 2011, le féminisme ne prétend pas que la femme est meilleure que l’homme » – laissant entendre par là que peut-être, en d’autres temps, c’est cela qui était prétendu mais que le féminisme contemporain est revenu à plus de modération et de retenue – il répète à plusieurs reprises en trois phrases cette notion de « valeur » (la femme vaut « autant » que l’homme, « pas plus, pas moins »).
Ce qui décentre profondément le combat féministe qui lutte justement contre l’assignation qui est faite aux femmes à prouver leur valeur, la valeur au moins égale de leur travail, de leur pensée, de leur vie même. Ce qui est l’objet de la lutte, c’est l’égalité des droits, indépendamment de la notion de valeur.
La suite est du même tonneau. Gérard Biard y fait montre d’une ingénuité confondante, dont il est d’ailleurs permis de douter qu’elle est sincère, lorsqu’il écrit que « cela [le fait que le féminisme est une « bonne base pour bâtir un monde acceptable pour tous »] apparaît d’ailleurs de plus en plus comme une évidence ». On voit bien ce qu’il peut y avoir de rassurant à se le raconter, et l’énoncé pourrait presque passer pour une forme de sympathique wishfull thinking s’il n’éludait pas, une fois de plus, la résistance dure et organisée à tous les niveaux de la société, y compris dans les milieux médiatiques, qui travaille à nier cette « évidence » et fait tout pour que le féminisme n’en devienne jamais une.
Cette pensée est d’ailleurs réitérée plus tard lorsque l’auteur écrit « Au fond, c’est un mouvement [le féminisme] qui s’inscrit dans la « destinée » de l’être humain, qui n’a cessé d’évoluer depuis qu’il a quitté la condition d’amibe. » Si véritablement nous évoluons vers une « destinée » meilleure, alors pourquoi lutter ? Et surtout, si le féminisme est voué à advenir de façon inéluctable, comment expliquer tant de régressions, de combats défensifs contre des backlash parfois larvés, et de plus en plus souvent à ciel ouvert ? [4]
Enfin – et cela donne sans doute la clef pour comprendre l’objet même de ce hors-série –Gérard Biard fait la liste des « sujets de débat » qui selon lui sont traversés par « la question du rôle des femmes et de l’application de leurs droits », liste qui déclenche immédiatement une sirène d’alarme « : la laïcité, la bioéthique, la répartition du travail et des richesses, la gestion de l’allongement de la durée de vie… » [5]
On voit bien dans cette liste la priorité absolue accordée à la laïcité sur tous les autres combats. De ce point de vue, il semble bien que Charlie Hebdo ait le même type de priorité que les gouvernements UMP successifs, qui n’ont d’autres « fait d’armes » à présenter sur la question du droits des femmes que des lois racistes qui prétendent libérer les femmes de confession musulmane de la tutelle des hommes de même confession, laissant entendre que non seulement la relation homme/femme chez les Musulman-e-s tient forcément et uniquement de l’oppression, mais que de surcroit il s’agit là de la seule forme d’oppression des femmes existant en France (puisqu’en se tournant vers les Blancs-qui-ne-lui-veulent-que-du-bien, la Femme Musulmane Libérée n’a plus rien à craindre).
Le fait que la répartition du travail et des richesses n’apparaissent qu’en troisième place, après la bioéthique ( !) et qu’il ne soit nulle part fait mention de la violence masculine faite aux femmes (lutte contre le viol, le harcèlement sexuel, toutes les formes de brutalités dans le couple et au-delà…) est absolument affligeant pour un numéro censément dédié au féminisme.
L’édito se termine sur un paragraphe que l’on voudrait applaudir des deux mains : « Autrement dit, à l’heure où l’on ne cesse de déplorer la perte d’idéaux porteurs de lendemains qui ne chantent pas trop faux, le féminisme, loin d’être un combat dépassé, pourrait être un beau programme pour l’avenir. »
Le problème, comme avec tout programme politique, est qu’avant d’y adhérer, on doit en connaître le contenu. Et celui du « féminisme » à la Charlie Hebdo, s’avère des plus problématiques…