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Chasse aux foulards ou combat contre les discriminations ?

Réflexions sur la laïcité

par Jean Baubérot
9 décembre 2011

Le foulard est de nouveau à l’ordre du jour. Après le jugement d’octobre dernier, validant la décision de la direction de la crèche Babyloup contre une de ses puéricultrices, qui portait un voile, deux autres affaires mettent le hidjab sur le devant de la scène. La première affaire est la décision du tribunal administratif de Montreuil, rejetant le recours d’une mère du collectif Mamans toutes égales, qui réunit des personnes de toutes convictions, contre la modification du règlement intérieur de l’école Paul-Lafargue de Montreuil. Cette modification impose aux parents accompagnateurs des élèves en sortie scolaire de ne pas porter de signes religieux...

Les attendus de cette décision valent leur pesant de moutarde. En effet, le tribunal administratif, pour être juridiquement correct, énonce deux perles. La première perle est que le règlement intérieur, ainsi modifié,

« ne (porte) pas une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion ».

L’excès en tout étant un défaut, nous voilà bien soulagés ! Sauf qu’il faudra veiller à mettre l’ensemble de nos lois et notre Constitution en conformité avec une aussi belle décision.

Deux mesures urgentes doivent immédiatement être prises. La première concerne la loi de 1905. Aristide Briand, quel étourdi !, a laissé passer un fâcheux Article premier qui affirme :

« La République assure la liberté de conscience ».

Désormais, il faut remplacer cette malencontreuse affirmation par une formulation beaucoup plus laïque :

« La République ne porte pas une atteinte excessive à la liberté de conscience ».

Autre mesure nécessaire : en 1958, un autre étourdi, Charles de Gaulle, a laissé passer un tout aussi fâcheux Article I, dans la Constitution de la cinquième république :

« La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale (...) Elle respecte toutes les croyances ».

Aller, ouste, supprimons cette dernière phrase pour la remplacer par cette magnifique affirmation :

« La France est une République (...) laïque (...). Elle ne porte d’atteinte excessive à aucune croyance. »

Et il en est ainsi de toutes les libertés : les fadettes ne constituent pas, bien sûr, une atteinte excessive à la liberté d’information !

La seconde perle énoncée par le tribunal est la suivante : rien dans la loi ne déclare que le règlement Intérieur d’une école « soit tenu de respecter ou de contribuer à la cohésion sociale ».

Alors là, bravo, bravissimo ! D’ailleurs, le Haut conseil à l’Intégration a applaudi des deux mains. Ou irait-on, en effet, si l’école laïque et républicaine se fixait parmi ses objectifs de contribuer, ou même (seulement) de respecter la cohésion sociale, voire de favoriser le vivre-ensemble, et même, horreur, de lutter contre les discriminations ? Je vous le dit tout net : la République ne tarderait à être en grand danger. Pire, au bout d’un certain temps, le Haut Conseil à l’Intégration risquerait même d’être devenu inutile. Quel cauchemar !

Par des conférences et des cours, j’ai parlé de la laïcité dans quarante pays de tous les continents. Bien souvent, les personnes des Ambassades de France que je rencontre trouvent que la « laïcité française est mal comprise ». Et si, au contraire, les habitants de la planète qui ne disposent pas du merveilleux privilège d’être Français, comprenaient néanmoins très bien les déformations que certaines autorités de notre pays font subir à la laïcité ? Si c’était ce type de décision qui fait obstacle à la compréhension de la laïcité, dont la France se targe souvent d’être la propriétaire ?

Seconde affaire : les propositions de loi concernant les crèches et centres de loisirs déposées au Sénat, où la gauche est maintenant majoritaire. Françoise Laborde, sénatrice PRG de Haute Garonne, voulait interdire le port de signes religieux à tous les professionnels de la petite enfance, publics ou privés. Elle suivait une réclamation du Haut Conseil à l’Intégration qui prétend les interdire à « toutes les structures privées des secteurs social, médico-social ou de la petite enfance ». Les chevènementistes ont abondé dans ce sens. Cependant, une telle loi pourrait être retoquée par la Cour européenne comme contraire aux « droits de l’homme et libertés fondamentales ».

Le sénateur socialiste du Val d’Oise, Alain Richard, a refreiné quelque peu les ardeurs de sa collègue. Il propose d’étendre aux crèches et centres de loisir la notion de « caractère propre » provenant de la loi Debré de 1959, sur l’enseignement privé sous contrat, loi considérée à l’époque par les socialistes, comme anti-laïque par excellence ! Mais ainsi, l’atteinte à la liberté de conscience ne serait « pas excessive » ! Finalement, la stratégie de l’UMP et de Guéant qui ont dissocié la « liberté religieuse » de la laïcité, pour faire de la première un renouveau des liens entre la religion et l’Etat, et de la seconde le synonyme d’un contrôle de la religion des individus serait ainsi avalisée par le PS ! Un tel projet aurait, sans doute, les voix de l’UMP qui pourrait alors déclarer que son fameux débat d’avril dernier était précurseur.

Il y aurait désormais, officiellement deux structures, une avec interdiction de porter des signes religieux ou d’avoir chez soi des objets religieux, quand on accueille des enfants à domicile, et l’autre (recevant également des fonds publics) considérée comme ayant un caractère confessionnel où cette obligation ne s’imposerait pas. Alors que la loi Debré tenait compte du fait de l’existence d’un enseignement confessionnel, cette mesure va développer un secteur confessionnel là où il n’existe que de façon marginale. Très vite, ce secteur pourra ne pas se limiter aux signes et objets religieux.

Quant au secteur « laïque », ainsi atrophié, s’il peut faire regarder par nos chers bambins, des heures durant, des émissions de télévision plus ou moins débiles et pleines d’encarts publicitaires afin de remplir leur « espace de cerveau disponible », ce sera « Cachez ce signe et cet objet religieux qu’ils ne sauraient voir », bien que cela les indiffèrent comme l’an quarante. Ils voient bien d’autres choses beaucoup plus agressives et perturbantes !

Rappelons qu’après la loi de 1905, les municipalités ont accordé des subventions à des œuvres catholiques et à des patronages paroissiaux. La pratique se généralisant, certains ont alors protesté. Une déclaration de Pierre Bourdan, Ministre de la Jeunesse dans le gouvernement du socialiste Paul Ramadier, en 1947, un an après que la laïcité ait été inscrite dans la Constitution, a mis fin au débat. Lorsqu’un mouvement à un but « principalement éducatif », a-t-il déclaré, peu importe qu’il soit « teinté de confessionnalisme » : si « dans le domaine éducatif, les services rendus sont évidents, j’estime que ce mouvement a droit à une subvention ». En ce temps-là, la laïcité se préoccupait de liberté de conscience et de cohésion sociale. C’est notamment pourquoi, d’ailleurs, l’extrême droite ne pouvait s’en réclamer.

A première vue, c’est quand même extraordinaire que, quand la gauche redevient majoritaire au Sénat, une de ses fortes priorités soit de faire la chasse aux femmes qui portent un foulard, de les exclure le plus possible du marché du travail, alors que l’on sait très bien que pouvoir travailler est, pour une femme, un facteur essentiel d’autonomie. Tout est fait pour les désocialiser et les mettre sous la dépendance de leur mari. Et le pire c’est qu’au bout du compte, les mesures répressives et excluantes qui sont ainsi concoctées ont plus de ‘chance’ d’être appliquées que le droit de vote des étrangers aux élections municipales.

Le parti socialiste se veut l’hériter de Jaurès. Avec cette proposition de loi, il se montre plutôt le successeur d’un Guy Mollet. Rappelons que Jaurès, en son temps, s’est fait traiter de « socialiste papalin », et accusé de vouloir le « recul » de la laïcité, par une loi qui « consacre l’asservissement des prêtres et des fidèles catholiques au joug romain » [1]. Cela, parce qu’il défendait une loi de séparation conciliante à l’égard du catholicisme. Mais dans le même quotidien, il avait expliqué ses raisons : la loi de séparation doit se montrer accommodante, créer une laïcité acceptable par tous, pour que la « démocratie puisse se donner toute entière à l’œuvre immense et difficile de réforme sociale et de solidarité humaine que le prolétariat exige » [2]. Jaurès prônait une stratégie à long terme, où les catholiques seraient progressivement gagnés par des « impressions de laïcité » (21 avril 1905). Cela a mis un bon demi-siècle (Vatican Ii a commencé en 1962). Jaurès ne se servait pas de la laïcité comme un masque pour cacher son impuissance à résoudre les problèmes sociaux. C’est ainsi qu’il a aidé Briand à construire une œuvre durable, irréversible.

Et aujourd’hui, on aurait pu espérer que la victoire de la gauche au Sénat relancerait la lutte contre les discriminations. Dix des vingt-six mesures préconisées par la Commission Stasi, en 2003, concernent cette lutte. Et la Commission écrit :

« S’il est nécessaire de promouvoir la laïcité, celle-ci ne retrouvera sa légitimité que si les pouvoirs publics et l’ensemble de la société luttent contre les pratiques discriminatoires et conduisent une politique en faveur de l’égalité des chances ».

Chirac avait au moins créé la HALDE, qui a contenu la loi du 15 mars 2004 dans les limites dans laquelle elle a été votée. Pour la droite sarkoziste, mais aussi pour une fausse gauche, ce travail de la HALDE était blasphématoire. La HALDE a été normalisée, avant de se trouver supprimée et intégrée à un ensemble où « qui trop embrasse, mal étreint ». Si la gauche veut être fidèle à Jaurès, il faut qu’elle relie promotion de la laïcité (bien en panne au niveau de l’Etat) et lutte contre les discriminations.

P.-S.

Ce texte, paru initialement sur Mediapart, est publié avec l’amicale autorisation de son auteur.

Notes

[1La Dépêche du Midi, 26 avril 1905

[2La Dépêche du Midi, 15 août 1904