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Chill

Méditation collective sur un certain air du temps

par Guillaume Heuguet
12 mars 2023

« Sweet, soft, smooth » : c’est par ces trois mots qu’en 1757, déjà, le philosophe Edmund Burke proposait de donner un contenu concret à la notion du « beau ». Un bon siècle plus tard, Friedrich Nietzsche opposait le tumulte romantique et post-romantique, propre aux sociétés pacifiées, à l’harmonie reposante et consolante que recherchent dans l’art les peuples en guerre – ou en proie à la persécution. C’est à cette fonction apaisante de l’art que semblent se rapporter, depuis plusieurs années, toute une série de « tendances » ou de « revivals » dans le champ de la musique populaire : cloud-rap, lo-fi hip hop, ambient music, smooth jazz, soft-rock, pop psychédélique, easy-listening – sans parler du succès des chaînes ou playlists YouTube ou Spotify dédiées à la « détente » (« chill », en anglais). De PNL à Ed Sheeran, de Taylor Swift à Ariana Grande, de The Weeknd à Lana del Rey, c’est toute une « chill pop » qui depuis 2016 en gros a pris le relais de l’hyper-pop festive estampillée « YOLO » du début de la décennie 2010. Avec une « souplesse théorique » appropriée à son objet, la dernière parution des éditions Audimat propose, en sept courts essais (signés Guillaume Heuguet, Victor Dermenghem, Philippe Llewellyn, Robin James, Joseph Lanza, Olivier Lamm et Rob Horning), sept approches originales du « chill », sans affirmation dogmatique unilatérale, sans souci d’unification et de « solidification » forcées du champ esthétique et du concept philosophique. Sept portes d’entrées différentes, portant sur des objets disparates, partant sur des lignes d’analyse distinctes, ni absolument convergentes, ni radicalement antagoniques, qui chacune séparément, mais aussi mise en lien avec les autres, incite à la réflexion, à la rêverie, à la pensée. Que l’approche soit esthétique, éthique, politique, que le « chill » soit confronté à la sociologie du genre et de la race, ou aux concepts psychanalytiques de deuil et de mélancolie, cette réflexion collective nous invite à prendre au sérieux – et avec bienveillance – le besoin de calme et de confort dans un monde de bruit, de fureur et de précarité (le monde de Trump et Bolsonaro, pour le dire vite, et celui d’aujourd’hui, pas tellement moins brutal) ainsi que les arrangements bienvenus que ce besoin et son expression produisent sur la masculinité moderne, mais aussi les limites de ces transformations, voire leurs effets pervers lorsque le chill, comme le cool, devient une injonction voire une norme identitaire – et la détente un idéal vers lequel il faut… tendre [1] ! De ce passionnant ouvrage, voici l’introduction, suivie d’une présentation de ses sept chapitres [2].

Chill. C’est d’abord un mot-clef, un anglicisme, un buzzword. Le mot est aussi répandu que sa définition est vague. Il dit la détente, la relaxation, le détachement ou le délassement ; il peut aussi bien désigner des activités qu’une posture. En musique, chill est parfois un mantra –dans le rap californien ou le cloud rap– souvent une injonction –chez les hommes de pouvoir qui voient de l’hystérie partout où il y a de la colère, chez les femmes de la bourgeoisie qui ont appris à ne jamais rien laisser paraître. C’est donc une question d’identité et de statut, mais c’est aussi une disposition en nous– quelque chose comme un affect, plus ou moins structuré.

Ces dernières années, la détente est devenue un idéal diffus : elle motive une série de gestes pour réguler les humeurs, tout un design de l’intérieur et de l’intériorité. Cela peut paraître paradoxal, mais la détente se gère et elle s’entretient. Les playlists de musique pour se détendre rassemblent aujourd’hui des millions d’auditeur·ice·s sur des plate-formes comme YouTube ou Spotify. Ielles s’agrègent autour d’une myriade de genres récents ou anciens– lo-fi hip-hop, easy-listening, cloud rap, ambient environnemental, dance-pop– et du retour de vieilles catégories –musique d’ascenseur, d’illustration, d’ambiance, muzak, moodmusic– dont cet ouvrage explore les généalogies.

D’Ariana Grande à bsd.u, de Paul Weston à Midori Takada en passant par Lil B, un air de chill traverse des artistes que rien ne réunit a priori. Cette disparité n’empêche pas d’imaginer que le chill puisse devenir une catégorie esthétique à part entière. Certes, le chill n’est pas vraiment le nom d’un genre musical. On y verra plutôt un style – une manière de faire au sein d’un genre – un format – un point de rencontre entre un média et une audience à valoriser auprès des publicitaires– ou encore une façon de se rapporter à la musique, entre écoute oblique et optimisation cognitive. Sous cet angle, le chill est tantôt une soupape, tantôt un fantasme, il relève du divertissement ou de la thérapie ; mais c’est par-dessus tout un équilibre instable, entre travail et loisir, plaisir et abnégation. C’est aussi du confort, car le confort a toujours été une histoire de contrôle des flux : les streams labélisés « chill » viennent s’ajouter au chauffage, à l’électricité et à l’eau courante. Ils soutiennent les moments de flow et de fatigue, ils sont au service de besoins qu’ils définissent et participent à reproduire.

Pour certaines des critiques culturelles qui ont inspiré ce livre, la détente en musique reste avant tout une menace : Amanda Petrusich critique les playlists « lo-fihip-hop » qu’elle imagine conçues pour rester productif sur son tableur Excel [3], et Liz Pelly attaque la promotion des « chill-pop-sad-vibes » par Spotify pour leur manière d’appâter le public avec des « chansons de filles tristes » [4].Tous·tes les auditeur·ice·s ne sont pas de cet avis : les mêmes vibes éclairent leurs journées et leurs nuits, s’accordent à la météo des bons et des mauvais moments, deviennent des manières de passer le temps ou d’habiter le présent – certain·e·s disent même qu’elles les sauvent. Ces ambivalences traversent les textes de ce recueil, qui abordent le chill comme le point de départ d’une enquête, une manière de traverser notre culture sonore pour y entendre les courants contradictoires qui font passer de la détente à l’évasion, du détachement à la mélancolie.

Guillaume Heuguet est enseignant en art, auteur et éditeur (de cet ouvrage, pour Audimat Éditions, et de la revue du même nom). Depuis que les blogs se sont faits rares, il multiplie les aller-retours entre travail académique sur les plateformes numériques et critique musicale curieuse de ce qui vient après la modernité. Les playlists « lo-fi hip-hop » font partie de ces objets « mineurs » auquel il aime s’intéresser. En analysant au plus près ces playlists pensées pour la détente et/ou le travail, en scrutant leurs histoires, leurs routines de production, leurs accords, il en vient à décrire comment la frontière de plus en plus mince entre loisir et travail rapproche la détente de la mélancolie.

Victor Dermenghem a passé beaucoup de temps dans les clubs de Londres et dans les notes de bas de page des sociologues britanniques des cultures populaires. Mi-expert, mi-témoin, il en sort parfois pour partager les analyses des scènes qu’il a traversé, pour Trax, Audimat ou Rinse France, et revient pour ce livre sur près d’une décennie de musiques électroniques. Du weightless grime aux derniers courants d’une musique ambient moins environnementale que jamais, on le suit dans les virages qui ont peu à peu redistribué l’imaginaire spatial de l’évasion en faisant se télescoper le club, la chambre et les réseaux.

Ethnographe des subcultures numériques, Philippe Llewelyn écrit de temps en temps sur la musique pour Audimat. Parce qu’il avait fait ses preuves comme fin limier à la recherche des traces des films cyber-punks dans la vapor wave, il nous paraissait bien placé pour dresser la généalogie d’une des tendances les plus apatrides des musiques hip-hop : le cloud rap. Il reprend ainsi les choses là où notre ouvrage Trap les avait laissées, ou plutôt, il offre un point de vue différent sur la même période, en parlant de ceux qui ont délaissé l’obsession du « piège » et de la rue pour la fuite dans les nuages.

Robin James est une philosophe américaine, autrice de plusieurs ouvrages à la croisée de la théorie politique, des études de genre et des sound studies. Sur son blog, James apprécie autant les commentaires philosophiques que les analyses-choc, et l’étude des structures de la pop lui sertsouvent de prisme pour mieux décrire comment le néolibéralisme aggrave les rapports de domination. Dans le texte publié ici (inspiré d’un article pour le Guardian et d’une conférence à l’université de Pitt), elle montre comment la pop « chill » gravite autour d’une certaine injonction à la résilience et comment, loin d’offrir un repos vis-à-vis des normes dominantes, elle fonctionne comme une grande machine à distribuer les punitions et les récompenses.

Joseph Lanza est un des rares auteurs anglo-saxons à avoir osé se spécialiser dans des styles qui figurent parmi les plus dévalués : muzak, musique d’ascenseur, illustration sonore ou easy listening. Plutôt que d’aller chercher dans son classique Elevator Music, nous avons choisi de traduire ici un chapitre singulier de son dernier ouvrage, Easy Listening Acid Trip. Ce qui nous a plu dans celui-ci, c’est sa manière de décrire les limites moins étanches qu’il n’y parait entre l’idéal d’évasion radicale du rock psychédélique, la pop qui s’en inspire et la musique d’ambiance. Son article regorge de détails historiques qui semblent préfigurer les playlists « chill » ou « lo-fi hip-hop » d’aujourd’hui.

Olivier Lamm est chef adjoint de la rubrique culture chez Libération. Comme nous le savons japonophile, nous lui avons proposé de revenir pour nous sur le succès récent et étonnant de l’ambient environnemental japonais des années 1980, et sur ce que le renouvellement de l’attention occidentale pour ces musiques dit de nous. Avec le souci du détail qui le caractérise, il décrit les conditions d’existence d’un grand projet artistique porté par le mécénat d’entreprise et l’incroyable expansion de la société de consommation japonaise. Entre revendications d’avant-garde et design aux visées mercantiles, la mouvance Kankyō Ongaku offre un legs musical aussi raffiné qu’ambigu.

Éditeur pour Real Life, Rob Horning est uncritique culturel comme on en fait de moins en moins, biberonné à la théorie critique mais jamais aussi à l’aise que lorsqu’il s’agit de commenter les dernières tendances de l’industrie du divertissement. À notre invitation, il s’est fendu d’un essai autobiographique sur la « musique pour jacuzzi » des années 1980, soit une tendance à la croisée du « yacht rock » et de la pop calibrée pour MTV. Les chansons de Starbuck ou REO Speedwagon– méconnues chez nous– offrent un contrepoint inattendu à ce qu’on associe aujourd’hui à l’esprit chill. Leur autocélébration d’une sexualité-spectacle masculine et d’une capacité à flotter au-dessus des contraintes matérielles peuvent avoir perdu de leur charme, elles n’en jettent pas moins un éclairage déstabilisant sur la façon dont la détente est devenue synonyme de résignation.

P.-S.

Ce texte, extrait du livre collectif Chill. À l’écoute de l’évasion, de la détente et de la mélancolie, est reproduit avec l’amicale autorisation des Éditions Audimat.

Table des matières :

Notes

[1Cette approche critique est développée notamment dans la contribution de Robin James, dont nous avons publié un extrait.

[2Cet extrait correspond aux pages 9 à 13 de l’ouvrage.

[3Amanda Petrusich, « Against Chill. Apathetic music to make spreadsheets to », The New Yorker, 10/04/2019

[4Liz Pelly, « Streambalt Pop », The Baffler, Vol. 19, 2018