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Clichy-sous-Bois : zone de non-droits ou zone d’injustices ?

Témoignage et retour sur une série de mensonges

par Antoine Germa
1er novembre 2005

Je suis à Clichy par intermittence depuis samedi matin pour préparer avec une
journaliste de France-Inter une série d’émissions sur la situation à
Clichy-sous-Bois. La ville s’est "embrasée" du jeudi 27 octobre au soir au lundi
30 au soir. Je livre ici ce que j’ai vu, entendu, compris, et ce qui m’a
été rapporté.

1. Les deux jeunes morts (Zyad et Bounna, 17 et 15 ans, du collège n°3) semblent
bien avoir été poursuivis pas la police, contrairement à ce qu’affirmait la
version officielle qui niait toute course-poursuite (version Sarkozy et
Parquet). Pourquoi aller dans cette ruelle et escalader une palissade pour se
cacher dans un transformateur EDF alors même que leur cité se trouvait non loin
du lieu du drame ?

2. Les jeunes, une dizaine,alors qu’ils jouaient au foot, ont fui un contrôle de
police car certains n’avaient pas de papiers (entre autres, le troisième
électrocuté, Metin, en cours de régularisation). Jamais ils n’ont commis de vol
sur un chantier comme le prétendait la version officielle, reprise pourtant par
de Villepin jeudi, et qui n’est plus défendue aujourd’hui par personne puisque
samedi, le procureur de Bobigny a reconnu à son tour qu’il s’agissait d’un
simple contrôle d’identité.
D’ailleurs les jeunes garçons interpéllés ont été relâchés une heure après leur
arrestation, preuve qu’ils n’avaient rien à se reprocher. Metin, gravement
brûlé, "ne se souvient de rien" selon la version officielle... Ce silence a-t-il
un lien avec son statut juridique ?

3. Des rumeurs de toute sorte se sont ainsi développées dans la ville : pourquoi
ces mensonges policiers ? que cachent-ils ? Des émeutes ont éclaté : spontanées
jeudi, elles ont été encadrées vendredi par des "anciens". Les premières cibles
sont : la poste (voitures brûlées), les pompiers (un camion caillassé), les
abris bus, une école (début d’incendie). Les émeutes de vendredi ont été
particulièrement violentes (tirs de coup de feux sur les cars de gendarmes et
de CRS, jets de projectiles...). Elles ont eu lieu dans les grandes avenues qui
bordent la cité du Chêne pointu (près de la Pama). De très nombreuses voitures
ont été brûlées : leurs carcasses calcinées jonchaient les rues encore samedi
matin.

Samedi matin, une marche silencieuse a été organisée par les associations
religieuses et la mosquée. L’heure était aux appels au calme. Les regards se
tournaient vers la justice et Sarkozy était souvent conspué. Les institutions
musulmanes, la mairie et les militant associatifs, visiblement unis, semblaient
reprendre le contrôle de la situation. On a compté un peu plus d’un millier de
participants. Pour éclaircir les circonstances du drame de jeudi, le maire PS de Clichy, Claude Dilain, épuisé et ému, qui semble
bénéficier d’une rélle écoute auprès de la population clichoise ,
jeunes compris, a demandé officiellement à Nicolas Sarkozy l’ouverture d’une
enquête sur la mort des deux jeunes. L’avocat des familles des victimes, de
son côté, à la sortie d’une réunion qui a lieu à la mairie après la marche
silencieuse, affirmait vouloir déposer une plainte pour non-assistance en
personne en danger pour faire toute la lumière sur les circonstances du drame. Tout paraissait calme dans la journée et les forces de l’ordre
demeuraient invisibles.

Samedi soir, au moment de la rupture du jeûne (vers 18h30), les 400 CRS et
gendarmes, dont une partie vient de Chalon s/saone, sont sortis un peu partout
dans la cité du Chêne pointu. Comme à l’accoutumée, il s’agissait d’encercler - "de boucler" - le quartier. Don quichottisme policier : en cohorte, à la façon
des légions romaines, au pas de course, visière baissée, bouclier au bras, et
flashball à la main, ils parcourent les rues une à une contre des ennemis
invisibles. A cette heure, tout le monde mange et personne ne reste
dehors. Pourquoi cette démonstration de force alors même que les rues étaient
particulièrement calmes ? "Provocations policières" répondent à l’unisson les
habitants interrogés. C’est un leitmotiv depuis vendredi soir.

Au bout d’une
heure, quelques jeunes sortent et se tiennent face aux policiers : tous
attendent le début des affrontements. Quel sens donner à cette stratégie
policière à part celui qui consiste à vouloir "marquer son territoire",
c’est-à-dire appliquer une version animale et musclée du retour à "l’ordre
républicain" ?
Plusieurs témoignages et enregistrements sur portable manifestent aussi, de
façon indiscutable, la volonté de la police d’en découdre avec les jeunes
(insultes racistes, appels au combat, bravades...).

Je suis monté aux Bosquets - à la mosquée Bilal- vers 21 heures : elle était
pleine à craquer (1200-1300 personnes environ) pour cette nuit du Destin que
les fidèles passent traditionnellement à la mosquée. De nombreuses voitures et
poubelles ont déjà brûlé et les jeunes venaient se réfugier aux abords de cette
enclave en plein milieu de la cité. L’ambiance néanmoins était au recueillement,
et les imams, depuis le début, ont joué un rôle important dans la pacification.

Samedi soir, en dépit des provocations policières, les affrontements semblaient
moins violents. Est-ce l’effet des appels au calme répétés depuis le matin ?
Est-ce dû à l’importance rituelle de la nuit du destin en cette période de
Ramadan ?

4. Dimanche soir, en guise de témoignage, un coup de fil désespéré et indigné
d’Ibrahim, le fils d’un imam, à 20h55 : la police vient, en pleine prière, de
gazer la mosquée des Bosquets. Des femmes - dans la salle de prière qui leur est
spécialement réservée - se sont presque évanouies, me dit-il. A leur sortie, elles
sont insultées par des membres des forces de l’ordre, me rapporte-on : "pute,
salope...". Toutes les médiations avec la police s’avèrent impossibles, et ceux
qui s’y risquent ont pour toute réponse un "dégage" cinglant et risquent d’être
blessés par un flashball. Ibrahim me demande de témoigner
mais je ne suis pas à Clichy à ce moment-là.

Cette nouvelle paraît hallucinante. Comment peut-on attaquer un lieu de culte ?
Pourquoi gazer la mosquée alors que les autorités religieuses étaient les
seules avec la mairie à pouvoir calmer la situation ?
Dès lors l’embrasement total menace, les affrontements reprennent et de
nouvelles voitures sont brûlées : les positions se radicalisent d’autant plus
que dans la nuit les forces de l’ordre nient avoir utilisé des grenades
lacrymogènes contre la mosquée. Le modèle de grenade utilisé contre les fidèles
de la mosquée ne correspondrait pas à celui qu’utiliserait la police.
Dorénavant, il y a deux affaires : la mort des deux adolescents et l’attaque de
la mosquée.

Au même moment, Sarkozy à la télévision justifie et défend le déploiement
policier à Clichy et prône une nouvelle fois la “tolérance zéro” : le poing fermé
dans une main, et dans l’autre...rien, à part la main invisible du marché.

5. Lundi matin, l’ambiance est tendue. A 11 heures, Sarkozy réunit à la
préfecture de Bobigny les forces de l’ordre : félicitations et soutien sont les
mots d’ordre de la matinée. La version officielle du gazage de la mosquée a subi
quelques inflexions durant la nuit. Le modèle de grenade utilisé correspond à
celui de la police, mais le doute subsiste : qui peut bien avoir jeté ces
grenades dans la mosquée ? Une nouvelle fois, la version officielle ne paraît
en rien correspondre à la vérité.

À 13 heures, je me rends au Chêne Pointu regarder le journal TV avec un imam et
sa famille : le traitement médiatique est au coeur aussi du ressentiment
exprimé par beaucoup depuis le début des "émeutes". L’impression qui domine
tous les discours ici est que les médias ne sont que les relais des
institutions officielles, fussent-elles à l’origine de mensonges, et surtout
qu’ils participent à la stigmatisation dont se sentent victimes les habitants
de ces quartiers populaires.

Pourtant, le ton change : la presse
et les chaînes de télévision se font plus critiques. La version officielle et de
la mort des deux enfants et du gazage de la mosquée est remise en cause, du
moins interrogée.

A 14 heures, conférence de presse à la mosquée des Bosquets. Un film, pris grâce
à un téléphone portable, fait office de preuve. Il est projeté devant les
journalistes nombreux : il donne à voir la panique qui a saisi les fidèles
pendant le gazage. Puis les responsables ont pris la parole. Le ton est ferme,
l’émotion palpable et les demandes précises : une enquête judiciaire et des
excuses officielles. L’égalité de traitement entre les différents cultes est au
cœur des revendications. Monsieur Bouhout, président de la mosquée, proche
pourtant de l’UMP, se fait même menaçant quant à sa capacité à pacifier les
esprits.
Le grand frère de Bouna, devant la presse, annonce qu’il refuse de rencontrer
Sarkozy, jugé "incompétent" et demande, avec la famille de Zyad, une entrevue
avec le premier ministre.
Tous demandent que la police évacue le quartier, condition nécessaire pour
retrouver un peu de calme et pacifier la situation.

En périphérie de cette conférence de presse, des militant(e)s associatifs
reviennent sur les causes socio-économiques des événements trop souvent
occultées : Clichy occupe toujours une place de choix dans le palmarès des
communes les plus pauvres de France et les associations ont de moins en moins
d’argent pour travailler.
L’ambiance est tendue à la sortie de la mosquée : des jeunes se renseignent aux
abords du lieu du culte. Des femmes racontent ce qu’elles ont vu et subi : au
coeur des témoignages, la colère contre la police qui multiplie les
interventions "musclées" en dépit du bon sens et, trop souvent, de la loi ;
contre les autorités ministérielles qui ne dénoncent pas le gazage de la
mosquée dimanche soir. Les autorités religieuses, visiblement abattues et émues
par ce qui s’était passé la veille, reprennent peu à peu le contrôle de la
situation. Tout le monde attend la soirée avec appréhension.

A 19 heures, un accord est trouvé entre des membres de la mosquée et la
préfecture : des jeunes sont désignés comme médiateurs pour "calmer" les plus
énervés et prévenir les éventuelles échauffourées avec la police. Cette idée
n’est pas neuve : c’était une proposition de certains jeunes samedi, mais les
autorités préfectorales ne semblaient pas intéressées. Se sentent-elles
impuissantes à trouver une solution au conflit ? La méthode dure, qui a prouvé
son inefficacité et son iniquité, trouve-t-elle enfin ses limites ?

23h30 : La police et les jeunes jouent au chat et à la souris, mais la situation
semble pour maîtrisée. Sur le terrain, les médiateurs jouent un rôle central me
dit-on : ils vont à la rencontre des plus jeunes discuter, pour les dissuader de
passer à l’acte. J’apprends dans la nuit que le garage de la police municipale
de Montfermeil a été brûlé et que les forces de l’ordre ont procédé à quelques
interpellations. Les affrontements ont été évités.

P.-S.

Antoine Germa est professeur d’histoire-géographie à Clichy-sous-Bois