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Combien coûtent nos vies ?

Recherche, approvisionnement, fixation du prix : pour une politisation de la question du médicament

par Jérôme Martin, Pauline Londeix
3 décembre 2022

Un jour, un livre : pendant toute la durée du mois de décembre, nous publions chaque jour la présentation et / ou un extrait d’un livre paru cette année, à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. Le livre du jour, intitulé Combien coûtent nos vies ?, part d’un dur constat : on répète sans cesse que « la santé n’a pas de prix », mais dans les faits, notre santé, inscrite dans l’économie de marché, a forcément un coût. C’est de cette contradiction que partent Pauline Londeix et Jérôme Martin, fondateur·ice·s et animateur·ice·s de L’OTMeds (Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament), dans leur livre. Le tableau qu’ils dressent est accablant : pénurie de traitements essentiels ; explosion des prix des médicaments, mettant en cause notre protection sociale basée sur la solidarité ; modèle de recherche ne répondant pas à tous les besoins, même les plus urgents ; verrouillage du débat sur les meilleures modalités d’une production locale publique ; négociations déséquilibrées entre régulateur public et multinationales… Exemples et chiffres à l’appui, les auteur·ice·s analysent les ressorts de cette main-mise du marché sur la production et surtout la distribution du médicament – et donc, au final, sur nos vies. Ramassé en cent pages d’une grande clarté, c’est un véritable travail d’alerte et d’éducation populaire qui est proposé, aussi bien sur les dégâts de cette économie de marché du médicament que sur les politiques alternatives qui existent, ont pu être expérimentées dans certains pays, et pourraient être reprises et généralisées. C’est en somme la possibilité et l’urgence d’une réappropriation qui nous est rappelée : celle, ni plus ni moins, de notre droit inaliénable – et pourtant bien mal traité – à la vie et à la santé. De ces cent pages précieuses, voici, en guise de présentation, les huit premières.

Depuis des années, nous répétons que l’accès à la santé doit être un droit pour toutes et tous. Le répéter, encore et encore, ne le rendra pas plus concret, mais le langage et la prise de parole publique marquent une première étape pour refuser une situation inacceptable et injuste. Nous avons vu des personnes mourir faute d’accès à des traitements, car ils n’étaient pas disponibles là où elles étaient. Nous avons vu des personnes mourir, car la maladie qui les touchait ne faisait pas suffisamment l’objet de recherches biomédicales. Nous avons vu des personnes mourir dans la souffrance, car les médicaments dont elles avaient besoin pour une fin de vie digne n’étaient plus disponibles. Nous avons vu des soignants accompagner des personnes en fin de vie dans leur douleur, car ils ne disposaient pas des traitements adaptés à une fin de vie digne. Nous avons vu, dans des pays riches, des personnes partager un traitement centenaire, l’insuline, car son prix était trop élevé, et ainsi mettre leur vie en danger.

Pourtant, nos sociétés savent produire chacun de ces médicaments. Ces situations sont donc insupportables, et défendre le système actuel, profondément dysfonctionnel car il permet tout cela, en brandissant le droit à la propriété et les logiques de marché, nous semble abject. L’adage selon lequel « la santé n’a pas de prix » revient souvent. Pourtant, inscrite dans l’économie de marché, celle-ci en a forcément un. L’enjeu est donc de se poser les bonnes questions. Comment les sociétés peuvent-elles garantir le droit fondamental à la santé ? Notre travail se situe à l’intersection de plusieurs disciplines qui n’ont pas nécessairement pour habitude de se croiser dans les sphères universitaires, ou dans les recherches, créant souvent des angles morts dans la réflexion et limitant la portée des solutions esquissées. Car en réalité, la technicité du sujet des politiques du médicament ne doit pas masquer des enjeux qui sont simples : garantir et rendre effectif le droit à la santé.

Le travail de l’OTMeds, que nous avons fondé en 2019, et ce livre se nourrissent de l’ensemble des rencontres faites au fil des années, dans des pays à faible et moyen revenu, en particulier, qui ont élaboré des stratégies pour permettre que des traitements vitaux soient disponibles dans les pharmacies de leurs hôpitaux. Il faut souligner le travail extraordinaire mené par la société civile de ces pays sur ces questions, le transfert des stratégies activistes développées au Sud vers les pays du Nord. Nous rendons ici hommage à nos collègues brésiliens, indiens et thaïlandais, puis marocains, argentins et américains qui ont notamment développé les procédures d’oppositions aux brevets et qui, par leurs actions, ont permis à des populations entières d’avoir accès à des médicaments qui sauvent des vies. Dans certains cas, ils ont mené ces stratégies main dans la main avec leur gouvernement et avec les industriels. Parfois, ils ont mené ces combats seuls et les ont gagnés, preuve qu’il est possible de faire avancer les choses malgré de forts vents contraires.

En France, nous avons fondé l’OTMeds, parce que nous refusions de voir l’accès restreint à des traitements dont le développement a pourtant été en partie financé par de l’argent public ou caritatif, et nous refusons d’assister à la destruction de l’hôpital public, qui engendre des pertes de chances considérables et des drames, alors qu’en parallèle les dynamiques d’augmentation du prix des nouveaux médicaments ne sont jamais remises en cause.

Enfin, nous rendons hommage à celles et ceux qui, dans des positions institutionnelles, se mobilisent pour faire avancer les choses. Combien coûtent nos vies ? est un appel à l’engagement et à l’espoir, à la ténacité et à la résistance, face à un système inéthique qui prive une majeure partie de la population mondiale d’un accès à des traitements vitaux, alors qu’ils existent pourtant. Dénoncer ce qui est injuste est une première façon de résister, même lorsque tout semble perdu. Et même lorsque tout semble perdu, il faut se rappeler que rien n’est véritablement irréversible en matière de politiques. Dans cette résistance, chacune, chacun a un rôle à jouer.

Avril 2020. En France, la première vague de la pandémie de Covid-19 met les hôpitaux parisiens face à un afflux exceptionnel de patients. Des médicaments essentiels, utilisés dans les services de réanimation, viennent à manquer. L’État est pris au dépourvu et les protocoles des hôpitaux doivent être adaptés aux fortes tensions d’approvisionnement. Quelques mois plus tôt, la Chine a connu un arrêt de la production de ses sites de principes actifs pharmaceutiques et l’Inde, également grande productrice, vient de fermer ses frontières aux exportations. La dépendance extrême vis-à-vis de ces deux pays, qui produisent 80 % de la matière première pharmaceutique utilisée pour fabriquer nos médicaments, se fait immédiatement sentir dans les services hospitaliers. La France, dont les stocks stratégiques de médicaments étaient au plus bas avant le début de la pandémie2 , n’est alors pas en mesure de mettre en place une production d’urgence.

18 Novembre 2020. Moins d’un an après le début de la pandémie de Covid-19, les firmes Pfizer et Moderna annoncent chacune avoir obtenu l’homologation de candidats vaccins à ARN messager qui ciblent la protéine spike du SARS-CoV-2. Ce succès rapide masque l’état de la recherche sur d’autres maladies. Par exemple, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), l’inefficacité grandissante des antibiotiques face aux multiples résistances que développent les bactéries est l’une des principales menaces en santé publique de ce siècle. À même de compromettre des décennies d’avancées en recherche biomédicale. Malgré le soutien financier affiché par les États-Unis ou l’Union européenne, cette urgence ne semble pas faire partie des priorités de la recherche pharmaceutique menée par les industriels.

Décembre 2019. Un médicament utilisé contre une maladie rare, l’atrophie musculaire spinale, est mis sur le marché par la firme Novartis AG au prix de 2 millions d’euros l’injection.

Ces trois exemples renvoient à une cause commune, l’opacité – systémique, systématique et structurelle – qui empêche l’évaluation des politiques publiques. Ces exemples illustrent aussi les grands défis à relever en matière de santé et d’accès aux soins : les orientations de la recherche, l’approvisionnement et le prix des médicaments.

Chacun de ces trois volets est tributaire des choix stratégiques que les États ont abandonnés aux grandes firmes pharmaceutiques, alors que leur objectif principal est avant tout la réalisation de profits. Ces trois grands défis conditionnent pourtant notre accès aux soins, par conséquent l’exercice effectif du droit à la santé défendu par l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations unies. Les questions auxquelles il faut répondre sont simples :

De quels médicaments et produits de santé a-t-on besoin ?

Quelles sont les forces et failles du système actuel ?

Comment garantir la mise au point et la production de ces médicaments, notamment dans un contexte d’augmentation de la population mondiale et de besoins en médicaments ?

Grâce à quels leviers ? Quelles réformes les États peuvent-ils entreprendre pour reprendre la main sur les politiques sanitaires, et spécifiquement sur celles touchant aux médicaments, diagnostics, vaccins, à l’ensemble des produits de santé ?

De quels modèles pragmatiques et initiatives existantes pouvons-nous nous inspirer ?

Il en va d’enjeux fondamentaux comme le droit à la santé, la pérennité de notre modèle social, l’équité en matière d’accès aux soins et la préparation de nos sociétés aux futures pandémies.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Pauline Londeix et Jérôme Martin, Combien coûtent nos vies ? Enquête sur les politiques du médicament. Nous le publions avec l’amicale autorisation des auteur·ice·s et des Éditions 10/18.