1. « Non, je n’ai rien oublié » (Album Non, je n’ai rien oublié, 1971)
Fin de fête. Fanfare dissonante, échappée du Out Front de Booker Little. Puis clarinettes, harpe, orgues et voix d’outre-tombe. La plus belle peut-être des orchestrations de Gaubert et Denjean, sur la plus belle peut-être des compositions de Garvarentz. Un autre chef d’œuvre absolu. Un autre condensé de toute l’œuvre. Une autre histoire de passé qui ne passe pas. Un autre va-et-vient entre l’hommage aux amours mortes et une puissance d’aimer toujours renaissante. Entre ce qui fut du présent et qui n’est plus et son retour éternel dans la pensée d’abord, dans la vraie vie ensuite. Ce qui par essence est fugace et fragile se fixe une fois encore dans le souvenir pour y fabriquer un avenir :
« Je n’aurais jamais cru qu’on se rencontrerait, le hasard est curieux, il provoque les choses, et le destin pressé, un instant prend la pose »
On ne sait pas, à vrai dire, lorsqu’on écoute cette incroyable ouverture, si ledit destin prend la pose ou la pause. Et c’est sans doute les deux qu’il faut entendre. La pose, pour la beauté du geste, pour la jouissance pure du voyage dans le passé, et tout le travail esthétique que la mémoire permet : enjolivement, idéalisation, sublimation. La pause, ensuite, car le souvenir est une respiration, un exercice spirituel qui ralentit et interrompt l’écoulement autophage du temps, et permet de le reconfigurer, en le réorientant vers quelque chose comme un but. On arrête d’avancer, on revient éventuellement en arrière, puis on s’élance et on saute.
C’est en tout cas toute une dialectique qui, mieux que jamais, se donne à entendre et à méditer. Une dialectique qui organise ce que d’ordinaire on sépare et oppose : la passion du présent, le culte du passé, l’élan vers l’avenir. L’œuvre d’Aznavour ne cesse de nous apprendre la foncière et fondamentale unité de ces trois dynamiques, d’abord en consacrant autant d’hymnes à chacun des trois temps, preuve qu’un même homme et un même artiste peuvent adorer et sanctifier autant et aussi bien le présent, le passé et le futur, ensuite et surtout en rendant manifeste les fils secrets, ces fameuses « choses », qui viennent les relier. Semblable en cela à « Paris au mois d’août », dont elle pourrait tout bonnement être la suite, cinq ans plus tard, cette chanson en forme de slogan, de credo, de cri de refus jeté à la face des prêcheurs d’oubli, vient tout nous expliquer : passé, présent et futur ne sont pas trois temps séparés, dans lesquels s’installeraient de manière fixe et exclusive trois types de tempéraments bien distincts (le passéiste nostalgique, le présentiste contemplatif et l’homme d’action tourné vers l’avenir), ils forment au contraire une totalité vivante et indivisible « en 3D ». Loin d’exclure tout rapport au passé et au futur, la passion du moment présent constitue la matrice de toute nostalgie et de toute espérance : plus on est présent dans le présent, plus on le vit à fond, et plus le plaisir, en « passant », se double aussitôt d’une nostalgie puissante et indéracinable, qui elle-même trouve son expression la plus immédiate dans l’attente inquiète d’un « retour éternel ». Seul un présent vécu intensément (dans la joie comme dans la douleur) peut engendrer une mémoire vive (nostalgique ou traumatique) à mesure qu’il devient du passé, et seule cette mémoire vive (de ce qui fut gagné et perdu) peut faire exister pour nous un avenir digne d’intérêt (où nous aurions quelque chose à perdre ou à re-gagner).
Mais avant d’en arriver là, il faut des hasards, des rencontres ou plutôt des retrouvailles, qui « provoquent » ces fameuses « choses » dans la psyché humaine. Et des moments de flottement, de « trouble dans le temps », où le cœur bat, la voix tremble, les mots se cherchent, alors que s’élève un chœur ensorcelant et énivrant de sirènes elles-mêmes un peu shootées :
« Marié ? Moi ? Allons donc ! Je n’en ai nulle envie, j’aime ma liberté, et puis, de toi à moi, je n’ai pas rencontré la femme de ma vie, mais allons prendre un verre, et parle-moi de toi ».
L’écriture comme souvent est visuelle, cinématographique. Elle mime les saccades du dialogue et déroule toute une dramaturgie qui reconnecte d’emblée le récit du passé (« je n’ai pas rencontré la femme de ma vie ») à une action au présent (« allons prendre un verre »). Et toute cette dramaturgie repose précisément sur la mémoire : dans « je n’ai pas rencontré », ce qu’on entend un peu plus que possiblement est : aucune femme n’a pu me faire t’oublier, raison pour laquelle s’impose comme une évidence tout ce qui suit, aussi bien « allons prendre un verre » que ce merveilleux « parle moi de toi ».
Dans ce présent qui s’ouvre et qui ouvre du possible, du « kairos » à saisir, un contraste bouleversant se fait jour entre l’intensité émotionnelle infinie, la magnificence orchestrale qui l’exprime, et la trivialité, la fragilité, voire la maladresse des paroles qui se cherchent et s’auto-corrigent en temps réel :
« Je souris malgré moi, rien qu’à te regarder : si les mois, les années, marquent souvent les êtres, toi, tu n’as pas changé, la coiffure peut-être ».
Comme souvent chez Aznavour, les couplets volubiles, éloquents ou bégayants, mais toujours proliférants et soucieux du moindre détail, sont ponctués par un refrain qui est tout le contraire. Une simple phrase, une seule fois énoncée, puis réduite à sa plus simple expression, littéralement « deux mots » :
« Non, je n’ai rien oublié, rien oublié. »
Il faut dire que ces deux mots impliquent tous les autres. Ils résument, tout au long de la chanson, ce qui a déjà été dit sur le passé (l’intensité d’un « pur présent », qui l’a rendu inoubliable) et tout ce qui s’en suit au présent (la persistance de ce « Présent passé » sous forme de « Passé présent », dans l’espace-temps du café et de la commémoration), puis au futur (les projections et les projets, les rêves de « renaissance », de « retour » ou de « reconstruction » de l’objet perdu). Dire et redire aussi catégoriquement, hyperboliquement, obstinément : « Non ! Je n’ai rien oublié, rien oublié », c’est aussi annoncer que rien n’est fini, et qu’il y aura une suite.
Après la mise en place, l’installation dans le café, l’ouverture laborieuse de la conversation, puis quelques envolées musicales et quelques ellipses narratives, tout s’emballe. Nous plongeons tête la première tout au fond de ce passé édénique où « chaque saison était notre saison d’aimer » – comme quelques années plus tôt, à Paris au mois d’août, « chaque rue, chaque pierre semblait n’être qu’à nous ». Nous apprenons ce que fut cet âge d’or et comment il s’est fini – je n’en dirai pas plus, à vous de découvrir. Je préfère signaler le jeu subtil que joue ensuite le temps rusé, en se rappelant d’abord au souvenir des deux nostalgiques qui ont, selon la formule de Marc Augé, oublié le présent pour mieux vivre ou revivre le passé [2] :
« L’heure court et déjà le café va fermer ».
Puis en relançant ce « destin pressé » qui avait pris sa pause :
« Oui viens, j’te raccompagne à travers les rues mortes ».
Et enfin en reconstituant, dans l’espace-temps du café et de la commémoration, la communauté des amants que « les circonstances » et « les années » avaient détruite – tant et si bien qu’une fois dehors, c’est toute une nouvelle histoire qui peut recommencer :
« Comme au temps des baisers qu’on volait sous les portes ».
La suite, on la devine. Toute en délicatesse, comme un écho du très ancien « Je voudrais » :
« Je voudrais, si tu veux, sans vouloir te forcer, te revoir à nouveau, enfin si c’est possible, si tu en as envie, si tu es… disponible, si tu n’as rien oublié, comme moi, qui n’ai rien oublié ».
Et le mot de la fin est laissé à un violon qu’on n’est pas prêt, nous non plus, d’oublier.
2. « Ma vie, ô ma vie » (Album Non, je n’ai rien oublié, 1971)
Le meilleur enregistrement de Johnny Hallyday est signé Charles Aznavour ? Oui. Paroles, musiques et interprétation ? Oui-oui-oui. Et c’est un gospel ? Oui ! Augmenté par des cordes énervées, une trompette consolante et des choeurs psychédéliques ? Oui-oui-oui-oui ! Et le reste est littérature.
Ou plutôt non : le reste est tout sauf de la littérature. Les lyrics sont volontairement simples, presque simplistes. Ils ne comptent presque pas. Ils indiquent seulement un mood, et la voix fait le reste, toute seule – mais avec quelle maestria ! Aznavour sort sa voix la plus grave et la plus puissante pour dire – ou plutôt crier, puis psalmodier, puis pleurer, puis hurler – l’impuissance radicale et la défaite en rase campagne. Jamais son chant n’a été aussi vigoureux et en même temps glaçant, terrifiant, médusant. Une complainte de l’amour malade, de l’aliénation et de la servitude volontaire. Un « chemin de croix », une « triste vie », une « cruelle amie », et Aznavour qui chante comme Johnny mieux que Johnny. Un truc improbable et indescriptible en somme, qui nous prend au ventre et ne nous lâche pas.
3. « Comme des roses » (Album Non, je n’ai rien oublié, 1971)
L’amour en fanfare. Une tornade de violons, de trompettes, de trombones et de roulements de tambour, qui célèbre en très grande pompe les noces du rock et de la symphonie. Et ce piano ! Gaubert et Denjean mettent leur – immense – génie au service d’un extraordinaire cantique amoureux, où la voix toujours grave, puissante, assurée, vient rendre grâce à Ulla – pourquoi ne pas la nommer ? – et livrer le récit de rien de moins qu’une rédemption. La suite du « Temps des loups » en quelque sorte, avec une béatitude toute nouvelle dans la musique et dans le chant. Le Salut n’est plus espéré et imploré, il est accordé, et l’heure est à la gratitude et au chant de louange :
« Tout est venu si vite, tout a été si grand, si beau, si fort, petite, ma vie s’est embrasée d’une joie insolite, la joie simple de se comprendre, à travers des gestes et des mots tendres ».
Le texte, poignant par sa manière tellement simple, directe et imagée de dire les sentiments les plus profonds et les plus ardents, nous parle d’enfermement et d’immobilité, puis de cette ligne de fuite qui relance le mouvement de la vie :
« Tout me semble limpide, j’étais cerné d’ennui, de lois, de murs, de vide, le bonheur est venu pour me servir de guide, me tirer d’un passé qui sombre, et m’encourager à sortir de l’ombre ».
« Plus rien ne m’est hostile, moi qui n’étais sans toi qu’une forme immobile, je coule dans tes bras comme en des eaux faciles, dociles, des eaux tranquilles ».
Ce qui est beau dans cet abandon, ce qui est passionnant dans ces réseaux de métaphores minérales et aquatiques, est la manière dont la « facilité » et la « docilité » ne sont pas opposées à une « dureté » synonyme de souveraineté masculine, mais se présentent au contraire comme la sortie salvatrice d’une dureté masculine qui n’est synonyme que de rigidité, d’inertie, de pétrification : « j’étais cerné de murs » / « Je coule dans tes bras ».
L’offrande finale, enfin, est l’une des plus belles trouvailles de tout l’album, et de toute l’œuvre d’Aznavour parolier. Tout est dit en une seule et simple et sublime image : la reconnaissance, la gratitude, l’adoration. L’abandon aussi d’une position de mâle dominant, et une fois encore la conscience aigüe, quasi obsessionnelle, du temps qui passe et ne doit plus être perdu :
« Moi qui ne savais plus que faire avec ma vie, moi qui vivais la nuit, moi qui dormais le jour, je reprends goût à toutes choses, et veux mettre à tes pieds chacun de mes instants, comme des roses, comme des roses, mon amour ».
Que dire après ça ?
4. « Mourir d’aimer » (Album Non, je n’ai rien oublié, 1971)
« Les parois de ma vie sont lisses, je m’y accroche mais je glisse, lentement vers ma destinée : mourir d’aimer ». Sans doute la plus géniale des entrées en matières, dans une œuvre qui pourtant en contient tout un tas. Simple, ensorcelante, imagée, elle dit tout de ce monde oxymorique que construit la chanson, où la tragédie la plus implacable se déploie en douceur – en une voluptueuse et insidieuse glissade. Il n’est plus question ici de trauma mais de dépression, mais comme dans « Les enfants de la guerre », Aznavour parolier se distingue encore par cette manière unique d’atteindre la précision chirurgicale du médecin avec les images et les mots simplissimes des enfants.
On le sait : la chanson s’inspire de l’histoire de Gabrielle Russier, professeure de lettres trentenaire livrée à la vindicte populaire, administrative et judiciaire pour sa relation amoureuse avec un élève de seize ans, Christian Rossi. Condamnée par la justice pour détournement de mineur, malgré le soutien dudit mineur, l’enseignante s’est suicidée le 1er septembre 1969, à 32 ans. Dès l’année suivante, des artistes comme Anne Sylvestre ou Serge Reggiani lui ont rendu hommage en chanson, et André Cayatte lui a consacré un film intitulé Mourir d’aimer, pour lequel une chanson fut commandée à Aznavour [3].
Plus que ce film et que les autres chansons, c’est cette oeuvre qui est restée. Comme emblème, comme Tombeau de Gabrielle Russier, mais aussi, tout simplement, comme l’un des classiques de l’œuvre aznavourienne, inclus dans tous les « Best of » de l’artiste – et ce n’est que justice.
D’abord parce que musicalement, Gaubert orchestrateur et Aznavour compositeur – bien aidé il faut l’avouer par un andante d’Alexandre Scriabine – sont au sommet de leur art. Il faut pénétrer et explorer soi-même – ou littéralement se laisser pénétrer par lui – ce lent et ensorcelant tourbillon de cordes, doucement et progressivement rejoint et commenté et consolé par des contrepoints de trompette, puis de trombone, puis de saxos, de clarinettes, de hautbois et de basson.
Ensuite parce que le texte et le chant sont extraordinairement habités, par un Charles qui littéralement s’identifie à l’enseignante – puisqu’il raconte toute l’histoire de son point de vue à elle, à la première personne.
Sans doute paye-t-il une dette. Car c’est en toute insouciance qu’en 1964 il a chantonné « Viens, donne tes seize ans », sur la plus guillerette des mélodies de Garvarentz, alors qu’il approchait lui-même les quarante – avant de trouver, trois ans plus tard, une Terre promise, un foyer et un bonheur quadragénaire auprès d’une femme vingtenaire nommé Ulla. Il sait d’expérience qu’en de pareilles amours, « le monde nous juge », ou qu’a minima l’entourage se « choque » ou se « moque », comme il l’a lui-même chanté dès 61 dans le beau et mélancolique « Lucie ». Notre homme sait aussi parfaitement que pour la différence d’âge, le prix à payer n’est pas le même suivant qu’on est un homme célèbre ou une femme anonyme, et que le calvaire de Gabrielle Russier et Christian Rossi n’existerait tout simplement pas pour un Gabriel de trente ans et une Christiane approchant les vingt. Honorer cet amour réciproque, profond, sincère, entre Gabrielle et Christian est donc, pour ainsi dire, la moindre des choses. L’empathie, l’identification, et l’entrée corps et âme dans le rôle de Gabrielle Russier est presque une évidence au regard de l’expérience personnelle que depuis cinq longues années Aznavour ne cesse de crier à la face du monde : son propre salut, sa propre régénération, après vingt années d’amours éphémères, chaotiques ou empoisonnées, auprès d’une envoyée des Cieux qui elle aussi n’est pas de son âge et à qui, sur tous les tons et tous les rythmes, il répète lui aussi :
« Tu es le printemps, moi l’automne, ton cœur se prend, le mien se donne ».
C’est ce même background personnel qui explique les malentendus possibles sur la chanson, suivant qu’on la découvre en générique de fin du film de Cayatte ou d’un documentaire sur « l’affaire Russier », ou bien comme moi tout jeune dans une compilation du grand Charles, où ce lyrisme, cette mélancolie et ces histoires de printemps et d’automne et de cœur qui se prend ou qui se donne sont la trame ordinaire et presque unique. Et où « mourir d’aimer », quinze ans après « Ay, mourir pour toi ! » (et trois ans avant « Je meurs de toi »), évoque davantage l’extase érotique que l’interruption de la vie. Et où « partir » et « laisser le monde à ses problèmes », loin de renvoyer à l’irréversible et au suicide, signifient au contraire le viatique par excellence : un franc et joyeux « fuck » envoyé à la face de tous les « qu’en dira-t-on » et de tous les ordres moraux.
C’est ainsi que, pour ma part, j’ai découvert et aimé et embrassé comme un hymne vitaliste ce tombeau pour une amante défunte, en n’y voyant que du feu – celui de la passion exclusivement, pas le bûcher de Gabrielle Russier. C’est ainsi que cette histoire de destruction subjective et de mise à mort a pu être investie dans une construction subjective qui aide à vivre. Comme si, transfiguré par les mots du poète et par la magie du malentendu, le calvaire de Gabrielle Russier devait ouvrir une nouvelle ère où ce type de mises à mort n’existe plus, où d’autres lignes de fuite sont trouvées, où l’on peut entendre et mettre en œuvre autrement des maximes comme :
« Laissons le monde à ses problèmes, les gens haineux face à eux-mêmes, avec leurs petites idées »
« Partir en redressant la tête, sortir vainqueur d’une défaite, renverser toutes les données ».
« Pécher contre le corps et non contre l’esprit ».
Ces derniers mots, je les ai compris d’abord, à contresens mais dans la droite ligne de toute la poétique, de toute l’esthétique et de toute l’éthique aznavourienne, comme une sanctification de l’amour physique, avant de comprendre que le péché en question était en l’occurrence le suicide. Mais pour ces mots comme pour tous les autres, les deux écoutes me semblent possibles, et même compossibles. Elles peuvent même se mélanger, car ce qui traverse notre esprit et notre corps quand résonne cette oeuvre unique demeure très mystérieux et ambivalent. Tout et son contraire s’y trouve condensé : la puissance vitale et la mélancolie, l’empathie et l’émerveillement face à un amour pur et la rage face à ses détracteurs, une adhésion presque physique enfin, par-delà les mots, à une musique tout simplement sublime. Avec les belles chansons, comme avec les beaux livres selon Proust, même les contresens sont beaux.
5. « L’instant présent » (Album Non, je n’ai rien oublié, 1971)
Après les pertes et fracas de la tragédie, on repart dans la légèreté. Des riffs de violons très rock nous emmènent du côté des Troggs et de leur fabuleux « Anyway that you mant me ». Des lignes mélodiques prolifèrent et caracolent dans tous les sens – mais surtout dans les parages enjoués de « Si tu m’emportes » et « Au nom de la jeunesse ». Un clavecin, un violon, des flutiaux et tout un jeu délicieux d’accélérations et de ralentissements viennent mimer le propos de la chanson – car « L’instant présent » est, comme son nom l’indique, le second volet d’une trilogie ouverte avec « Non je n’ai rien oublié » : après le retour « aux sources du passé », voici maintenant une méditation en bonne et due forme sur le thème du temps, et plus précisément du temps présent.
La chanson appartient en effet à la catégorie casse-gueule des « chansons philosophiques », dont le héros n’est pas une personne de chair et de sang mais un concept – ici le temps et ses modes de présence fuyants, possiblement angoissants mais aussi grisants :
« L’instant présent est impalpable, il est léger insaisissable, suspendu dans l’air et le temps, il ne dispose simplement que d’un très court moment sur terre, l’instant présent a des œillères ».
Une chanson, donc, qui ne raconte pas une histoire singulière mais expose une théorie générale :
« L’instant présent est si fragile, qu’il ne peut rester immobile, sans une plainte, sans un cri, à peine arrivé qu’il s’enfuit, avant que d’entrer dans l’histoire, l’instant présent n’a pas de gloire ».
« L’instant présent n’a pas de trêve, à peine arriver qu’il s’achève, il est sauvage, il est craintif, il est sans force, il est captif de la seconde qui va naître, l’instant présent doit disparaître »
Une chanson, enfin, qui n’adresse aucune demande concrète – « aime moi », « ne me quitte pas », ce genre de choses – mais énonce, comme le faisait aussi « Il faut savoir », un impératif éthique sur la bonne manière de faire :
« L’instant présent est notre chance, l’instant présent ne se repose… pas en chemin, il se propose, pour le saisir il faut vouloir, tu vois il est déjà trop tard, prends le prochain il passe ensuite, l’instant présent disparaît vite ».
Le présent en somme s’absente au moment même où il se présente – ou comme dit Saint Augustin, « le présent, pour être du temps, ne devient tel qu’en passant au passé », « sa raison d’être est de cesser d’être ».
On pense aussi à l’invitation faite par les Anciens de « saisir par les cheveux » le fameux « kairos », ce « moment opportun » aussi fugitif que décisif, sauf que notre expert en contacts et délicatesses introduit une perspective moins classique mais tout à fait passionnante : cet instant est aussi « fragile » et « craintif », « sans force » et « captif ». Il n’est pas un fauve agile et difficile à capturer, mais plutôt un oisillon blessé, toujours en manque d’autre chose, qu’il faut saisir avec tact et dont il faut prendre soin :
« L’instant présent il faut le prendre avec des gestes et des mots tendres, lui faire un futur, un passé, et lui bâtir une existence, dans nos cœurs et dans nos pensées, l’instant présent est notre chance ».
L’autre belle idée de la chanson est sa conception pour ainsi dire démocratique du temps : l’instant présent est « sans gloire ». Il n’y a pas un kairos unique, ou surgissant sporadiquement, voire exceptionnellement, dans un flux de moments anodins et sans intérêt. Il y a au contraire une multitude de moments ordinaires et néanmoins décisifs, qui sont précieux du simple fait qu’ils sont uniques et ne repasseront plus, mais qui le sont ni plus ni moins que les autres instants, et qui ne doivent donc pas étouffer leur droit égal à l’existence et à la considération :
« Il ne peut durant ce passage que mener une vie très sage, car déjà près de lui se tient le suivant qu’en fera ni moins… ni davantage ! ».
Ce qui est appréciable enfin dans cette vision du temps, c’est qu’aucun dépassement artificiel et ampoulé n’est proposé. L’incomplétude du moment présent n’est pas surmontée, et elle n’est pas non plus montée en épingle ou cuisinée en pessimisme aristocratique à la française. Elle est simplement dite, célébrée ni plus ni moins qu’elle ne doit l’être, et articulée à un hédonisme de bricoleur ou de chiffonnier, ou d’exilé, qui sait devoir faire avec ce qu’il peut prendre, prendre ce qu’il peut emporter, et tout ré-assembler ailleurs, là où il peut. Non pas une impossible extension indéfinie du bon moment dans la durée, ni une stoïque et héroïque indifférence face à cette impossibilité, mais un « Gai Savoir », un art ou un artisanat de la collecte et du recyclage, du collage et du montage des moments collectés :
« Pour notre amour sans fausse honte, si nous sommes sincères et prompts, en les alignant bout à bout nous pourrons en avoir beaucoup, à notre compte »
L’impossible reconquête du temps perdu laisse en somme la place à un autre mode d’appropriation, plus modeste, plus simple, qui est aussi un bonheur de cinéaste, de danseur ou de musicien, et enfin d’orfèvre de l’amour :
« L’instant présent peut être nôtre, si nous l’enchaînons avec d’autres, viens tandis que je le saisis, écoute les mots que je dis, je ne les dirai plus de même, l’instant présent est un problème, mais si tu m’aimes et si je t’aime, l’instant présent de nos vingt ans… durera longtemps ! ».
Le sermon philosophique retrouve donc in extremis, sur sa fin, la singularité d’une histoire particulière entre un « toi » et un « moi » de chair et de sang – comme c’était déjà le cas dans « Il faut savoir ». Et la magie de l’amour, qui rend durable ce qui par nature ne l’est pas, vient s’imprimer dans une matière musicale qui tout à coup s’intensifie, se sonorise et s’orientalise. Nous redescendons du ciel des idées vers notre vie terrestre, avec tout ce qu’elle promet de plaisirs immédiats. Cette redescente est profondément jouissive, et en même temps elle n’invalide pas le message ex cathedra qui vient d’être délivré. La leçon a été entendue, et bien entendue. Elle est éloquente, convaincante, percutante, et nous n’avons qu’une seule envie : à notre tour la réciter ou la chantonner, l’appliquer, la vivre.
6. « J’ai vécu » (Album Non, je n’ai rien oublié, 1971)
Suite et fin de la trilogie du temps : après le passé qui fait retour (« Non je n’ai rien oublié »), et après la leçon philosophique sur « L’instant présent », nous voici embarqués dans un drôle de futur : un « futur antérieur », ou plutôt un « passé postérieur », puisque le chanteur anticipe son entrée dans le Royaume des morts, et ce moment fatidique où, pour plaider sa cause devant Dieu, il lui faudra se remémorer un passé qui contiendra alors le présent de l’écriture de la chanson, mais aussi toutes les années qui auront suivi :
« Quand je prendrai solitaire l’aller simple sans retour, que tout homme de la terre prend un jour, pour aller voir Dieu le père et lui conter mes vertus, je lui dirai sans manières : j’ai vécu ».
« J’ai vécu » est en fait le pur et simple prolongement éthique de l’ontologie de « L’instant présent » qui la précède. La profession de foi d’un grand boulimique qui se consacre de toutes ses forces à l’ici et maintenant, et qui aime tellement cet ici et ce maintenant qu’il en programme l’éternel retour pour toute sa vie future, jusqu’à la fin de ses jours :
« J’ai vécu la vie d’un être, pétri de chair et de sang, j’ai vécu chaque seconde de mon temps, j’ai vécu pour tout connaître de ce qui m’était offert, sans souci d’aller au ciel ou en enfer, pensant que je n’avais rien de mieux à faire ».
« J’ai vécu » est en somme la confession à la fois pudique et orgueilleuse d’un coquin croyant mais pas dévot, qui se sait coquin, menant « la vie d’artiste, pas de saint » :
« J’ai vécu la vie d’un être qui n’aspirait qu’au bonheur, j’ai vécu jusqu’à m’en déchirer le cœur, j’ai vécu mon Dieu peut-être sans penser à mon Salut, mais sur Terre on m’avait affirmé que tu… laissais venir à toi les brebis perdues ! »
Derrière, la fanfare fanfaronne. Les cymbales mènent le bal, la basse tabasse, et c’est sur un rythme trépidant qu’est chantée cette apologie de la vie trépidante :
« J’ai vécu le feu dans l’âme pour les filles au cœur chaud, j’ai vécu le désir planté dans la peau, j’ai vécu au nom des femmes, pour l’amour et ses envies, croyant par moment toucher le paradis, en brûlant mes jours et consumant mes nuits, j’ai vécu… ma vie ! ».
L’hédonisme boulimique, le « carpe diem », la rage de vivre, la dalle insatiable de celui qui a connu les vaches maigres et l’humiliation, tout cela n’est pas nouveau dans l’œuvre d’Aznavour. C’est même ce registre qui a constitué sa marque de fabrique dès les années cinquante. Mais rarement cette philosophie n’a été professée d’une manière aussi sonnante et trébuchante. Et finalement contagieuse.
7. « À ma femme » (Album Idiote je t’aime, 1972)
Un autre retour vers le futur, mais dans une tout autre tonalité. Sans doute la plus mélancolique de toutes ses chansons. Je l’ai écoutée et adorée de très longue date, une fois encore sans prêter attention au sens précis du texte, emporté simplement par des bribes de mots d’amour inquiets, fiévreux, tourmentés, sans mesurer de quoi il était explicitement, crûment, tragiquement question :
« Quand le soc de roc de saisons sur nos visages et sur nos fronts aura creusé de lourds sillons… de rides, quand nos enfants ayant grandi auront abandonné le nid, laissant nos cœurs affaiblis… le vide, quand nos gestes seront plus lents, que nous verrons passer le temps, avec un air étrangement… lucide, quand nous n’aurons plus d’avenir, nous remuerons des souvenirs, terre qui ne peut devenir… aride ».
Le registre est donc plus intimiste, plus concret aussi, et – donc – plus poignant. Ce n’est plus la vie en général qui est soumise à l’épreuve du temps, mais la vie amoureuse, et elle seule. Et le jour de la mort n’est plus une abstraction ni une simple médiation, destinée avant tout à parler d’autre chose, et même de son contraire : toute la vie qui le précède. Il est le sujet même de la chanson. Qui est donc un remake de « Si je n’avais plus », mais en plus réaliste, et en plus physique. L’âge a marqué et démoli les corps, les yeux ne voient plus, la parole peine à sortir, il ne reste plus qu’une main qui cherche une autre main :
« Quand enfin ma vie parcourue, prêt à entrer dans l’inconnu, je te regarderai perdue… et blême, quand dans ton regard je verrai, que sans notre amour désormais, tes jours ne seront plus jamais… les mêmes, quand mes yeux ne verront plus rien, que ma main cherchera ta main, à l’heure où parler sera un… problème, après avoir accepté Dieu, juste avant de fermer les yeux, encore une fois si je peux, je te dirai comme un adieu : je t’aime ».
Tout est sublime et singulier dans cette chanson : le texte et son rythme si spécial, les envolées et les temps d’arrêt, le mélange de naturalisme, de pointillisme et de décollages métaphoriques extrêmement justes et inspirants – comme cette référence au « souvenir », évoqué comme une « Terre qui ne peut devenir aride ». Et enfin, donnant à l’ensemble toute son amplitude, la ligne mélodique signée Aznavour et la Symphonie mélancolique édifiée par Christian Gaubert dans la droite ligne de « La lumière » et de « Comme une maladie ». Une rythmique implacable, métronomique, et cet enchainement de leitmotivs de violons, de piano, d’orgue ou de clarinette qui sont la marque des « années Gaubert », avant l’arrivée en apothéose des chœurs féminins. Il faut d’innombrables écoutes pour s’extraire de ce véritable monde musical, d’une beauté à couper le souffle, se concentrer enfin sur les paroles et découvrir une oeuvre sans pareille dans le répertoire français – un sujet pas vraiment « classique », pas vraiment « facile », et un « traitement » tout simplement unique, qui remue le ventre, glace le sang et tire les larmes.
8. « Les plaisirs démodés » (Album Idiote je t’aime, 1972)
Et maintenant, Aznavour entertainer ! Après le choc émotionnel frontal, une chanson feel-good, pour souffler, comme le Charles en a le secret, de « For me formidable » à « Mes emmerdes ». Composée par Garvarentz, orchestrée toujours par Gaubert, elle nous emmène en voyage, mais un voyage tranquille, reposant, presque une croisière.
Un voyage spatial d’abord : du centre névralgique de « la boîte à la mode » à sa périphérie, voire ses recoins. Des « lueurs psychédéliques » à la « pénombre propice aux amoureux », en passant – géniale métaphore ! – par « la fumée à couper au couteau ».
Un voyage temporel ensuite : de l’immersion totale dans le présent effervescent à la remémoration d’un passé révolu, puis de ce passé à un autre présent, remanié et régénéré par ce passé recyclé, réinvesti, remis « à la mode ».
Un voyage sensoriel, également : de l’extase dionysiaque, dans la lumière, le bruit et la fureur, à la sérénité olympienne d’Apollon et Aphrodite.
Un voyage social, du même coup : des bacchanales de l’ère psychédélique, où l’on « sacrifie » non pas à des rites, mais « à des rythmes barbares », de cette « cohue » festive où le moi s’oublie tout en oubliant également l’autre, et où le groupe en fusion exclut tout être-à-deux (« l’un à l’autre étrangers bien que dansant ensemble »), aux douceurs du face-à-face, de la proximité et du contact, « joue contre joue », « ton cœur contre mon cœur », et plus puisque affinités :
« Je veux sentir mon corps par ton corps épousé ».
Un voyage musical, enfin : du « bruit familier de la boîte à la mode », avec ses « rythmes fous », aux langueurs de la danse de salon, et aux « glissades » qu’elles rendent possibles :
« Glissons les yeux mi-clos jusqu’au bout de la nuit ».
Si l’on respire, si l’on se détend, si l’on sourit – et fredonne, et gigote – à l’écoute de cette chanson, c’est qu’elle nous dépayse. Elle nous sort du mode et du monde aznavourien le plus canonique, secoué et saturé – et constitué même – de violentes bourrasques passionnelles et musicales, déclamées et écoutées au pur premier degré, pour nous conduire sur une terre un peu plus ferme et distanciée, où l’on peut goûter aux joies plus tranquilles du clin d’oeil, du pastiche, de la dérision et de l’autodérision (« C’est là qu’on s’est connus parmi ceux de notre âge, toi vêtue en Indienne et moi en col Mao »). La musique elle-même se fait ludique et parodique : aux couplets psyché-rock plus survoltés que nature, ponctués par un riff tonitruant, sorte de « Satisfaction » bis, succède un refrain « crooné » au ralenti, dont la tonalité rétro est, disons, surlignée ! Mais attention : si l’artiste s’amuse – s’éclate même – dans chacun de ces registres hyper-codés, il ne prend rien de haut. Il est même remarquable – et réjouissant – que la chanson s’abstient de trancher, à la fin des fins, entre la fureur dionysiaque des « boites à la mode » et l’apaisement apollinien des « plaisirs démodés ». Même si ces derniers sont clairement désignés comme l’inégalable point de chute auquel on ne doit pas oublier de revenir, le joyeux chaos qui les précède apparaît comme un passage quasi-obligé, et tout dans le texte et (plus encore) la musique et (plus encore !) le chœur de furies et (plus que tout !) le chant déjanté d’Aznavour transpire la fascination, l’excitation et la jubilation. Pam-pam, pa-da-dam !
9. « On se réveillera » (Album Idiote je t’aime, 1972)
Ils ne sont pas nombreux ceux qui savent chanter les débuts aussi bien voire mieux que les fins. Il y a Daho – de « Saint Lunaire Dimanche matin » à « L’Invitation », en passant par « Saudade », « Un homme à la mer », « Ouverture ». Et il y a Aznavour, singulièrement en ces « années Ulla ». Nous voici en l’occurrence face à une nouvelle berceuse érotique, célébrant les premières nuits d’amour, ou plutôt les premiers « lendemains ». Quelque part donc entre « Alors je dérive » et « « Après l’amour », mais en plus romantique. Conviés à revivre en musique la plénitude, la béatitude, une forme de bien-être physique et mental pur, et cet esprit d’enfance paradoxalement retrouvé au cœur ou au lendemain des ébats d’adultes :
« On se réveillera, encore tout étourdis, de ne former qu’un être, on se réveillera, comme des enfants qui viennent juste de naître, on se réveillera ».
Comme dans « La lumière » ou « Comme des roses », avec la même douce gravité dans le chant, et le même déluge symphonique derrière, la même profusion, les mêmes chatoiements, se dit la transfiguration des âmes, des corps et des mondes, intérieurs et extérieurs, par l’extase amoureuse :
« On se réveillera par un matin plus clair, sous un soleil plus chaud, pour une vie nouvelle, on se réveillera »
« On se réveillera, et nos yeux s’ouvriront sur un monde plus beau, et des pensées plus belles, on se réveillera ».
Avec toujours ce sens du détail bien vu – et peu chanté jusque-là – sur les mille-et-unes micro-pensées singulières qui traversent en ces occasions l’esprit des amants. En particulier, une fois encore, pour tout ce qui touche au temps :
« On se réveillera, nus, de notre passé, pur des années gâchées avant de se connaître ».
La musique est à la hauteur du sujet. Composée par Garvarentz, mais à la manière de Michel Legrand ! Et l’on se prend du coup à rêver à ce monde parallèle qu’aurait illuminé, en 72 ou 73 – je veux dire : en ces années d’hyper-lyrisme et d’hyper-puissance vocale et orchestrale – un somptueux « Aznavour chante Legrand » de dix titres, parmi lesquels bien entendu auraient figuré « Les Moulins de mon cœur », mais aussi « La chanson », « L’Été 42 », « La valse des lilas », le méconnu « Dans ses yeux » et pourquoi pas « Le Cinéma », dans la lignée « mélan-comique » des « Plaisirs démodés ». Avec Gaubert aux manettes, cela va sans dire, qui nous aurait comme ici emporté du côté de chez Sinatra dernière période – du côté donc de Gordon Jenkins, Don Costa et Quincy Jones. Comme ici, les noces polygames de la flûte et des violons, et de la voix grave, puissante, solennelle et néanmoins apaisée, adoucie, auraient enfanté une plénitude musicale exprimant, le plus adéquatement qu’il est possible, la plénitude vitale et existentielle : l’amour accompli, le bonheur atteint, cet état extatique d’abandon et d’épuisement béat, de vide quasi-ataraxique, que ne vient agiter, subliminalement, en sourdine, que la montée en puissance et les magnifiques roulements d’une batterie qui fait un peu plus que mimer les battements accélérés d’un cœur mis à l’épreuve. Car ce que cet emballement figure, en notes, en harmonies, en BPM, est ni plus ni moins que l’élan de l’Éternel Retour – le réveil des âmes et des corps à ce point vidés, purifiés, régénérés par une expérience à ce point adéquate, qu’ils sont comme dit la chanson, la première sur le sujet, celle qui lança l’artiste, « prêts à recommencer » :
« On se réveillera, avec un coeur tout neuf et sans regret aucun, tous deux main dans la main, on se réveillera, demain ! ».
On peut entendre, dans ce « demain » final, un malicieux clin d’œil qui nous ramène in situ, dans un moment concret, singulier, physique : on se réveillera, mais maintenant dormons ! Mais on entend aussi, dans cette malice même, ce que ces cent soixante-cinq secondes d’une intensité rare ne cessent jamais d’être : le plus saisissant, prenant et galvanisant des hymnes à la vie.
10. « Me voilà seul » (1972)
Encore un remake, ou plutôt une variation. Sur le thème cette fois-ci de l’amour perdu, sur fond de torch song intimiste à la Sinatra (une splendide composition de Garvarentz), de trompette bluesy et de piano électrique – le fameux Fender Rhodes, on dirait – avant que tout explose au refrain : les tambours et les violons, la Gaubert Touch en somme ! Quant aux milles nuances du chant aznavourien, elles défient l’analyse et même la description.
L’argument est simple : j’ai fait le con, j’ai tout perdu. On n’en saura pas tellement plus sur les tenants et les aboutissants, la question n’est pas là. On ne dépassera jamais, et c’est toute la force de la chanson, la perspective au ras du bitume mouillé – avec reflets de la lune narquoise – du loser qui se sent « tout bête et tout penaud », et qui tantôt gémit (dans les couplets) tantôt claironne (au refrain) son malheur, sa stupeur et son désarroi, en un va-et-vient à la fois pathétique et comique – et franchement bien croqué – entre auto-accusation et auto-complaisance, aveux complets et plaidoyer pro-domo, du côté donc de « J’ai bu », « Au creux de mon épaule » et « Tu te laisses aller » :
« Me voilà seul, c’était écrit, je n’étais pas facile à vivre »
« Me voilà seul, je l’ai cherché, avec mon fichu caractère »
« Me voilà seul, bien fait pour moi, le bonheur au fond ça s’mérite »
« Me voilà seul, j’ai tout fait pour, aussi je ne crois pas qu’elle revienne »
« Les femmes ça ne nous comprend pas, J’buvais un peu, oh pas des tas, mais même un peu elle aimait pas, puis j’avais tous mes vieux copains, c’est vrai ils sont pas toujours fins, fins, fins, mes copains, mais j’les voyais, elle n’y tenait pas ».
Jusqu’à cette touchante ébauche de semblant de synthèse au refrain, qui fait sourire autant qu’elle émeut :
« J’ai des défauts, qui n’en a pas ? Changer c’est pas toujours facile, on se conduit comme un imbécile, on s’croit très fort et puis voilà… »
Il y a du génie dans ces juxtapositions, ce balancier sans dialectique, et pour finir ce « voilà » qui interrompt – presque en aposiopèse – un flux de parole rhapsodique, titubante, circulaire, incapable de mener quelque part mais pas davantage capable de s’arrêter. Ce « voilà » qu’on connaît tous, mais qu’on entend peu dans les chansons, dit mieux que tout autre mot la confusion mentale, l’hébétude, le coup d’arrêt que provoque dans la pensée la perte de l’être cher. L’heure n’est pas à l’analyse intelligente ni à l’examen de conscience équitable, mais à l’encaissement du choc, à la parole cathartique, sans égards pour les exigences de la logique ou celles de la décence. Tout et son contraire peut et doit être dit, à charge et à décharge, l’heure viendra assez tôt d’articuler le tout et d’y mettre de la cohérence. On parle souvent pour Aznavour d’écriture « filmique », de chansons à « personnages », celle-là en fait assurément partie. Ce n’est pas la vérité de la rupture, du deuil ou de la mélancolie qui s’y trouve « bien exprimée », mais celle des états de corps, d’âme et de langue que produit la situation de rupture. Comme la rancœur et l’espérance alcoolisée dans « Tu te laisses aller », comme l’ivresse amoureuse et l’orgasme dans « Isabelle », c’est de l’intérieur que nous vivons ici la perte et la sidération. Appelons ça, finalement, la chanson phénoménologique.
Et c’est sur un ultime et saisissant « me voilà seul », a capella, suivi d’une coda à couper le souffle, trois notes de piano qui déchirent le silence, un vrai piano cette fois, et enfin un accord magique, dissonant juste ce qu’il faut, que s’achève le plus grand album d’Aznavour de tous les temps. Un album qui contient aussi un pétaradant « Idiote je t’aime » inspiré par le « Plaine ô ma plaine » de l’Armée Rouge, un « Je t’aime » tout court feel-good et même assez rigolo, un beau tango intitulé « L’indifférence », et enfin deux ultimes merveilles dont nous parlerons le mois prochain !


