Nous voici donc revenues à la case “ départ ”. Il y a quelque chose d’effrayant à prendre à bras le corps la question du partage des tâches. D’abord parce que l’on ne sait pas par où commencer, comment saisir cette inégalité glissante qui appartient au domaine du “ privé ” et à propos de laquelle on ne peut pas légiférer – ou le pourrait-on si on le voulait ? La tâche est-elle plus facile quand, comme moi, on en fait en théorie sinon la base au moins l’un des éléments fondateurs du système patriarcal ? Au contraire elle n’en devient que plus ardue ; car un système, par définition, est un tout dans lequel chaque élément isolé par l’analyse est, dans la réalité, si intriqué avec les autres qu’il est quasiment impossible de démêler la bobine, et pour commencer, de saisir un fil qui permettrait de dérouler tout l’écheveau. Plus on étudie un phénomène, et plus on en saisit le caractère complexe, moins, d’une façon qui n’est qu’apparemment paradoxale, on se sent en mesure de dire quelles seraient les actions susceptibles d’y mettre fin.
C’est donc avec une grande ambivalence que j’aborde l’entreprise de repérer quelques pistes. L’idée même qu’il puisse y avoir un chemin pour commencer à entrer dans la grosse boule ronde et fermée qu’est un système me semble naïve. Et pourtant le devoir existe, de trouver quelque entaille dans la roche, quelque prise pour monter à l’assaut de la citadelle qu’est le patriarcat, et mieux vaut courir le risque de se tromper en agissant que celui d’avoir raison dans le silence, car comme le disait ma mère “ il n’y a que ceux qui ne font rien qui ne se trompent jamais ”.
Les hommes, en tant que groupe extorquent du temps, de l’argent et du travail aux femmes, grâce à de multiples mécanismes, et c’est dans cette mesure qu’ils constituent une classe. La situation actuelle des femmes dans tous les pays occidentaux est que la majorité d’entre elles cohabitent avec un homme – avec un membre de la classe antagoniste – et c’est dans cette cohabitation qu’une grande partie de l’exploitation patriarcale est réalisée ; pas toute, car les femmes non-cohabitantes sont exploitées aussi. Les femmes co-habitantes ne vivent en général pas leur situation en termes d’exploitation - en termes de système – mais elles voient que les hommes leur doivent du temps et de l’argent ; elles voudraient récupérer cette dette. On a vu qu’elles ne parviennent pas à le faire individuellement, dans le cadre des “négociations de couple” tant vantées par certaines auteures. Réclamer sa dette n’est pas possible dans le cadre du couple. Il faut remarquer que cela semble impossible aussi au niveau militant : autant il est possible au mouvement féministe de dire que les femmes sont opprimées, autant il se refuse à dire que les hommes jouissent de privilèges, par définition indus, et qu’il faut les en dépouiller. Les solutions proposées consistent généralement à essayer de trouver un tiers payant qui va égaliser la situation des deux groupes par le haut, de façon à ce que le changement soit bénéfique aux femmes, sans être préjudiciable aux hommes. Or, comme on le voit dans la discussion actuelle sur les retraites, c’est impossible : si on ne veut pas que les salariées paient, alors le patronat doit payer, et vice-versa.
Le mouvement féministe doit enfin avoir l’audace de dire que les hommes ont trop, en tous les cas plus que leur part
Mais est-il possible de défaire le résultat ultime d’un système sans s’en prendre aux bases du système ? Peut-on s’attaquer seulement aux résultats tels qu’ils sont subis et perçus : à la dette des hommes ? C’est une question plus générale, tant en politique qu’en médecine, et finalement dans toutes les situations que l’on souhaite modifier sans pour autant pouvoir s’attaquer à leur étiologie. On ne peut résoudre ici cette question qui est finalement plus philosophique que politique. On peut en revanche essayer de supprimer certains éléments qui soutiennent le système, sans être capable de prédire quel effet cela aura. Mais lesquels ?
La négociation ne marche pas ; les femmes partagent avec les hommes la notion que le temps des hommes est plus précieux, rapporte plus de valeur que le temps des femmes. L’expérience quotidienne les conforte là-dedans, car elles peuvent voir que pour le même temps de travail, leur compagnon est plus payé qu’elles. Enfin, le travail ménager n’est pas vu comme un vrai travail, mais comme quelque chose qui est sans valeur ; il est vu comme quelque chose qui fait partie de la nature des femmes ; qui fait partie de leurs obligations, parce que car cela fait partie d’être une femme. Et être une femme, c’est bien le moins qu’on puisse exiger d’une femme. Ainsi, là où s’exerce l’extorsion du travail domestique, dans des rapports interindividuels, la situation est pour le moment bloquée.
Le système-frère, l’autre pilier de l’exploitation économique des femmes, le marché du travail, étroitement lié au système proprement domestique, démontre la même capacité d’inertie. Il est frappant de comparer les statistiques d’un pays européen à l’autre. Quelles que soient les lois anti-discriminatoires, et même là où elles existent – ce qui n’est pas le cas de la France, qui a des textes, mais pas de pénalités pour leur violation – les différences de salaires sont les mêmes, et restent constantes sur la moyenne et même la longue durée (Silvera, 1996). Des changements sur le marché du travail, et la récupération par les femmes des postes et des salaires qui leur sont volés bouleverseraient la situation domestique… s’ils avaient lieu, et si on savait comment les provoquer. Mais pour l’instant, cette voie-là aussi semble fermée. Puisque l’entrée par les négociations individuelles, comme celle par le marché, donne de si piètres résultats, il est peut-être temps de se tourner vers les adjuvants institutionnels, et en particulier étatiques du “ non-partage des tâches ”, euphémisme qui désigne l’exploitation du travail domestique des femmes.
Eliminons d’abord la demande irréaliste – fondée sur une analyse fausse – selon laquelle il faudrait réduire le temps de travail des hommes. Cette demande continue d’être faite, et c’est un argument qui a été utilisé en France par certains groupes militants, comme les syndicats ou les associations de chômeurs, pour justifier de façon “ féministe ” la réduction du temps de travail (les “ 35 heures ”). On a vu que les hommes ne manquent pas de temps, certainement pas plus que les femmes ; faire cette demande, c’est sous-entendre que les femmes, elles, peuvent travailler 80 heures par semaine (c’est la moyenne actuelle réelle), mais que les hommes ne sauraient travailler 60 heures (ce qui serait la moyenne des hommes et des femmes si les hommes faisaient leur part). Cet argument incorpore de façon non-dite un désir de garder les privilèges masculins et ressemble furieusement à l’argument patronal selon lequel il faut que les profits soient multipliés par deux avant que les salaires ne soit multipliés par 1,3 : “ Je te donnerai cinq sous quand moi j’aurai 10 francs ”.
Et puis, jusqu’où faudrait-il, en l’état actuel des choses, réduire le temps de travail des hommes ? Il faudrait le réduire à rien. Car ce n’est que quand les hommes sont chômeurs qu’ils font leur moitié du travail ménager (Cécile Brousse (2000 : 94) indique que la part quotidienne des chômeurs se monte à deux heures et demie de plus que celle des actifs occupés). Ce qui est en cause réellement ce n’est pas le temps de travail des hommes, mais leur temps libre : et cela personne ne veut y toucher. On atteint les limites de la combativité des femmes et même des féministes. Mais si les femmes veulent travailler moins, il faudra bien que les hommes travaillent plus à la maison – et ceci, quelque soit le temps de travail salarié.
Que reste-t-il dans la liste des facteurs qui déterminent ce qu’on appelle le non-partage des tâches domestiques, sur quoi peut-on agir ? Il reste ce qui est du domaine des politiques publiques, ce qui est le plus sensible à l’action politique. Donc trois grands domaines : le système de protection sociale (assurance-maladie et retraite), le système de fiscalité, et l’ensemble des prestations sociales, qui doivent être analysés et corrigés du point de vue de leur rôle dans le maintien du patriarcat.
Pour l’instant, l’Etat paie une partie de la dette des hommes. En effet l’Etat ne diminue pas la charge de travail ménager des femmes, ni leur charge financière. Il rend possible le travail payé des femmes en remplaçant une partie du travail et de l’argent que les hommes devraient contribuer aux ménages. Il permet une mesure d’indépendance économique aux femmes, mesure relative mais d’une importance sur laquelle on ne saurait trop insister. Cependant en faisant en sorte la part des hommes, il libère le temps de ceux-ci : pour le travail payé, pour les loisirs, la créativité et la télévision. Il améliore aussi leur niveau de vie, leur permet d’avoir deux familles consécutives, de faire de nouveaux enfants lorsqu’ils se remarient.
On peut se demander si proposer plus d’équipements, plus d’allocations, ce n’est pas donc aussi proposer que les hommes soient encore plus déresponsabilisés, encore plus subventionnés. D’un autre côté, les aides de l’Etat rendent possible pour certaines femmes, même si elles sont aujourd’hui peu nombreuses, de ne pas dépendre d’un homme pour élever un ou des enfants. Comment alors faire en sorte que les hommes assument également leur part, tout en n’imposant à personne la cohabitation, qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle ?
Pour les couples déjà cohabitants, une nouvelle règle pourrait s’énoncer ainsi : si les hommes ne veulent pas faire leur part du travail ménager, alors il faut qu’ils la paient, au lieu que ce soit le reste de la société qui la paie.
On a vu que les femmes ont en grande partie des droits dérivés à la santé et à la retraite. Mais la façon habituelle de poser la question des droits propres des femmes ne touche pas à la racine du problème, qui est l’exploitation patriarcale, et propose des solutions, via des droits universels, qui ne font pas payer les bénéficiaires, les hommes. Ces “ solutions ” d’une part ne modifient en rien les facteurs structurels grâce auxquels les hommes sont dans la situation de bénéficier du travail gratuit des femmes, et de l’autre maintiennent ou aggravent la charge de la collectivité. Et la collectivité a l’impression de consentir ces sacrifices pour “ arranger les femmes ”, et le leur fait payer.
Ce qui pourrait faire l’objet d’une revendication, non pas à la place, mais en complément d’un système de protection sociale reposant sur l’universalité des droits, c’est la suppression de tous les avantages des hommes qui ont une femme au foyer :
– les avantages salariaux : les hommes mariés sont plus payés toutes choses égales que les hommes célibataires.
– les avantages sociaux : le statut d’ayant droit des épouses qui permet aux hommes mariés, pour le prix d’une seule cotisation, d’obtenir deux couvertures sociales. Il serait nécessaire que les hommes mariés dont la femme ne travaille pas paient deux cotisations d’assurance-maladie et de retraite.
De plus, il serait normal que ces femmes soient salariées de leur mari, comme c’est le cas en Allemagne pour les femmes de travailleurs indépendants, dont 90% sont salariées par leur mari, et ont donc toutes les protections du salariat : non seulement le salaire, mais la protection sociale complète, maladie et vieillesse. Ceci est vital pour les femmes d’indépendants et d’agriculteurs, qui sont plongées dans la misère quand leur mari meurt ou divorce, et devrait être étendu à tous les pays d’Europe. Mais il n’y a aucune raison de distinguer entre ces femmes qui aident leur mari dans sa profession, et celles dont le mari consomme toute la production au lieu d’en vendre une partie : ce sont toutes les femmes “ inactives ” qui devraient être salariées par leur mari ou concubin. Pour l’instant, non seulement les hommes ne paient pas le travail de leur femme, qu’ils l’utilisent comme travail ménager ou comme travail professionnel, mais l’Etat leur paie une bonne partie du coût d’entretien de cette femme. L’obligation de salarier une épouse “ inactive ” doit évidemment être associée à l’éradication de l’aide de l’Etat. Sans cette aide, la plupart des maris ne pourront salarier leur femme. Ceci ne garantira pas qu’ils fassent leur part du travail ménager, mais garantira que, s’ils ne peuvent salarier leur femme, ils ne puissent pas la “ garder à la maison ”. Les femmes aujourd’hui réputées inactives (qu’elles soient femmes-au-foyer à plein temps ou aides de leur mari) seront de toute façon salariées, par leur mari ou par un autre employeur, et pourront jouir d’une mesure d’indépendance financière. Le droit au travail (entendre “ à l’emploi rémunéré ”) garanti par la Constitution française deviendrait enfin une réalité.
– les avantages fiscaux : on a vu que la société versait jusqu’à 50000 F par an en 1985 – l’équivalent d’un salaire – aux hommes dont la femme ne travaillait pas, grâce au système du quotient conjugal. Cette subvention est une “ désincitation ” à travailler pour les femmes et donc une incitation à demeurer dans la dépendance. Il serait souhaitable au contraire d’accorder un dégrèvement fiscal aux couples où les deux ont un emploi.
Il faudrait aussi repenser les allocations et les services collectifs existants : le travail de qui remplacent-ils ? A qui servent-ils ? Qui devrait faire ce travail ? Qui devrait le payer ? Quand un service ou une prestation remplace soit en nature soit en argent la part des hommes, alors ce service ou cette prestation n’est pas au bénéfice des femmes, pour qui c’est un jeu à somme nulle. En revanche, la société subventionne les loisirs des hommes, mais aussi leur disponibilité pour le travail payé. Les femmes paient donc doublement, sinon triplement ces prestations et services : elles paient la part non-subventionnée (des crèches par exemple), elles paient en travail ménager, et elles paient en discrimination sur le marché du travail. On en sait assez aujourd’hui sur la répartition des tâches domestiques dans les familles de toutes sortes : on sait ce que font les femmes, on sait aussi ce que les hommes ne font pas, bref, on en sait assez pour pouvoir mettre en place un système par lequel les hommes qui ne feront pas leur part seront pénalisés financièrement.
Dans un moment où non seulement “ l’ascenseur social ” est en panne, singulièrement en ce qui concerne les rapports patriarcaux, et où la situation économique des femmes sur le marché du travail se dégrade en conséquence du néo-libéralisme, et de l’effet de retour de bâton antiféministe plus général dans tous les domaines, il ne s’agit ici que de quelques suggestions pour relancer des actions revendicatives. Il me semble important de reprendre l’initiative au moins dans certains domaines quand dans beaucoup, qu’il s’agisse des violences ou du marché du travail, les quelques acquis de trente ans de lutte féministe sont remis en cause, parfois férocement, et que les forces féministes de terrain n’arrivent pas toujours à empêcher des défaites graves, tout en subissant la démoralisation qui découle du fait d’être sur la défensive.