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Comment peut-on être Français ?

Réflexions sur la construction de l’ennemi intime

par Hassina Mechaï
6 novembre 2012

La France a peur… Elle a peur de chaque musulman, voleur de pains au chocolat ou cellule salafiste dormante à lui tout seul. Elle a peur de ses banlieues mises au ban de la nation, elle a peur de sa jeunesse issue de l’immigration qu’elle n’en finit pas de laisser se désintégrer sous prétexte de mal-intégration… Bref, elle a peur de son ombre. Mais surtout elle a peur de sa part d’ombre…

Avec le rassemblement « salafiste » de la place de la Concorde, qui a réellement mêlé 3 pelés à 2 barbus, la prétendue colère de la rue arabe enflamme nos médias. Se profile alors la figure de l’homme arabe en colère, comparable à l’angry black man (ABL) américain, cet ABL-syndrome auquel est ramenée toute revendication d’un Noir aux Etats-Unis. Même une Michelle Obama a pu un temps être ramenée à ce statut de black angry woman quand ses positions publiques avaient été jugées trop radicales – et la politique de Barack Obama, toute faite de louvoiements et de compromis tièdes, pourrait d’ailleurs se comprendre par la peur de réveiller ce cliché vivace. La mémoire mal éteinte de l’esclavage, et la mauvaise conscience latente qui l’accompagne, la réalité d’une société faussement post-raciale qui ramène l’homme noir à un état constant de nerfs bruts (Fanon aurait dit « au biologique), entretient ce cliché.

Peaux blanches, masque noir

En France, avec la figure archétypale de Mohamed Merah, le chaînon manquant entre le prétendu djihadisme international et nos banlieues a enfin été trouvé. Géopolitique et politique interne se mêlent ainsi harmonieusement et le jeunedesbanlieuesissudelimmigration (à dire d’une traite, sans respirer) devient celui qui cristallise une colère religieuse, une colère sociale et une colère identitaire menaçante. Derrière cette figure imposée, c’est d’abord les réminiscences de tout un passé colonial mal digéré qui est en question.

Mais au-delà, une autre hypothèse peut être formulée. Car au fond, le reproche qui est fait à ces Français est un procès en mal intégration, en mésintégration. Curieux paradoxe puisque ces Français n’ont, d’une part, aucune raison de présenter un brevet d’intégration dans une société où la plupart sont nés et que, d’autre part, ils sont souvent beaucoup plus mêlés aux trames même de la société française que leurs parents, par exemple, à qui pourtant on ne faisait pas autant ce procès.

Et si finalement c’était leur trop bonne intégration, leur trop grande visibilité, leur affirmation et revendication à une vraie égalité républicaine qui créaient cette anxiété dans la société française ? Car globalement, les populations issues de l’immigration présentent une progression sociale intergénérationnelle, ont un taux de mariage exogamique et un comportement démographique qui traduisent une véritable acculturation. Or toute la question est de savoir si la société française est prête à cela ? Surtout quand le gouffre observé entre les réalités de la société française et les discours égalitaristes et républicanistes se creuse constamment. Et quand ces Français à part se mettent à réclamer une adéquation entre leur réalité et le principe d’égalité, on les taxe rapidement d’effronterie, d’agressivité voire de colère irrationnelle.

Dans Peaux noires, masques blancs, Frantz Fanon a tenté de démontrer comment le colonialisme « blanc » avait imposé aux Noirs une image dévalorisée et infériorisée d’eux-mêmes. Une hiérarchisation mélanique de l’humanité obligeait ainsi l’homme noir à s’aliéner et à copier au mépris de lui-même cet idéal de blancheur. En filant cette idée, on constate que plus les Français problématiques acquièrent les signes extérieurs de « francitude », plus leur est imposé le port d’un masque noir. Concrètement, plus ils sont présents, visibles et partie prenante de la société française, plus on les renvoie à une extranéité, une étrangeté, une incapacité : Peaux blanches, masque noir… Et les Asiatiques qui développent de véritables stratégies d’invisibilité et s’efforcent de vivre dans une autogestion communautaire silencieuse et non revendicatrice sont pourtant paradoxalement donnés comme des modèles d’intégration.

Stigmates du retournement et retournement du stigmate

Posons une autre hypothèse, un peu saugrenue mais qui parlera à certains. Et si La Banlieue (l’essence de la banlieue, telle qu’elle est fantasmée) était devenue la porte d’évacuation existentielle de la société française, qui y projette avec une constance touchante ses problèmes, ses dévoiements, ses faillites et ses failles. Latrine civilisationnelle, la banlieue est-elle le déversoir commode de ce que la société française peine à affronter en elle-même ? Des exemples ? Le débat qui a eu lieu un temps autour du sort des femmes en banlieue, avec son cortège de jupes interdites et de tournantes dans les caves, en voilà un bien symptomatique. Ce débat a permis d’évacuer tranquillement le fait que 10% de femmes sont victimes de violences conjugales, que des femmes meurent tous les trois jours sous les coups de leur conjoint. L’affaire DSK a aussi éclairé la placide misogynie, violence réelle et symbolique, faite aux femmes, dans toutes les strates de la société française. Mais une fois pour toute, il a été décidé que cela ne serait que le triste privilège des territoires perdus de la République.

Autre exemple : l’antisémitisme, supposé quasi atavique chez les Français issus de l’immigration. Mais ce stigmate de l’antisémitisme, marque infamante et indélébile portée au front des jeunes de banlieues, ne permet-il pas d’occulter le traditionnel antisémitisme français pas si éteint que cela ? La France qui s’est retrouvée totalement résistante en 1944, a encore du mal à admettre son passé de collaboration. Et là encore, la banlieue sert commodément de déversoir des poubelles de l’histoire.

D’autres exemples encore, si nombreux hélas : l’homophobie qui bien sûr n’est structurelle qu’en banlieue alors qu’ailleurs elle ne serait qu’accidentelle, anecdotique , résiduelle. Le racisme qui ne serait que réactif face au racisme anti-blanc qui sévirait en banlieue. Que de retournements commodes qui évacuent tout questionnement sur la réalité de l’égalité en France.

Le stigmate du retournement caractérise donc le rapport de la France avec ses banlieues. La banlieue est aussi devenue paradoxalement nécessaire à la société française qui l’érige en repoussoir existentiel et lui permet de se hisser à une certaine image valorisée d’elle-même, toute faite d’égalité effective des sexes, de tolérance, de passé glorieux et de respect de toutes les différences. Commode contre point à une France qui au bout du compte n’a plus d’autre projet que de se définir contre une partie d’elle-même.

Le problème est qu’à force de construction médiatique et politique d’un ennemi intérieur, on risque d’assister à un retournement du stigmate après tous ces stigmates du retournement. Petite digression qui a tout à voir : un mien ami, brillant étudiant en géologie qui a fini par céder aux sirènes helvètes pour finir sa thèse puisqu’en France, il ne trouvait aucun financement a eu cette remarque : « Je m’en vais parce qu’à force de me faire traiter de bougnoule, je vais finir par faire des bougnouleries ». Beaucoup de Français d’origines diverses ont l’impression de porter des marques infamantes invisibles mais qui les poursuivent dans leur quotidien pourtant banal et tranquille. Et l’exaspération grandit chez beaucoup. La tentation serait pour les moins structurés, les plus abandonnés, de ne se conformer, dans une pirouette destructrice, dans un retournement du stigmate désespéré, qu’à ce qu’on renvoie d’eux. C’est ainsi que Jean-François Copé a pu parler tranquillement de racisme anti-blanc (stigmate du retournement) sans comprendre que quand les jeunes des banlieues se traitent de « sales arabes, sales renois, ou sales blancs », ils ne sont que dans un retournement du stigmate, dans une accaparation de ce racisme qu’ils subissent quotidiennement. La boucle est alors bouclée et le stigmate du retournement trouve dans ce retournement du stigmate une formidable justification a posteriori.

Le marranisme républicain

Et si ces Français à part mettaient en péril la fiction narrative que la France se donne d’elle-même ? Et si la République française trouvait en eux ses limites dans l’application de ses propres principes fondateurs et structurants ? Car on oublie souvent de définir cette République panacée de l’islamisme. Qu’est-ce que ce modèle républicain dont on nous parle à longueur de colonnes et de discours ? Celui de Sieyès qui le définissait comme un cercle où les citoyens sont tous à égale distance de la loi ? La république française tiendrait alors moins du cercle parfait que de la figure géométrique contorsionnée, tant la réalité est loin du compte. Le modèle républicain est-il celui de Péguy qui estimait « une seule injustice, une seule inégalité et le contrat républicain est rompu » ? La dernière étude qui pointe l’inégalité à l’embauche pour les Français issus de l’immigration aura largement démontré que quelques coups de canif bien pointés ont un peu endommagé ce contrat républicain, aujourd’hui menacé de partir en lambeau.

Et si au bout du compte cette République jamais définie était devenu un modèle volontairement introuvable ? Car ne pas la définir clairement, n’est-ce pas au bout du compte l’élargir ou la rétrécir selon ceux qu’on veut y voir entrer et ceux qu’on veut laisser dehors ? Comme le bien positionnel qui n’apporte de satisfaction à son propriétaire que dans la mesure où les autres en sont privés, la République positionnelle se structure-t-elle de plus en plus non pas dans le vivre ensemble mais dans le vivre contre ? La république ne se cimentant que dans la mesure où d’autres sont irrémédiablement laissés en dehors.

Paradoxale république qui, tout en refusant la notion même de minorités, les crée artificiellement par leur simple désignation. Paradoxale république qui reproche à une part de sa population de s’affirmer comme musulmane et qui persiste pourtant à n’envisager cette population et le moindre de ses actes que sous l’angle religieux. Et tous ces orthodoxes de la République n’oublient-ils pas un peu facilement que le problème majeur de la France n’est pas ces Français à part mais le retour d’une xénophobie décomplexée sous fond de crise économique structurelle ?

La figure du Marrane peut s’appliquer à la situation faite à ces Français à part. Le marrane, Juif converti de force sous la très catholique Espagne du quinzieme siècle, a toujours été interrogé, soupçonné d’être un crypto-juif, judaïsant en secret. Le Marrane est l’essence de l’Autre, Il est, selon les mots de Derrida, « la figure du sans figure défigurée », « il est celui qui voit un certain effacement de sa figure en même temps qu’un excès sur sa figure ». Un soupçon constant pèse aussi sur ces Français à part : soupçon d’incapacité, d’inaptitude, de refus de se plier à des règles rarement définies – et aussi, dans un contexte géopolitique anxieux, le soupçon d’un entrisme malveillant, Cheval de Troie d’une supposée internationale islamiste. La figure de ces Français est ainsi constamment effacée, redessinée, surlignée, sans qu’ils en maîtrisent le tracé. Tout en eux est interrogé, mis à la question dans une France qui, si elle n’y veille pas, saura qui elle est quand elle aura défini qui elle hait.