Le héros n’est certes pas toujours flamboyant, il se décline dans une série de personnages souvent paumés, doutant du sens de l’existence, en marge des conventions et des convenances, et questionnant, ce faisant, l’ordre social et ses élites corrompues. Ce questionnement, toutefois, s’arrête généralement aux frontières de l’ordre du genre, comme le montre Le chien qui vendait des chaussures, de George Pelecanos. Considéré comme un fin observateur des clivages sociaux et raciaux des grandes villes étasuniennes, admiré pour son style dépouillé et nerveux, il a participé à l’écriture du scénario de magnifiques séries comme The Wire et Treme. Pourtant, cet écrivain reste, dans ce livre paru en 1994, fidèle aux codes sexistes les plus consternants du polar classique.
Le personnage principal, Constantin, a bourlingué 17 ans. En rupture avec sa famille, il parcourt le monde. Des inconnus lui proposent des petits jobs, des femmes lui offrent leurs corps, mais ce lonesome cowboy international ne s’attache jamais, et de train en train, d’avion en avion, le voilà de retour aux Etats-Unis. Près de Washington, il se fait prendre en stop par un homme à qui il décide de faire confiance.
« Constantin observa les yeux du type et ses mains calleuses posées sur le volant et fut convaincu qu’il n’avait rien d’une tantouse ».
Cals aux mains et cors aux pieds (les tantouses, eux, ont la peau lisse et du vernis aux ongles, sachez-le, ça peut servir si vous faites du stop), son nouveau compagnon l’embarque dans une drôle d’aventure.
Avant de m’y embarquer avec le héros, j’ai sursauté à la lecture de cette drôle de phrase, à peine quelques pages après le début du livre. Glissé mine de rien dans une histoire qui démarre sur les chapeaux de roue, ce trait de caractère homophobe appelait un éclairage ultérieur, une critique plus ou moins explicite de cette masculinité paniquée par l’homosexualité.
Rien de tout cela dans la suite du roman. Les hommes sont bien des hommes, ils séduisent des femmes sans consistance, tout en nouant des amitiés viriles, éphémères mais authentiques. Et surtout le regard du narrateur est constamment empathique, suivant un héros qui, en dépit de sa détresse intérieure, reste le dépositaire de valeurs intrinsèquement viriles : le refus de la sentimentalité, la force physique, le courage face à la mort et à la douleur, et la croyance dans une mission supérieure à accomplir en solitaire.
Pris en stop par un mec, un vrai, Constantin se retrouve donc au milieu d’une bande de truands sans foi ni loi, mais il rencontre l’amitié masculine, celle qui vous mène de Chevrolet 4 litres 4 en Ford moteur version six pack (ou le contraire), de bars louches en rades paumés, de prostituées en femmes un peu vieilles qui draguent encore, de la vodka pure au vomi dans les chiottes. La vraie vie, quoi !
Au milieu de cette aventure se niche une histoire d’amour, qui offre à Pelecanos son moment d’écriture le plus sidérant.
Elle, c’est Delia. C’est la femme du chef des truands. Elle est belle, blonde et ne parle pas beaucoup. Comme de nombreux personnages féminins du genre (dans certains films, c’est la fille d’un milliardaire), elle est un peu bête, avec toujours un fond de vénalité. Là comme ailleurs, elle se trouve, dès le premier regard, troublée par le héros. S’en suit, dans le roman de Pelecanos, une scène de séduction qui enchaîne les clichés les plus éculés, dans un style…. mais jugez vous-même (je commente entre crochets).
« Elle voulut passer à côté de lui, mais Constantin l’en empêcha. Delia essaya de lui tenir tête de son regard bleu et dur, mais il décela une opportunité dans ce regard.
[Le héros a toujours l’oeil sur les opportunités dans le regard et il sait les saisir, en commençant par le menton].
Sans hésiter, il saisit le menton de Delia dans sa main à l’instant où elle essayait de se reprendre et posa sa bouche contre la sienne. Ses lèvres étaient chaudes. Delia n’opposa qu’une faible résistance.
[Traduire : elle est d’accord]
Constantin lâcha son menton quand il sentit sa bouche s’ouvrir. Delia se détendit peu à peu contre lui.
[Elle était un peu crispée, mais Constantin sait y faire avec les femmes].
Il posa ses mains sur ses épaules et huma l’odeur de ses cheveux propres.
[L’homme passe des nuits à picoler et prend – parfois - des douches au petit matin, mais la femme se lave les cheveux tous les jours].
Ce parfum l’excita presque autant que la douceur de sa langue et la chaude pression de son aine. Ils desserrèrent leur étreinte. Delia s’écarta de Constantin et mit brusquement le dos de la main sur sa bouche. Elle dévisagea Constantin.
- Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda-t-elle posément.
- Vous en aviez envie.
- Sans doute, oui.
[On vous avait bien dit qu’elle était d’accord]
- Vous ne pouvez pas être heureuse.
[Hé non ! Pas sans Constantin, combien de fois il faut lui répéter ?]
Elle le dévisagea.
- Vous n’allez pas tout bouleverser, hein ?
- Ça se pourrait.
[Mais c’est pour son bien, vous allez voir plus loin]
Elle s’avança de nouveau et cette fois-ci, ferma les yeux avant qu’ils s’embrassent. Constantin sentit la pression du corps de Delia contre lui et sa langue sur la sienne. Elle lui prit les doigts, les posa sur ses seins, lui mordit les lèvres quand il s’approcha. Ils s’avancèrent vers le coin le plus retiré de l’écurie, où ils se débarrassèrent de leurs vêtements. Delia laissa tomber la chemise en denim de Constantin sur le sol humide et la lissa avec soin.
[Delia a les cheveux propres et aime les habits bien repassés].
Il regarda les muscles de son dos se contracter sous l’effort. Elle s’assit et lui tendit la main. Il vint à elle comme les hirondelles volettent dans les chevrons des granges.
[ ???]
Plus tard, ils ne parlèrent pas. Constantin tint Delia contre lui et sentit ses larmes chaudes couler dans son cou. (…) Delia leva les yeux vers lui et sourit en essuyant les larmes de son visage. Puis elle enfouit de nouveau la tête dans son épaule.
[La femme pleure, l’homme a les épaules larges].
L’intensité sexuelle ne cesse de croître au fil des pages, jusqu’à l’acmé de cette autre scène d’amour, elle aussi sidérante dans son érotisme à deux balles et son invariable distribution des rôles entre le personnage masculin et le personnage féminin.
- « Je veux partir loin de lui, Constantin.
Elle mit les mains sur les hanches de son amant, les fit descendre entre ses cuisses, attrapa son sexe avec ses doigts et en caressa l’extrémité, d’où gouttait encore, sur le parquet, le reliquat de leur amour.
[Fascinée par le robinet jamais tari de Constantin (mais un peu préoccupée par les tâches sur le parquet), elle en redemande une goulée. Lui garde les pieds sur terre].
- Tu as fait une belle erreur. Tu n’aurais jamais dû… commença Constantin.
- C’est arrivé sans que je m’en rende compte.
[Elle est bête, hein ?]
Je ne demandais rien, il a surgi dans ma vie comme ça, juste après la mort de ma mère. Je ne sais même plus comment nous nous sommes connus.
- Ca ne va pas être simple.
- Je le sais, Constantin. »
La suite ? Deux braquages ont lieu, beaucoup de coups de feu, de morts, de pneus qui crissent et d’uppercuts qui volent, et puis, un paquet de dollars en poche, quelques coquards et vodkas plus tard mais toujours fringant (le Nurofen fait des miracles), Constantin se souvient de Delia et l’appelle. Elle décroche :
« Ca a mal tourné, aujourd’hui, non ?
- Delia, ne parle pas.
[Dieu que les femmes sont bavardes].
Ecoute moi, d’accord ?
- Je t’écoute.
- Je veux que tu mettes des vêtements confortables, des vêtements que tu pourras porter plusieurs jours d’affilée. Ensuite, je veux que tu glisses autant d’argent que possible dans ton portefeuille et que tu quittes la propriété. Je me moque de ce que tu raconteras à Grimes, contente-toi de faire ce que je te dis. D’accord ? »
Elle finit par comprendre (qu’il faut faire ce qu’il dit). Car, entre temps, tout est devenu clair pour Constantin : le mec qui l’a pris en stop (celui qu’est pas une tantouse) est en fait, tenez-vous bien, le papa de Delia qu’elle n’a jamais connu, et c’est aussi l’ancien camarade de régiment du chef des truands avec qui précisément Delia s’est acoquinée. Vous suivez ? Non ? C’est pas grave. Retenez simplement que privée de son géniteur, elle erre depuis lors d’hommes en hommes, à la recherche du Père. Ca, notre Tintin de la psychanalyse l’a bien compris.
« Constantin pensa à Grimes, ce substitut au père qu’elle n’avait jamais connu. Couplée avec l’argent, leur relation devenait plus compréhensible ».
Avançons. Sitôt raccroché, Constantin va voir son meilleur pote et lui dit :
« Elle m’attend au guichet Amtrack. Prélève l’argent nécessaire pour lui acheter un billet direction La Nouvelle Orléans et mets-là dans le train ce soir même ».
Pas sûr, en effet, que Delia sache prendre son billet toute seule, ou qu’elle ne se trompe pas de destination. Et Constantin, qui a promis de la rejoindre à 9h30 au départ de son train ? C’est un héros, n’oubliez pas. Pas le genre à prendre les transports en commun, sa Dodge l’attend dans la rue. Plutôt que de déverser son reliquat dans un minable confort conjugal, il choisit d’aller sauver le monde, et, en pleine mission, finit par se faire buter. Héros solitaire un jour, héros solitaire toujours.
Le chien qui vendait des chaussures : un roman léger pour les vacances ? Non. Un reliquat de polar qui goutte encore sur nos parquets. Il est temps de faire le ménage.