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Contre l’hégémonie de la classe

Extrait du livre Pour l’intersectionnalité

par Eléonore Lépinard , Sarah Mazouz
5 mai 2021

« Née dans le chaudron des luttes sociales, l’intersectionnalité nourrit la démarche contre-hégémonique des sciences sociales » : c’est ainsi que les autrices présentent l’objet de ce livre publié aux éditions Anamosa - tout aussi précis, juste, efficace que le précédent de Sarah Mazouz. Parce que « l’intersectionnalité » est devenu un épouvantail, un fantasme, et sa dénonciation le cri de ralliement des forces les plus obscurantistes, nous recommandons vivement la lecture de ce court ouvrage, et signalons également sa présentation « derrière la caisse », aujourd’hui de 15 à 19h à la libraire La Petite Egypte. Dans l’extrait qui suit, les autrices reviennent sur un troisième procès fait à l’intersectionnalité, et répondent à une accusation récurrente : l’intersectionnalité jetterait la classe par-dessus bord.

Troisième procès fait à l’intersectionnalité : elle privilégierait le genre et la race sur la classe sociale. Ainsi Stéphane Beaud et Gérard Noiriel affirment que « le critère de classe est le plus souvent ignoré » dans les travaux des « adeptes de l’intersectionnalité » [1].

Là encore, c’est bien méconnaître l’histoire du concept et la littérature qui s’en revendique. On peut citer l’ouvrage d’Angela Davis, Women, Race and Class, publié en 1981 déjà et qui figure parmi les ouvrages de référence dans le champ de l’intersectionnalité, celui de Patricia Hill Collins, Black Feminist Thought (1990), dans lequel la classe joue également un rôle central, ou encore le recueil de Cherríe Moraga et Gloria Anzaldúa, This Bridge Called my Back (1981 également). En effet, nombre de « féministes de couleur » (feminist of color) se revendiquent dans les années 1980 du marxisme et la classe constitue un élément central de leurs analyses.

Mais la lecture des textes fondateurs de l’approche intersectionnelle et des travaux plus récents, y compris français [2], qui attestent la centralité de la classe dans cette analyse changerait-elle la position de celles et ceux qui fustigent l’intersectionnalité ? Probablement pas car la délégitimation du concept exprime plutôt le refus du postulat scientifique et politique sur lequel l’approche intersectionnelle se fonde, à savoir que l’analyse des rapports de pouvoir et leur critique ne sauraient accorder a priori le primat à la classe sociale.

En effet, loin de donner la priorité, dans l’analyse scientifique et politique, à un rapport social sur les autres en tout temps et en tout lieu, l’intersectionnalité pointe le fait que tout rapport social est fondamentalement articulé avec d’autres. Elle montre ainsi que les modalités de cette articulation et ses conséquences – en matière de privilèges absolus ou relatifs, quant à la marginalisation et à l’exploitation – sont fondamentalement historiques, et donc variables, un énoncé que toute personne n’appartenant pas à un groupe majoritaire et privilégié peut comprendre car il ou elle en a fait l’expérience.

L’articulation entre classe et race n’a par exemple pas le même sens et les mêmes effets sociaux dans des sociétés postcoloniales d’immigration et des sociétés post-esclavagistes. L’articulation entre genre et race ne s’élabore pas de la même façon pour des femmes noires, maghrébines, asiatiques ou blanches qui ne sont pas soumises – dans l’espace public, au travail, à l’école ou sur Tinder – à des injonctions à la respectabilité similaires ni à des formes de discriminations comparables, et cela varie bien évidemment aussi en fonction de leur classe sociale, de leur âge, de leur catégorie de sexualité ou encore de leur statut, administratif ou professionnel.

Pour penser ces articulations, l’intersectionnalité, on l’a dit, refuse une logique de cumul simple des désavantages pour privilégier l’analyse de processus sociaux dynamiques. Par exemple, pour reprendre un cas observé sur l’un de nos terrains d’enquête, une jeune femme d’origine antillaise, fonctionnaire de catégorie A dans une préfecture, pourra subir de la part de ses collègues des remarques relevant de l’expression d’un racisme ordinaire d’autant plus fort qu’elle est jeune, d’origine bourgeoise et détentrice d’un poste de responsabilité, ce qui paraît dissonant pour celles et ceux qui l’assignent racialement.

Mais, l’articulation de ces mêmes caractéristiques peut prendre un autre sens social et jouer en sa faveur quand, par exemple, elle se retrouve face à des représentant·es d’associations antiracistes ou de défense des personnes étrangères, pour lesquel·le·s son âge et le fait d’être une femme noire font oublier son appartenance à l’administration préfectorale [3].

Des débats scientifiques, des discussions et oppositions, existent bien sûr, au sein des études féministes, des études critiques de la race, en sociologie et en science politique, sur la manière de rendre opératoire le potentiel heuristique de cette notion [4]. Ainsi un des enjeux de la mise en œuvre du concept dans les méthodes des sciences sociales est bien de savoir quel rapport social doit être pris en compte dans l’analyse. Loin d’un dogme, l’intersectionnalité, si elle insiste sur l’importance de la race, oblige surtout la chercheuse ou le chercheur à « poser l’autre question », selon les termes de Mari Matsuda, une autre juriste centrale au développement de l’intersectionnalité, qu’elle nomme pour sa part « l’interconnexion de toutes les formes de subordination [Mari J. Matsuda, « Beside My Sister, Facing the Enemy : Legal Theory out of Coalition », Stanford Law Review, vol. 43, n° 6, 1991, p. 1183-1192.] ».

Poser l’autre question, c’est par exemple demander devant un phénomène raciste : en quoi est-ce aussi sexiste ? Devant une manifestation d’homophobie, quelle est la dimension liée à la classe ? Et ainsi de suite. Il s’agit donc d’une exigence scientifique forte et non d’une recette toute faite qui plaquerait des postulats politiques sur la réalité. Les réponses à ces « autres questions » ne seront pas toujours pertinentes ou évidentes, mais les poser c’est déjà sortir des sentiers battus et se donner les moyens de rendre compte de la réalité sociale de façon complexe.

Les termes du débat posés dans le contexte français sont bien loin de ces discussions théoriques et méthodologiques pourtant essentielles, et stimulantes ! Ils sont le symptôme d’une résistance à prendre en compte la race dans l’analyse sociologique et, bien souvent, d’un désir d’imposer une hiérarchie des dominations qui privilégierait la classe. Ces limites dans la discussion scientifique se traduisent également sur le plan du débat politique.

L’approche intersectionnelle refuse de prioriser politiquement la classe. Et c’est précisément sur ce point que notre désaccord se noue avec les tenant·es d’une hiérarchie des luttes où la question de la classe sociale prévaudrait sur d’autres expériences minoritaires. L’intersectionnalité exige de penser aux possibilités et aux formes d’alliances entre groupes soumis à des rapports de pouvoir. Loin de faire prévaloir la race sur la classe, l’approche intersectionnelle offre plutôt une complexification de l’analyse des régimes d’oppression et donne, sur le plan pratique, la possibilité de construire, avec un souci d’égalité et de réciprocité, des causes communes.

Toutefois, l’enjeu qui se noue autour de l’intersectionnalité dans le contexte français ne s’arrête pas là. En effet, ce refus magistral de prendre connaissance des textes qui définissent cette approche et de son apport pour les sciences sociales, ou de considérer comme potentiellement intéressant, important et légitime de tenir compte de différentes catégorisations sociales dans l’analyse sociologique, traduit un impensé plus grave dans une partie des sciences sociales françaises qui relève de la réflexion – et de la réflexivité – épistémologique.

P.-S.

Pour l’intersectionnalité de Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz est publié aux éditions Anamosa. Nous publions cet extraits avec l’aimable autorisation des autrices et de l’éditrice.

Notes

[1Beaud et Noiriel, Race et sciences sociales, op. cit., p. 376.

[2Voir par exemple, parmi un ensemble de plus en plus fourni de travaux, Fatima Ait Ben Lmadani, « Dynamiques du mépris et tactiques des “faibles”. Migrantes âgées marocaines face aux institutions d’action sociale », Sociétés contemporaines, n° 70, 2008, p. 71-93 ; Martina Avanza et Magali Della Sudda, « “Ripostes catholiques”. Recherches contemporaines sur les mobilisations conservatrices autour de questions sexuelles », Genre, sexualité & société, n° 18, 2017 ; Nasima Moujoud, « Genre et migration de femmes seules. Entre androcentrisme et prisme de “la culture d’origine” », NAQD, n° 28, 2010, p. 55-75 ; Silyane Larcher, « “Nos vies sont politiques !” L’afroféminisme en France ou la riposte des petites-filles de l’Empire », Participations, vol. 19, 2017, p. 97-127.

[3Mazouz, La République et ses autres, op. cit., p. 81-89.

[4Voir par exemple Ange-Marie Hancock « When Multiplication Doesn’t Equal Quick Addition : Examining Intersectionality as a Research Paradigm », Perspectives on Politics, n° 5, vol. 1, 2007, p. 63-79 ; Nira Yuval-Davis, « Intersectionality and Feminist Politics », European Journal of Women’s Studies, n° 13, vol. 3, 2006, p. 193-209 ; ou Jennifer Nash « Re-thinking Intersectionality », Feminist Review, n° 89, 2008, p. 1-15.