À vrai dire, cette présentation quelque peu biaisée ne nous surprend pas complètement. Car il y a des années que cet adjectif – « controversé » – est devenu une arme de disqualification massive. Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), signataire de l’appel à manifester le 10 novembre, est par exemple systématiquement présenté comme le « controversé CCIF », voire le « très controversé CCIF ».
Sur quoi repose cette assertion ? Sur l’affirmation, répétée en boucle, qu’il serait « proche des Frères musulmans ». C’est-à-dire « des islamistes ». Bien évidemment, cette accusation n’est jamais documentée. Et pour cause : elle est fausse et mensongère.
Bernard Godard, ex-conseiller du ministère de l’Intérieur, puis au Bureau central des cultes en charge des relations avec le culte musulman, qui est donc peu suspect de complaisance, expliquait récemment au mensuel Regards :
« Dire que les Frères musulmans, aujourd’hui, seraient à la manœuvre, c’est l’éternel discours français qui dit : “De toute façon, tout ça, ça vient de l’étranger.“ C’est dangereux. […] Le CCIF est autonome, il n’a jamais eu une quelconque aide des Frères musulmans. »
Le CCIF est, tout simplement, une association antiraciste mobilisée contre les discriminations subies par les musulmans. Serait-ce pour cette raison qu’il est toujours présenté comme « controversé » ?
Après quoi il devient très facile de discréditer aussi les événements auxquels il participe : c’est ce qui s’est passé dans les jours qui ont précédé la marche contre l’islamophobie du 10 novembre.
Dès le week-end qui a suivi la publication par Libération le 1er novembre du texte appelant à cette manifestation, les médias relaient une violente campagne partie d’abord de l’extrême droite, mais à laquelle se joignent aussi des formations ou personnalités dites républicaines.
Marine Le Pen déclare par exemple : « C’est une manifestation organisée par les islamistes. Tous ceux qui vont se rendre à cette manifestation seront main dans la main avec les islamistes, c’est-à-dire ceux qui développent dans notre pays une idéologie totalitaire qui vise à combattre les lois de la République française. »
Le Figaro confirme : cette marche est le « déshonneur d’une certaine gauche », qui apporte « sa caution à une nébuleuse islamiste ».
Très rapidement disparait des médias l’idée toute simple qu’il s’agit d’une manifestation antiraciste, organisée, rappelons-le, après l’attaque de la mosquée de Bayonne par un homme d’extrême droite, ancien candidat du Front national. Soudain ce réflexe qui devrait faire consensus (et qui faisait consensus jusque-là, au moins dans un certain camp « républicain ») n’est plus évident, tandis qu’un halo de suspicions est entretenu quotidiennement jusqu’au 10 novembre.
L’Obs titre ce jour-là : « La marche controversée contre l’islamophobie s’élance à Paris. »
Ce petit mot accolé rituellement à toute évocation de la manifestation permet à l’opération de disqualification savamment orchestrée par ses adversaires de continuer à plein régime.
En certaines occasions pourtant, le caractère plus que problématique de certaines mobilisations échappe aux mêmes commentateurs. En 2013, par exemple, voilà comment la presse et les médias rendent compte des manifestations contre la loi Taubira.
« Mobilisation historique contre le mariage pour tous », titre Le Figaro.
« Manif contre le mariage gay : entre 150 000 et 1 million de participants », écrit Le Point
« Tout ce qu’il faut savoir sur la manifestation anti-mariage homo », promet
L’Obs, hebdomadaire « progressiste ».
Ces défilés ne sont donc pas controversés – alors même qu’ils attirent, bien visibles, des groupuscules d’extrême droite [1].
Beaucoup plus récemment, une autre manifestation a été organisée à Paris, un mois avant la marche contre l’islamophobie : celle des opposants à l’extension de la Procréation médicalement assistée (PMA) aux lesbiennes. François-Xavier Bellamy, tête de liste des Républicains aux élections européennes de 2019, opposé au mariage des couples de même sexe et à l’avortement, y est présent, aux côtés de personnalités du Rassemblement national.
Controversé ? Le Figaro laisse la parole à son chroniqueur Éric Zemmour, deux fois condamné pour provocation à la haine raciale ou religieuse [2], qui rend hommage à ces « familles catholiques, […] bienveillantes, réfléchies, légitimement inquiètes ».
10 novembre 2019. À 16h45, miraculeusement, s’affiche sur l’écran de télé « Manifestation pour dire stop à l’islamophobie ». Comme la manifestation énergique et déterminée à laquelle nous avons participé, ce changement nous réjouit. Ce qui l’a motivé, on ne le sait pas. Mais si même au sein de la rédaction de BFM TV, le mot « controversé » est controversé, il y a de l’espoir !