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Créer, dominer

Sur les femmes et la création artistique

par Dinaïg Stall
21 mai 2016

« J’écris de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf. Et je commence par là pour que les choses soient claires : je ne m’excuse de rien, je ne viens pas me plaindre. » C’est sur ces mots que s’ouvre King Kong Théorie de Virginie Despentes (Paris, Grasset, 2006).

Sa coutumière frontalité reste provocatrice, tant il est peu habituel que soit ainsi nommé d’où une autrice parle et à qui. Libératrice aussi, parce qu’elle dénoue les injonctions subies du seul fait d’être femme, et que Despentes fait sienne cette place inconfortable qu’elle n’a, à plus d’un titre, pas choisie.

Créer en étant femme, c’est se voir, encore, réduite à une figure essentialisée de l’altérité. Nous serions toujours déjà l’Autre, par essence. Notre parole, quand on nous la laisse, est en butte à ce constant paradoxe : celle d’être toujours trop spécifiée – comme si nous étions incapables d’accéder à l’universalité, idéal d’ailleurs questionnable – tout en étant assimilée à une identité générique – comme si nous n’étions pas non plus capables d’avoir une voix unique. Les univers artistiques que nous déployons seraient trop étriqués et pas assez personnels à la fois.

Face à ce constat, il est tentant de gommer notre genre, de s’essayer à ne parler que d’humanité partagée. Mais que l’on ne s’y trompe pas : autres nous sommes et resterons. Toute créatrice voyant son œuvre qualifiée de pièce (film, etc.) « de femme » le sait. En somme, être gender-blind – ou color-blind, car il y a aussi fort à dire sur l’invisibilisation constante des artistes racisé(e)s – est un privilège d’homme blanc.

Ce doute sur la validité de notre parole touche jusqu’au récit de nos propres histoires, dont nous peinons à rester les sujets. Bien que la lutte pour se voir représentées porte ses fruits et qu’un nombre croissant de personnages féminins intéressants et complexes voient le jour au théâtre comme ailleurs, mieux vaut, pour être mises en lumière, que ces femmes fictives sortent d’une imagination masculine. Comme si un homme était mieux placé pour parler de notre expérience, et sa distance, la garantie d’un geste esthétique véritable, sans pathos ou colère – ou toute autre émotion dont il semble acquis qu’elle est, artistiquement et politiquement, sans intérêt. Comme s’il était possible, aussi, de représenter sans interpréter.

Comment s’étonner, dès lors, qu’il soit encore rare qu’une artiste se revendique féministe quand son seul genre suffit à ce que son œuvre soit dépréciée ? L’inquiétude est grande de subir une invisibilisation accrue, de voir son travail relégué au rang de « niche » ne pouvant intéresser que quelques convaincues. Force est de constater qu’au sein même du combat pour une égale visibilité, la voix d’un seul homme est plus écoutée et valorisée que celles de ses consœurs luttant pour leur propre reconnaissance. Il paraît plus légitime et son geste, plus noble parce que « désintéressé ».

Mais cette idée est fallacieuse et occulte le fait que, pour paraphraser Christine Delphy (Classer, dominer : qui sont les « autres » ?, Paris, Éditions La Fabrique, 2008), la place du dominant n’est pas une non-place. La confiscation de nos paroles est structurelle, elle a des effets symboliques et matériels : elle reflète et maintient une asymétrie de pouvoir ; elle permet au milieu culturel (qui se veut progressiste) de reconduire, voire de valider la norme, et d’attribuer les moyens de production sans jamais se préoccuper d’équité.

Or, ce qui appauvrit l’imaginaire comme le réel, ce n’est pas qu’une parole soit située socialement, mais bien de n’accéder qu’à un petit nombre de récits : ceux dont un homme blanc est le héros inconditionnel ou qui ont été créés par un homme blanc. Pourquoi donc serait-il impossible de concevoir et surtout de recevoir des récits autres ? Et d’où vient cette idée que nos œuvres, si nous accédions à l’égale possibilité de les créer et les diffuser, seraient moins nuancées et moins complexes ? Le fait que, trop souvent, nous soyions des clichés dans vos narrations ne veut en rien dire que nos récits le seront.

Créer en étant femme, c’est tenter d’ouvrir un espace de rencontre malgré les assignations contradictoires qui informent déjà la réception de notre œuvre. Toujours entre colère et découragement, j’aspire moi aussi à ce que Despentes semble avoir atteint : la fin du tremblement – et je pense ici à Virginia Woolf : « Le jour viendra-t-il où je supporterai de lire mes propres écrits imprimés sans rougir – trembler et avoir envie de disparaître ? » Loin de moi l’idée que les hommes artistes ne sont jamais inquiets ou traversés par la crainte de l’imposture. Mais ils ne le sont pas parce que hommes.

Il nous faut, de toute urgence, nommer avec honnêteté l’endroit d’où nous parlons et travailler à ce que toutes les voix soient entendues. Plusieurs s’élèvent en ce moment, ne les « silencions » pas. Et qu’il me soit permis d’emprunter à l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie ces mots essentiels : « Stories matter. Many stories matter. » (« Les histoires comptent. Beaucoup d’histoires [différentes] comptent. »)

P.-S.

Ce texte a été publié initialement dans la revue JEU (159, 2016.2, p. 11). Nous le republions avec l’amicale autorisation de l’auteure et de l’éditeur.