Boardwalk Empire est une série de gangsters située à Atlantic city, sur la côte Est des Etats-Unis. Dans cette petite ville balnéaire, le trafic d’alcool importé illégalement d’Europe fleurit après la prohibition. Nucky Thompson, assisté de son frère Elias, le sheriff, règne en maître durant tout l’entre-deux-guerres, aux prises toutefois aux rivalités entre mafieux juifs et italiens de New York, Philadelphie et Chicago, dans un jeu d’alliances et de représailles qui ponctuent les saisons.
Sans surprise comme le remarque Aurore Renaut, à côté des très nombreux personnages masculins, seules deux figures féminines traversent entièrement les cinq saisons. Comme dans de nombreuses séries HBO, la violence est omniprésente, masculine, présentée comme telle, mais avec une complaisance souvent odieuse, que soulignent les quelques secondes de trop à chaque fusillade, chaque mort par couteau de cuisine, chaque mort par machette, chaque mort par Empire State Building miniature etc etc.
Un épisode = une dizaine de cadavres minimum. Les scénaristes ne dérogent pas à cette règle, et l’humour, présent dans les premiers épisodes grâce au personnage de Margaret Schroeder, ne refait surface que grâce au duo (sanglant mais désopilant) d’Al Capone et de Nelson Van Alden, ex agent fédéral défroqué, missionnaire fanatique de la lutte contre le trafic d’alcool qui finit par en rabattre quelque peu sur ses principes. Margaret quant à elle, jeune femme battue, immigrée irlandaise des quartiers pauvres, accédant à la bourgeoisie grâce au mariage, conserve tout au long de la série un sang-froid, une détermination et un sens de la répartie à toute épreuve. Les meilleures répliques sortent de sa bouche.
C’est aussi un personnage qui, malgré son éclipse durant la quatrième saison (où règne un entre soi masculin terrifiant), ne doit pas son existence uniquement à son mari, contrairement à ce qu’estime l’auteure du Genre et l’Ecran. La dernière saison nous la montre s’émanciper, et malgré le lien ponctuel qu’elle renoue avec le milieu mafieux, elle s’en éloigne définitivement pour rejoindre le monde des escrocs et des malfaiteurs « légaux ». Un grand regret concernant Margaret : que le fil de son engagement des deux premières saisons (au sein de la Ligue pour la tempérance et pour le droit de vote des femmes, puis pour la contraception et l’émancipation sexuelle) n’ait pas été poursuivi.
Les autres personnages féminins ? Exceptée Gillian Darmody, ils sont quasi inexistants. Julia, jeune étudiante tombée enceinte de James Darmody, le fils de Gillian, lors de leur rencontre à Princeton avant la guerre, est sympathique. Mais ses deux aventures avec des femmes sont trop rapidement esquissées pour qu’on y voie autre chose qu’un clin d’oeil gay-friendly un peu factice – le lesbianisme étant d’ailleurs rattaché, de façon caricaturale, à l’esprit artiste et bohême. Elle disparaît à la troisième saison.
La focale se resserre donc sur un monde totalement masculin et blanc, ou presque : car il y aurait beaucoup à dire sur la représentation des personnages noirs, parmi lesquels le seul acquis à la cause de l’émancipation, au moins en apparence, se trouve être l’homme le plus manipulateur, le plus corrompu, le plus odieux de la série, et aussi le plus sexiste.
Revenons au cas, complexe, de Gillian Darmody, le deuxième personnage féminin un peu conséquent, comme le signale à juste titre Aurore Renaut. Elle est d’abord foncièrement antipathique – pour être honnête, je l’ai détestée presque tout du long. Mère dévoreuse, sublime mais duplice, arriviste, vénale et cinglée, danseuse de bas étage, racoleuse, puis mère maquerelle, elle incarne à la perfection la figure de la mante religieuse, de la femme fatale – agent de perdition des hommes (elle mène d’ailleurs son fils à sa perte).
C’est pourtant ce que les scénaristes arrivent à faire à partir de son personnage – ou plutôt du retour sur son enfance et sa rencontre avec le héros, Nucky Thompson – dans la dernière saison qui a complètement changé mon point de vue : pas seulement sur Gillian mais sur la série elle-même.
On l’apprend très tôt : Gillian a été violée alors qu’elle n’avait que treize ans. C’est Nucky Thompson qui l’aurait « livrée » au Commandeur, chef local et bâtisseur d’Atlantic City, celui qui a fait de quelques baraques du front de mer le lieu de villégiature qu’il est devenu dans les années 1920. Dans les épisodes de la dernière saison s’intercalent des flashbacks qui nous livrent un certain nombre de clefs. Sur la rivalité des deux frères (Elias et Nucky), mais surtout sur le parcours de ce dernier : gamin battu, grandi dans la misère, il se forge une volonté inflexible de quitter son milieu, sa famille, et la pauvreté. À tout prix.
La fin de la dernière saison dévoile justement ce qu’il a accepté de faire. C’est même ce sur quoi se clôt la série, dans une fin à vrai dire assez féministe. Car Boardwalk Empire ne montre pas seulement, d’une façon assez classique, la violence extrême qui fonde les grandes aventures américaines (ici la naissance d’une ville) : la loi du flingue, la victoire du plus cruel et cynique, qui finit d’ailleurs toujours par trouver plus cruel et cynique que lui. La série nous montre aussi que l’appropriation physique du corps des femmes, des filles devrait-on dire, et surtout leur échange, est au principe de tout.
Une action bien précise permet à Nucky Thompson, encore tout jeune homme, de devenir l’homme puissant d’Atlantic City, à l’issue d’une carrière fulgurante de self made man parti de rien et parvenu jusqu’au dernier étage du Ritz, où il réside. À l’issue d’un chantage odieux auquel il cède, l’échange d’une fille de treize ans lui ouvre le droit de rejoindre les hommes de pouvoir, et par la suite de toucher les dividendes de l’exploitation économique de la ville mise au point par une élite locale corrompue.
Cet acte fondateur est montré comme tel aussi parce que la saison se termine ainsi, sur le visage torturé de Nucky lorsqu’il rend visite à Gillian à l’hôpital psychiatrique, sur ses remords mal enfouis, et sur sa mort. Celle-ci intervient d’ailleurs avec l’irruption du petit fils de Gillian sur le « boardwalk », la promenade de bord de mer devenue l’emblème de la ville, sur laquelle il avait tendu la main à cette petite fille, quelques dizaines d’années plus tôt, pour l’emmener vers son prédateur pédophile.
Cette parabole du pouvoir des hommes et de la grande épopée étasunienne est si poignante qu’on ne peut, à la fin de l’épisode, et malgré l’attachement aux personnages masculins que les séries savent si bien fabriquer, que les contempler avec un immense dégoût.