Accueil > Des livres importants > De Chainsmokers à Ariana Grande : La gestion des émotions féminines dans la (…)

De Chainsmokers à Ariana Grande : La gestion des émotions féminines dans la pop mainstream

Réflexions critiques sur l’éthique du Chill

par Robin James
25 février 2023

« Sweet, soft, smooth » : c’est par ces trois mots qu’en 1757, déjà, le philosophe Edmund Burke proposait de donner un contenu concret à la notion du « beau ». Un bon siècle plus tard, Friedrich Nietzsche opposait le tumulte romantique et post-romantique, propre aux sociétés pacifiées, à l’harmonie reposante et consolante que recherchent dans l’art les peuples en guerre – ou en proie à la persécution. C’est à cette fonction apaisante de l’art que semblent se rapporter, depuis plusieurs années, toute une série de « tendances » ou de « revivals » dans le champ de la musique populaire : cloud-rap, lo-fi hip hop, ambient music, smooth jazz, soft-rock, pop psychédélique, easy-listening – sans parler du succès des chaînes ou playlists YouTube ou Spotify dédiées à la « détente » (« chill », en anglais). De PNL à Ed Sheeran, de Taylor Swift à Ariana Grande, de The Weeknd à Lana del Rey, c’est toute une « chill pop » qui depuis 2016 en gros a pris le relais de l’hyper-pop festive estampillée « YOLO » du début de la décennie 2010. Avec une « souplesse théorique » appropriée à son objet, la dernière parution des éditions Audimat propose, en sept courts essais (signés Guillaume Heuguet, Victor Dermenghem, Philippe Llewellyn, Robin James, Joseph Lanza, Olivier Lamm et Rob Horning), sept approches originales du « chill », sans affirmation dogmatique unilatérale, sans souci d’unification et de « solidification » forcées du champ esthétique et du concept philosophique. Sept portes d’entrées différentes, portant sur des objets disparates, partant sur des lignes d’analyse distinctes, ni franchement convergentes, ni radicalement antagoniques, qui chacune séparément, mais aussi mise en lien avec les autres, incite à la réflexion, à la rêverie, à la pensée. Que l’approche soit esthétique, éthique, politique, que le « chill » soit confronté à la sociologie du genre et de la race, ou aux concepts psychanalytiques de deuil et de mélancolie, cette réflexion collective nous invite à prendre au sérieux – et avec bienveillance – le besoin de calme et de confort dans un monde de bruit, de fureur et de précarité (le monde de Trump et Bolsonaro, pour le dire vite, et celui d’aujourd’hui, pas tellement moins brutal) ainsi que les arrangements bienvenus que ce besoin et son expression produisent sur la masculinité moderne, mais aussi les limites de ces transformations, voire leurs effets pervers lorsque le chill, comme le cool, devient une injonction voire une norme identitaire – et la détente un idéal vers lequel il faut… tendre ! En guise de présentation de ce passionnant ouvrage, les lignes qui suivent en proposent quelques pages, extraites du chapitre 4 [1].

Urban Dictionary définit le chill comme « la capacité à agir de façon rationnelle », sans excès, et donne pour la formule « no chill » des exemples qui mettent l’accent sur les stéréotypes négatifs associés aux femmes, comme celui d’être trop investi dans une relation amoureuse. Comme l’exprime la journaliste et autrice spécialiste de la culture Alana Massey, « Le chill est une sinistre refonte de l’injonction “Calm down !” [2], aussi révoltante et genrée, qui devient soudainement une attitude digne d’admiration ». Alison Stevenson, journaliste chez Vice, précise que « la femme chill est l’opposé de l’hystérique ». Le chill serait donc la capacité à maitriser les excès féminins ou féminisés.

En 2017, le chill était partout : le classement Billboard Hot 100 était dominé par des chansons comme « Shape of You » d’Ed Sheeran, « Despacito » de Luis Fonsi (avec Daddy Yankee) et « Rockstar » de Post Malone, qui misaient toutes sur un groove régulier plutôt que des climax tapageurs. En regard de ce statu quo chill, la chanson « Sign of the Times » de Harry Styles, l’ancien chanteur du boys band One Direction, avec son enchainement de quatre climax en une minute à peine, avait tout de la « ballade follement mélodramatique » décrite par les critiques, comme celui du Guardian, qui parlait « d’une tranche grandiloquente de pop pour piano grandiloquente qui monte en puissance avec grandiloquence pour atteindre une fin grandiloquente ». La presse entendait dans cette surcharge musicale l’écho de ce que Cameron Crowe avait appelé, dans son interview de Harry Styles pour le magazine Rolling Stone, « le son strident de l’adulation » et « l’obsession » des adolescentes pour la star.

La critique musicale n’était pas la seule à genrer cette énergie et cette emphase au féminin. Dans leur hit de 2016, « Closer », les très chill Chainsmokers se reposent sur unedivision du travail elle-même très genrée en laissant à la chanteuse invitée sur le morceau, Halsey, tout le travail de construction du climax. Entre 3:14 et 3:34, Halsey et Andrew Taggart, le vocaliste des Chainsmokers, répètent « we ain’t ever getting older », mais seule la voix de Halsey croît en puissance et en intensité, pour atteindre la libération dans un vibrato presque trainant sur la dernière syllabe, qui va ensuite se fondre dans la partie instrumentale suivant le refrain. Dans la pop contemporaine, en faire des tonnes (ici, vocalement) reste un job peu glorieux, réservé aux femmes.

Quand il s’agit de faire redescendre le niveau d’énergie d’une chanson, encore une fois, tout le monde n’est pas égal. Parce que le public attend souvent des femmes qu’elles expriment un enthousiasme excessif, il est parfois contrarié lorsqu’elles ne satisfont pas ces attentes. Mes collègues universitaires Katherine McKittrick et Alexander Weheliye et moi-même avons ainsi tous les trois écrit à propos des critiques négatives essuyées par Rihanna à la suite à l’agression qu’elle a subie de la part de son mari Chris Brown. Avec son album Unapologetic, Rihanna ne faisait certes plus preuve d’un enthousiasme girly, mais n’affichait pas non plus spectaculairement sa résilience à la manière d’une Beyoncé. Dans mon livre Resilience & Melancholy, j’ai montré que le discours de résilience fonctionne comme une nouvelle norme de genre, qui exige que chaque femme surmonte seule et avec panache tous les dommages que le patriarcat lui a fait endurer, pour imposer l’idée que le règne de celui-ci est derrière nous. Rihanna n’a pas obéi à cette injonction, elle n’a pas mis en scène sa capacité à surmonter les épreuves, et le public s’en est ému.

En définitive, tout comme son ancêtre le cool, le chill a un double emploi dans son rôle d’indicateur de prestige. Certes, dans l’ère post #MeToo, la masculinité chill semble infiniment préférable à la masculinité dite « toxique », prédatrice et autodestructrice. Cependant, même si le romantisme sage de Ed Sheeran semble moins toxique que la virilité affichée et vaguement antipathique du brostep, le chill est moins un pas vers l’égalité qu’une mise à jour des stéréotypes de genre et de race. Le virage chill de la pop a peut-être réduit les outrances de la période YOLO, mais il ne s’est pas donné grand mal pour endiguer la domination masculine.

À l’approche de la fin de la décennie 2010, la place du chill a néanmoins connu une évolution du côté de la pop féminine. Sortie en 2019, « Thank U, Next » d’Ariana Grande est une chanson sur la capacité des femmes à surmonter les difficultés qui accompagnent la condition féminine dans les années 2010. Mais cette chanson ne parle pas du fait de se débarrasser de ce qu’il faudrait ou de surmonter des difficultés ; elle présente une narratrice déterminée, qui a pleinement accepté toutes ses ruptures et, plus important encore, elle-même. Les paroles, dans le deuxième couplet, parlent de la manière dont la narratrice (« Ari ») est tombée amoureuse d’elle-même : « I’ve learned from the pain, I’ve turned out amazing » (« J’ai appris des épreuves passées, Maintenant je suis extraordinaire. »).

Ici, la conjugaison du verbe « apprendre » nous montre que les épreuves appartiennent au passé. Il est donc toujours important que les femmes surmontent les épreuves liées à leur féminité, mais la chanson se concentre sur le plaisir et le bénéfice d’avoir réussi à surmonter ces difficultés, en faisant de cette victoire une espèce de préalable. La montée en puissance dans « Thank U, Next » est à peu près aussi minuscule qu’Ariana Grande elle-même. Nulle envolée lyrique, à peine un mélisme [3] qui conduit à une espèce de roulement de cymbales qui tient manifestement lieu de drop : car il correspond en effet dans le clip au moment où les cheerleaders sont projetées en l’air, sous les lumières aveuglantes du stade. Mais dans la construction de la chanson, quasiment aucune baisse de tension n’est suivie d’un temps fort. Pour une chanson supposément festive, la musique ne déborde pas vraiment d’énergie ni d’enthousiasme. « Thank U, Next » ne met en scène ni la résilience ni les récompenses qu’elle est susceptible d’offrir.

On peut observer le même mouvement d’envolée et de jeté que celui du clip d’Ariana Grande dans « You Need To Calm Down » de Taylor Swift, sorti la même année. Au moment de l’envolée, Ru Paul lance une couronne en l’air. Les harmonies généreuses et ascendantes des « o-oh » accompagnant ce geste font ici office d’envolée, les mots « You need to » sont le drop qui nous fait redescendre sur le premier temps de la mesure suivante. Cette montée a pour effet d’accentuer l’intensité de la chanson. La seule chose qui la distingue des autres est le fait qu’elle soit chantée a capella : le chant paraît plus important non parce qu’il est plus intense, mais parce qu’il est isolé dans le mix. Le focus sonore est créé en « calmant » complètement les arrangements, qui obéissent ainsi à l’ordre donné dans le titre de la chanson.

Si l’on en croit les paroles du morceau, rester calme serait la réponse adéquate face à l’intolérance et au harcèlement. « Cinglant dans sa réaction mesurée », comme on a pu le lire, cet hymne LGBTQ aux couleurs pastel est une sorte de Xanax conçu pour aider ses auditeur·ices à ne pas craquer face à l’enchainement de crises de plus en plus graves dans le monde. Le clip met en scène une opposition : d’un côté, un groupe de personnes qui se détendent et profitent du moment présent, et de l’autre, un groupe de fervents manifestants anti-LGBTQ. Ces derniers portent des vêtements qui sont autant de stéréotypes peu flatteurs d’une working class pauvre et blanche. Par contraste, l’attitude chill devient donc celle des élites, l’expression bruyante des manifestants traduisant une absence de raffinement et un statut social peu élevé.

Ces deux chansons font du chill l’état d’esprit idéal pour les femmes blanches privilégiées. Alors que le cool est très masculin (comme le montre l’expression cool girl, qui va désigner une femme adepte du sport et d’autres activités traditionnellement masculines), le chill constitue pour les femmes une façon d’établir leur statut d’élite vis-à-vis de celles qui ont encore à s’affranchir des revers dont elles sont victimes en raison de leur genre, et à les transformer en succès professionnels et économiques.

La retenue propre au chill est donc pour certaines un marqueur de statut, et pour les autres une injonction à faire preuve d’une résilience spectaculaire– comme ces personnes handicapées « inspirantes » dont l’histoire sert de matière première aux récits feel good. Elle les distingue aussi de celles et ceux qui sont dévalorisé·e·s, voire traité·e·s comme des criminel·le·s, parce qu’iels se montrent tout aussi spectaculairement incapables de mettre en œuvre ce même cycle crise-résilience victorieuse qui soutient le capitalisme patriarcal et racial. Alors qu’une hétérosexualité décente était l’idéal pour l’élite des femmes blanches dans les économies fordistes (qui dépendent du travail reproductif), le chill est désormais l’idéal qui correspond à l’élite des femmes blanches cis-hétéro au sein d’économies qui exigent la capacité à la résilience.

P.-S.

Ce texte, extrait du livre collectif Chill. À l’écoute de l’évasion, de la détente et de la mélancolie, est reproduit avec l’amicale autorisation des Éditions Audimat.

Table des matières :

Notes

[1Cet extrait occupe le coeur du chapitre 4, des pages 82 à 87. Ledit chapitre est donc amputé de son introduction (pp. 81-82) et de sa fin (pp. 87-90), ainsi que de la plupart de ses notes de bas de page.

[2« Calmez-vous ! » Cette expression apparaît régulièrement sous la forme d’une injonction masculine à une interlocutrice féminine, énoncée avec un flegme visant à la décrédibiliser et à souligner une incapacité à maitriser ses émotions. L’un des « moments forts » dans sa circulation correspond à une publicité du réalisateur de films et critique culinaire britannique Michael Winner (« Calm down dear, it’s only a commercial » / « Calmez-vous ma chère, ce n’est qu’une publicité »), souvent reprise dans des mèmes. On a pu observer la même tournure de phrase chez le Premier ministre anglais David Cameron à l’endroit de la secrétaire en chef du Trésor du cabinet fantôme Angela Eagle. En France, elle est apparue sous la forme « Calme-toi, ça va bien se passer » chez le vidéaste masculiniste Maitre Yoda (pour intimider un ancien client) ou « Calmez-vous madame, ça va bien se passer » chez le Premier ministre accusé de viol Gérald Darmanin (NdE)

[3Technique vocale qui consiste à chanter plusieurs notes pour une même syllabe (NdE)