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De Chevènement à Sarkozy (Quatrième partie : 2002)

Généalogie du consensus sécuritaire


3 septembre 2004

La chronologie ci-dessous, qui est loin d’être exhaustive, se veut un outil de travail et une machine de guerre contre l’amnésie collective qu’entretiennent les grands médias quant à la genèse du consensus sécuritaire que nous vivons aujourd’hui. Comme le rappelle l’introduction qui figure dans cette rubrique, ce n’est pas une "demande de sécurité" émanant spontanément de la "France d’en bas" qui a amené les grands médias et la classe politique à se préoccuper des "violences urbaines" et à mener des politiques sécuritaires. C’est au contraire une décision politique qui a précèdé la "demande" populaire, et qui l’a produite.

Troisième partie : 2001

Janvier-mars 2002. Campagne présidentielle. Les thèmes de "la violence" et de "l’insécurité" sont les thèmes les plus abordés par les cinq principaux candidats : Jacques Chirac, Lionel Jospin, François Bayrou, Jean-Pierre Chevènement, Jean-Marie Le Pen.

C’est également le sujet le plus traité par les grands médias : en 2001 et 2002, sur 630 émissions du "Téléphone sonne", 136 émissions d’"Interruptions" et 128 émissions de "Rue des entrepreneurs", 59 auront été consacrées à "la délinquance", "la violence" ou "l’insécurité" - soit 6,6% des émissions. Des enquêtes établiront même que les mots "violence" et "insécurité" ont été davantage prononcés à la télévision que le mot "chômage".

Mars 2002. Durant ce mois, le journal télévisé de 13 heures de TF1 évoque 41 fois le thème de "l’insécurité". Celui de France 2, animé par Daniel Bilalian, l’évoque 63 fois.

Le 25 mars, à l’occasion d’une grève des conducteurs d’autobus marseillais, suite à une agression, Daniel Bilalian déclare :

"On ne sait plus quel adjectif employer. On pouvait penser à l’impensable survenu la semaine dernière à Évreux, dans un supermarché à Nantes, ou encore à Besançon avec ces deux jeunes filles torturant une troisième... Eh bien, à Marseille, c’est encore autre chose."

Cette "agression" de Marseille s’avèrera être une simulation du chauffeur, en vue d’obtenir une mutation. Le simulateur sera condamné, mais Daniel Bilalian n’emploiera aucun superlatif pour qualifier ce délit.

Quant à l’affaire d’Évreux, elle s’avèrera, elle aussi, plus complexe que ne l’ont présentée les médias : une contre-enquête menée par le Vrai-faux journal révélera que le "père de famille" modèle venu "discuter" avec les agresseurs était armé au moment des faits... Là encore, les rectificatifs seront rares.

21 avril 2002. Jean-Marie Le Pen devance Lionel Jospin au premier tour de l’élection présidentielle. Entre les deux tours, le traitement de "l’insécurité" par les grands médias est mis en accusation, notamment par les manifestants.

Ces médias arrêtent alors brusquement d’évoquer cette question, mais aucun travail d’autocritique n’est engagé. À TF1 et France 2, les deux directeurs de l’information, Robert Namias et Olivier Mazerolle, se défendent d’avoir une quelconque responsabilité dans la percée du Front national. Et quelques semaines plus tard, une fois le "danger fasciste" écarté, les reportages sensationnalistes sur la délinquance, la violence et l’insécurité se multiplient à nouveau.

Au Parti socialiste également, rien ne change : comme au lendemain des élections municipales, plusieurs dirigeants expliquent que c’est d’avoir négligé la thématique sécuritaire qui a fait perdre le candidat Jospin. Le sénateur "fabiusien" Henri Weber affirme par exemple, avec le plus grand sérieux, que si le Parti Socialiste s’est aliéné les classes populaires, c’est à cause de son excès d’angélisme sur l’insécurité d’une part, et d’autre part à cause de l’ouverture de la "Couverture Maladie Universelle" aux étrangers et aux sans-papiers...

Mai 2002. Ré-élection de Jacques Chirac, avec 82% des suffrages exprimés. Jacques Chirac nomme Jean-Pierre Raffarin Premier ministre, et lui donne pour "première mission" de "rétablir" la "sécurité" et "l’autorité de l’État".

Nicolas Sarkozy est nommé ministre de l’Intérieur. Il annonce aussitôt que les policiers îlotiers seront armés de "flashballs", et que de nouvelles unités seront conçues, afin de mener des opérations "coup de poing" dans les cités "chaudes". Il annonce enfin qu’il est déterminé à arrêter les "délinquants" avant qu’ils commettent leurs délits...

Juin 2002. Élections législatives. La droite, mais aussi le Parti socialiste, font campagne quasi-exclusivement sur le thème de "l’insécurité". La droite remporte la majorité absolue des sièges à l’Assemblée nationale.

L’électorat de gauche s’est massivement abstenu, de même qu’une grande partie des classes populaires. Cela n’empêche pas le nouveau premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, de s’instituer principal représentant de "la France d’en bas".

Juillet 2002. Premiers débats parlementaires sur le projet de loi Sarkozy. Le ministre de l’Intérieur, qui se déclare directement inspiré par l’électorat lepéniste, reçoit le soutien des socialistes Daniel Vaillant et Julien Dray.

Le 16 juillet, Nicolas Sarkozy déclare, à la tribune de l’Assemblée nationale :

"Les Français nous l’ont dit à l’occasion de la dernière élection présidentielle : la sécurité est leur première préoccupation (...) Qui ne comprend qu’il faut désormais tenir compte de la désespérance des cinq millions de Français qui ont choisi le vote extrême - tout en condamnant, certes, les thèses des extrémistes ?"

Julien Dray lui répond :

"Pour le bien-être de notre pays et de nos concitoyens, je ne peux que souhaiter votre succès."

Quant à Daniel Vaillant, il déclare :

"S’il faut être au côté de Nicolas Sarkozy pour arracher les bons arbitrages budgétaires, pourquoi pas ? S’il le faut, je l’aiderai à tenir ses engagements."

Deux jours plus tard, Daniel Vaillant déclare, dans Le Nouvel Observateur :

"Je constate de nombreuses similitudes avec l’action que j’ai menée et les projets que j’ai élaborés. M. Sarkozy m’emprunte même mes formules".

Et il ajoute, sans rire :

"J’avais dit il y a quelques mois : "la peur doit changer de camp" ; il a repris l’expression dans l’une des ses interviews".

Septembre-octobre 2002. Campagne médiatique et débats parlementaires autour de la LOPSI, dite "loi Sarkozy".

Nicolas Sarkozy bénéficie d’un "état de grâce" dans la classe politique et dans les grands médias.

Des députés socialistes, interrogés par Libération, se montrent admiratifs à l’égard du maire de Neuilly, en particulier à l’égard de sa capacité à "s’adresser au peuple".

Et à l’occasion de la fermeture du camp de Sangatte, alors que les violences policières se multiplient contre les réfugiés kurdes et afghans, Jack Lang "tire son chapeau" à Nicolas Sarkozy, et déclare : "ce ministre-là fait bien son travail".

Quant à Georges Frêche, maire socialiste de Montpellier, il se déclare favorable à la répression de la "mendicité agressive", qu’il se vante d’avoir "demandé depuis des années".

Octobre-novembre 2002. Parution et médiatisation du livre Dans l’enfer des tournantes, de Samira Bellil.
L’expérience extrême de son auteure (victime d’un viol collectif) est présentée dans tous les grands médias comme l’emblème, voire comme le quotidien de "la vie d’une fille de banlieue", aux prises avec "la loi de la cité".

19 novembre 2002. Dans le journal télévisé de TF1, le mot "violence" apparaît treize fois en dix minutes.

Selon l’Observatoire du débat public, ce mot est utilisé pour évoquer des situations très différentes, ce qui produit l’impression d’un seul et même phénomène se déclinant de multiples manières, autrement dit : d’une violence généralisée.

Novembre-décembre 2002. La presse et la télévision multiplient les "portraits" du ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy, souvent d’une grande complaisance.

Un portrait hagiographique est même consacré à son épouse et assistante Cécilia Sarkozy dans l’émission de reportages "Envoyé spécial". Dans Le Monde du 11 décembre 2002, au lendemain d’une émission télévisée entièrement consacrée au ministre de l’Intérieur, Dominique Dhombres écrit :

"Nicolas est excellent, vif comme un gardon, et convaincant en diable."

Le même jour, on peut lire, dans l’éditorial non signé du journal, que "la nouvelle émission de France 2, "100 minutes pour convaincre", s’est imposée comme un rendez-vous de qualité", et que Nicolas Sarkozy a su "répondre", par sa "présence sur le terrain", aux "demandes sécuritaires des Français".

Cinquième partie : 2003

P.-S.

Cette chronologie est extraite de :
Pierre Tevanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire, paru aux éditions L’esprit frappeur en novembre 2003.