Certains auteurs établirent un lien entre cette « sémantique guerrière » [2] et les émeutes survenues début novembre 2005 comme une des conditions du renforcement de ces violences urbaines [3].
Lors de ces évènements N. Sarkozy réitéra ses propos indiquant notamment dans le journal Le Monde : « Ce sont des voyous, des racailles, je persiste et je signe » [4]. Depuis, de manière régulière ce terme se retrouve réactivé et/ou sous-entendu dans de nombreux discours, petites phrases politico-médiatiques [5]. On se souvient entre autres en 2010 des certains commentaires autour de la fameuse débâcle de nos « Bleus » lors de la coupe du monde de football [6].
Ce substantif fut également récemment utilisé dans d’autres pays notamment en Angleterre lors des émeutes de Londres en août 2011. Selon Owen Jones [7], le terme Chav que l’on peut traduire en français par le terme « racaille » fut usité par certains hommes politiques et médias anglais pour « diaboliser » des jeunes adultes issus la classe ouvrière anglaise.
Ce type de discours stigmatisant sur les minorités est devenu récurrent depuis quelques années. Il fonctionne comme un « dispositif » [8] stratégique du pouvoir politique, mais il produit également des effets concrets sur le terrain. Une collègue éducatrice m’indiquait par exemple il y a quelque temps : « eux se sont les pires : les racailles du quartier, il n’y a rien à en tirer, ils n’accrochent à rien, en plus, ils dégradent le quartier. » Un père de famille habitant le quartier des Rondières me signalait également il y a quelques mois : « mais l’État, il nous traite de racailles, comment on peut se valoriser ? On est insulté, on est des moins que rien pour eux David ! »
À travers la sur médiatisation de faits divers liés aux quartiers dits sensibles, les ritournelles identitaires, politiques, puis les réformes qui s’ensuivent, il se configure une « condition racaille » désignant une frange de la population française socialement méprisée. Ce type de « fulgurance langagière » politico-médiatique catégorise négativement toute une partie de la population française. Le terme « racaille » est porteur d’une forme de puissance au sens de produire de nombreux effets sur les sujets désignés, d’être le performateur d’un pouvoir symbolique [9]. En effet la configuration de ce terme réamorce un espace de représentations historicisées, il essentialise les classes populaires, il performe l’opposition entre des catégories de la population, et en parallèle il favorise la mise en place d’un véritable « dispositif sécuritaire » dans les quartiers populaires [10].
Cependant au-delà des déterminismes socio-politiques, il est intéressant de constater sur le terrain que de nombreux jeunes de ces quartiers populaires développent en parallèle à ces stigmatisations, de véritables stratégies de contre assignation identitaire.
La racaille en définition : la réactivation d’un terme historique
Les jeunes en situation de marginalisation avancée dans les quartiers populaires français font l’objet depuis de nombreuses décennies de dénominations particulières. On parlait des Apaches au début du vingtième siècle, des Blousons noirs dans les années 1960, des Loubards en 1970, des Punks en 1980, des Sauvageons en 1990. Tous ces termes catégorisent une partie de la population jugée improductive et adoptant des traits comportementaux déviants face aux normes ambiantes relatives à chaque époque.
Le terme « racaille » en 2005 venait dans la continuité de ce processus discursif catégorisant des jeunes banlieusards oisifs, délinquants potentiels. Cependant ce terme contient en lui des signifiants symboliques puissants notamment liés à son usage à travers l’Histoire. En effet comme l’indique V. De Rudder [11] citant C. Guillaumin, le passé des mots sédimente et persiste à travers le temps. La définition agrège des sens réactivés selon le contexte social présent, leur profondeur historique peut en ce sens éclairer leur choix. [12]
Le terme « racaille » aurait pour origine étymologique le terme « raka » qui, dans la langue syriaque, signifiait : « être sans esprit, un homme de rien. » Il désignait également chez les Hébreux la plus grande marque de mépris (il était prononcé en crachant et en détournant la tête). Le terme « raka » est également employé dans le Nouveau Testament par l’apôtre Saint Mathieu [13]. Il tend à signifier l’affichage verbal du mépris que l’on a pour une personne qualifiée « d’ignoble ou de rebut ». Globalement le terme « racaille » désigne aujourd’hui une partie du peuple considérée comme méprisable, la plus vile en opposition à un groupe dominant. Cependant depuis la réactivation du terme en 2005, celui-ci s’est chargé d’un sens plus spécifique, il désigne également un « ensemble d’individus peu recommandables, délinquants en puissance d’une communauté (banlieues, cités). » [14]
Dans les quartiers populaires, ce terme vise bien souvent négativement des jeunes se comportant comme le stéréotype du banlieusard en référence aux ghettos noirs américains. Cette catégorie d’individus différent des normes dominantes de par leurs attitudes gestuelles, vestimentaires, leurs comportements, leurs moyens d’existences et coutumes inhabituelles sur un territoire donné. Les signes distinctifs de cette condition sont, entre autres, d’être vêtu de vêtements larges « baggy » , casquette, chaîne en or (en référence au Gangsta rap américain) ou de vêtements imitant des grandes marques. Ces adolescents ou jeunes adultes développeraient un langage, une terminologie propre (verlan, raccourci, détournement de mots issus du langage voyageur, des langues arabes, de dialectes africains). Le plus souvent, ces individus utilisent ce terme de manière négative, dérisoire : « t’as vu la Kaira ! » (« racaille » en verlan) » définissant un jeune trop clinquant, démonstratif. De manière paradoxale ce terme peut également désigner de manière péjorative des élites mondaines ayant pour caractéristique d’être sans scrupules, corrompues [15].
Cependant la catégorisation politico-médiatique d’un groupe particulier conduit à naturaliser un ensemble renvoyant l’autre à son étrangeté, sa différence. Le jeune des banlieues serait rusé et fourbe. Son groupe d’origine, son milieu de vie est représenté par une foule de gens bruyants et vulgaires. La complexité du réel est niée, le groupe est perçu dans un ensemble. Cette identité « racaille » assignée agit globalement comme un marqueur, suscitant des troubles de l’agitation, de l’inquiétude, de la confusion dans les foules. L’usage de ce terme renforce de fait des tensions existantes entre une partie des citoyens français insérée socialement, participant à la vie politique et une seconde, perçues et considérées comme en dehors de la citoyenneté française [16] ».
La déstructuration de la « condition ouvrière »
Le quartier des Rondières, où j’interviens en tant qu’éducateur de rue, subit depuis quelques décennies une véritable déstructuration de son tissu industriel, ouvrier [17].
La Manufacture d’armes de Châteaulare a fermé en 1968, durant 150 ans elle avait contribué à créer une véritable « condition ouvrière » dans ce quartier populaire. Bien plus qu’une fermeture d’usine en 1968, c’est la conscience d’une classe ouvrière au niveau local qui, au fil du temps, s’est désagrégée. En effet, la décentralisation de l’activité ouvrière du « cœur de la cité » vers des zones d’activités, entreprises privées situées à la périphérie du quartier a notamment entraîné une rupture de transmission d’un « éthos » ouvrier au niveau de la cité. Les ouvriers sont passés de la « classe-sujet », impliquée politiquement, mobilisable, ayant une conscience forte de son implication-influence dans le monde politique à une « classe objet » dépossédée de ses propres moyens de défenses, souffrant d’un déni de reconnaissance sociale, voire de mépris [18].
Bien que la ville soit toujours considérée comme l’un des principaux bastions industriels du centre ouest, depuis les années 2000, les fermetures et délocalisations de nombreuses entreprises de sous-traitance automobile ont sérieusement contribué à renforcer la paupérisation des habitants de ce quartier populaire notamment chez une bonne partie des jeunes adultes. Ces derniers se retrouvent pour certains en situation de marginalité avancée, en rupture avec les institutions de droits communs, ils sont catégorisés par les pouvoirs publics locaux comme « voyous, crapules ou racailles. » Ce quartier populaire dont la « condition ouvrière » était un marqueur identitaire devient au fil des années un quartier « sensible » à gérer pour les pouvoirs publics.
La formation d’une « condition racaille »
De manière symptomatique, ces dernières années, une partie importante des services sociaux, associations caritatives de la ville ont été regroupés au sein de ce quartier. On y retrouve notamment la Mission Locale d’Insertion, le Centre Communal d’Action Sociale, une Ecole de la Deuxième Chance, une Maison de la Solidarité regroupant les assistantes sociales du secteur, le Pôle Emploi mais également une épicerie sociale, les Restos du Cœur, la Banque Alimentaire, le Secours Populaire, etc.
On peut également noter la présence d’un parc locatif privé peu onéreux situé dans l’hyper centre du quartier. La part des ménages locataires auprès d’un bailleur privé fin 2009 était de 60,2% [19] (43,1% au niveau de l’unité urbaine de Châteaulare) quant à la part des ménages concernés par une location auprès d’un bailleur d’Habitat à Loyer Modéré, elle concernait uniquement 21,8% de la population. C’est-à-dire que 18% des habitants du quartier sont propriétaires de leur domicile. Les travaux liés à la rénovation urbaine des quartiers voisins ont induit un « déplacement » des familles les plus modestes vers les logements du quartier des Rondières [20]. Certains bailleurs privés peu scrupuleux louent notamment dans l’hyper centre du quartier, des appartements insalubres exigus à des familles migrantes aux conditions administratives plus que précaires. Le « Turn over » y est très important, la part des ménages installés depuis moins de 5 ans fin 2009 était de 54, 5% (46% au niveau de l’unité urbaine).
De manière globale à l’échelle de la ville, les habitants du quartier des Rondières sont perçus de manière négative. Par exemple, la mairie de la ville a notamment déployé un « atelier santé ville » regroupant des professionnels du secteur sanitaire et social dans l’objectif d’améliorer la politique de santé publique dans le quartier des Rondières. Les quatre domaines prioritaires stipulés par les élus étaient : « l’accès aux soins, l’hygiène de vie, les violences, et les addictions notamment l’alcool. »
Sur le terrain, certains habitants témoignent que ces dispositifs, discours politiques les réifient comme « indésirables » , qu’ils diffusent l’idée que leur condition sociale précaire est étroitement liée à des défauts individuels, à des choix rationnels. La réactivation d’une « classe dangereuse » naturalisée suscite dans la population un sentiment de peur diffus, d’insécurité latente. La prolifération de ces discours induit qu’il existerait des prédispositions à la délinquance, une condition innée conditionnant des individus déviants. On prône le dépistage précoce des délinquants dès l’âge de 2-3 ans, le fichage biométrique des populations, etc.
Ces analyses font écho au propos de N. Sarkozy qui indiquait en 2007 dans une interview à la revue Philosophie magazine : (etc.) Il y a 1 200 ou 1 300 jeunes qui se suicident en France chaque année, ce n’est pas parce que leurs parents s’en sont mal occupés ! Mais parce que, génétiquement, ils avaient une fragilité, une douleur préalable. Prenez les fumeurs : certains développent un cancer, d’autres non. Les premiers ont une faiblesse physiologique héréditaire. Les circonstances ne font pas tout, la part de l’inné est immense . » [21]
La diffusion politico-médiatique de ce terme « réifie » toute une partie de la jeunesse des quartiers populaires notamment issue du « monde ouvrier ». Les services sociaux et judiciaires incorporent de manière informelle ces « représentations populaires » méprisantes diluées dans des expressions comme les « jeunes en difficulté, délinquants, cas sociaux, à risque. » Ces discours construisent des pratiques, réorientent le travail de gestion de la marginalité urbaine juvénile.
La gestion de la « racaille » : les impasses de la logique comportementaliste
L’ensemble de ce « dispositif » discursif et pratique tend à diffuser qu’il existerait des traits comportementaux spécifiques à ces habitants des quartiers populaires. Par exemple à travers l’atelier santé ville de Châteaulare, on ne perçoit que certains traits comportementaux : le manque de soins, d’hygiène de vie, la propension à être violent, à avoir des conduites toxicomaniaques tendent à caractériser les habitants des Rondières.
Ces représentations prescriptives et normatives configurent les pratiques des travailleurs sociaux. Ils se diffusent notamment dans l’action sociale une approche cognitivo-comportementaliste envers des usagers et/ou clients à réadapter, remobiliser, redynamiser.
Les thérapeutes comportementalistes considèrent ainsi : « que le symptôme est la maladie. Il faut donc travailler à substituer d’autres symptômes plus opérants que celui-ci, ou moins handicapants. Prenant appui sur des méthodes d’apprentissage et de conditionnement, le traitement va consister à modifier le comportement inadapté. Celui-ci va disparaître de lui-même grâce à un "processus d’extinction ” » [22].
Ces modes de prise en charge ont un certain succès dans le travail social. Le jeune (ou l’adulte) est alors perçu en fonction de ses traits de caractère saillants, qui posent des problèmes pour son insertion sociale dans la société. Les stratégies éducatives s’individualisent, on travaille sur les attitudes des jeunes, leurs bienséances, on revoit leurs manières de se comporter en public. Dans ce cadre de pensée, l’identité de la personne, sa culture d’origine sont souvent perçues comme des données relatives, voire problématiques. Certains professionnels suggèrent de manière discrète dans un couloir : « c’est dans les gènes, la famille Kalir ils sont connus depuis vingt ans de tous les services sociaux ! » ; « Lorsque l’on veut, on peut, ils ne sont pas courageux. » Ils évoquent les « gènes socio-biologiques » qui expliqueraient la reproduction sociale des inégalités ou bien citent des expressions populaires comme : « les chiens ne font pas des chats. »
De nombreux employés administratifs, travailleurs sociaux pourtant à même de remettre en cause ces préjugés de par leurs connaissances du terrain intègrent, diffusent ces catégories. Certains d’entre eux stigmatisent des familles caractérisées comme « chroniques », les individus naturalisés en « patates chaudes » ballottées entre les services sociaux, les parents « démissionnaires » , les élèves décrocheurs, les « pires » du quartier désignés comme des « racailles » « ingérables. »
Ces personnes doivent donc être « moralisées » par des travailleurs sociaux et/ou font l’objet de projets de remobilisation sociale. Les jeunes adultes en situation de marginalité avancée restent « incasables », bringuebalés d’ateliers CV à la Mission Locale en réunions d’information au Pôle Emploi. Ces groupes « racailles » sont regroupés dans des listings, ballottés entre les structures sociales, les conseillers. Par exemple, nous avons accompagné un jeune auprès de la Mission Locale ayant fait l’objet d’un suivi auprès de huit conseillers différents en cinq ans.
Ces personnes sont désignées comme des « cas » auxquels on associe des traits comportementaux : une propension à avoir des comportements asociaux et/ou déviants, une tendance à l’oisiveté, à la vulgarité voire à la violence, à être dépendant de l’assistance sociale, à avoir des consommations toxicomaniaques. Cette catégorie d’individus diffère des normes dominantes de par leurs attitudes gestuelles, vestimentaires, leurs comportements, leurs moyens d’existence et coutumes inhabituelles.
Les approches comportementalistes tendent à reléguer au second plan les analyses sociologiques et politiques des causes de la délinquance et de la précarité financière d’une partie de la population française. Le processus en jeu, c’est la représentation même de « l’étranger de l’intérieur », de l’autre irréductible à soi-même. Sur le terrain, en lien avec ces prises en charge comportementalistes, depuis quelques mois, la mairie de la ville multiplie des actions de réhabilitation, rénovation de l’espace public notamment dans l’objectif de « lutter contre le sentiment d’insécurité » des habitants.
A l’épreuve du terrain : le sujet contre son assignation
Depuis notamment la « loi Borloo » [23] en 2003, les opérations de « prévention situationnelle » liées à la rénovation urbaine ou à la lutte contre la délinquance se sont multipliées dans les quartiers dits « sensibles » , au détriment des actions de proximité et de prévention sociale. La « prévention situationnelle » a pour objectif majeur de prendre en compte la sécurité dans les aménagements des espaces pour réduire le sentiment d’insécurité.
Cependant, force est de constater sur le terrain, en tant que praticien éducateur de rue, que la prolifération des caméras de surveillance et les actions de « réhabilitation » des quartiers populaires n’opèrent pas de changements fondamentaux en matière de lutte contre l’insécurité. Les familles en situation de précarité sont déplacées dans d’autres quartiers des villes et/ou dans des zones périurbaines. Les jeunes en situation de marginalité avancée se déplacent dans l’espace public percevant l’hypocrisie de ces projets d’aménagements paysagers, de réhabilitation de l’habitat urbain.
L’énonciation de la catégorisation « racaille » renvoie une stigmatisation de plus à ce groupe social. Elle nomme et discrédite de manière légitime, politique et sociale ces jeunes en difficultés. De fait, les tensions entre ces derniers et les services sociaux, et avec la police, se renforcent, alimentant le recours à la « débrouille », renforçant les filières de l’économie parallèle. En réaction, certains individus mettent en place des stratégies défensives pouvant prendre une forme individuelle (violence, passage à l’acte délinquant) ou collective (émeutes).
Le terme « racaille » peut également être utilisé comme une marque de reconnaissance par les groupes de jeunes les plus à la marge au sein des quartiers populaires. Ces derniers ne se revendiquent pas comme des « racailles » (ou « Kaira », le terme étant trop chargé symboliquement. Mais, certains le réinterprètent subtilement pour en faire une sorte de « blase » : une marque distinctive non dite, reconnue par les initiés comme une signature. Globalement, ces jeunes en situation de marginalité avancée sont plus ou moins déscolarisés depuis l’âge de 14 ans, ils cumulent des difficultés familiales et judiciaires se retrouvant confrontées à des difficultés d’insertion sociale redondantes. Bien souvent, ils rejettent tout rapport d’autorité qu’il soit éducatif ou autres. Lorsqu’ils trouvent une activité salariale, celle-ci est bien souvent précaire. Comme l’indique le sociologue, M. Boucher [24], au fil du temps le découragement laisse place à une accumulation de désillusions conduisant à une dévalorisation de soi. Ces sentiments laissent place à de la rage. L’économie de la débrouille, les passages à l’acte délinquants sont une forme de conservation d’une certaine dignité. Le groupe de pairs valorise les actes, le passage en prison pouvant également constituer un renforcement d’un « leadership » sur le quartier. Ces jeunes deviennent au fur et à mesure incasables. Ils ressentent eux-mêmes cette mise à l’écart, le fait qu’ils soient considérés comme en dehors de la citoyenneté. Cette relégation s’exprime sur le terrain par exemple lorsqu’une personne se voit signifier à plusieurs reprises que ses antécédents judiciaires l’empêcheront de réaliser des formations, lorsque le jeune accueilli à la Mission Locale se retrouve avec des rendez-vous de plus en plus espacés, lorsqu’on ne lui propose plus que des stages de remise à niveau en langue française depuis plusieurs années. Certains se voient également demander régulièrement par les administrations, institutions leurs origines géographiques, identitaires alors que leurs familles sont France depuis plusieurs générations. Ces jeunes se ressentent au quotidien comme des mauvais objets, définis de par leurs appartenances à tels quartiers, origines ethniques. Ils se perçoivent au fur et à mesure comme des « étrangers de l’intérieur. » Comme nous le constatons dans notre pratique quotidienne, ces « racailles » peuvent également être des Français dits de « souche », notamment les jeunes issus des anciennes classes ouvrières.
Dès lors ces familles, ces jeunes adultes au fur et à mesure du temps se perçoivent eux-mêmes comme « surnuméraires », certains adoptent cette « condition racaille », renforçant des traits, attitudes propres aux stigmates qu’ils rejetaient. Cette réappropriation de la marque du mépris exprimé envers eux de l’extérieur du quartier se retrouve « performée » pour devenir un marqueur de reconnaissance interne à la cité, comme par une sorte de jeu et de provocation.
Le stigmate est renvoyé dans un jeu de réciprocité lors de confrontations avec la police, de passage à l’acte délinquant. En effet le stigmate [25] peut-être retourné en terme de positivité, la plupart du temps sous la forme de la dérision [26]. Certains jeunes développent par exemple des stratégies de contre stigmatisation en incarnant le profil type du banlieusard, une « esthétique de la violence » Op.cit., Manuel Boucher, 2009.]] , comme l’indique le sociologue M.Boucher , par exemple dans la réalité ou dans la culture artistique (rap, graff). Celle-ci a fournit de la matière pour permettre de s’extraire d’une « exo-définition négative en la remplaçant par une endo-définition valorisée » [27]. Ce retournement du stigmate alimente également un marché de la « culture racaille » dont certains médias et réalisateurs nationaux ont su saisir l’opportunité [28]. L’ « imago » racaille est visible dans l’univers politique, médiatique, du mouvement des « indigènes de la république » [29], à la série les « Lascars » vers l’émission « Kaira shopping » aux différents projets du collectif « Kourtrajmé. » Certaines références musicales permettent également d’entretenir ces stratégies de contre-assignations identitaires, comme par exemple avec le rappeur La Fouine dont l’une des chansons de son dernier album est intitulée « Caillera for life » [30].
Bien que la définition du terme racaille renvoie à une catégorie négative, des jeunes méprisés, elle est dans le même temps imbriquée dans une dynamique identitaire. En effet pour reprendre les analyses interactionnistes des sociologues P.Poutignat et de J.Streiff-Fenart [31], nous nous identifions par rapport à l’autre, la catégorisation n’est pas exclusivement exogène, elle est également endogène, produite de l’intérieur du groupe même stigmatisé. L’ethnicité « racaille » devient donc un processus dynamique de production identitaire, mais également paradoxalement de contre stigmatisation.
Brève conclusion
La distinction d’une « condition racaille » définie de par des traits comportementaux assigne moralement et spatialement l’ensemble d’un groupe social. Notamment dans de nombreux quartiers populaires où à la représentation d’une « condition ouvrière » s’est substitué le spectre d’une « condition racaille ». Ce processus d’assignation est composé des multiples discours, petites phrases identitaires qui forgent des modèles de pensées, pratiques concrètes sur le terrain. L’ensemble de ce « dispositif » vise entre autres à détourner l’attention populaire des mesures de réduction des financements publics en cours, elle favorise le déploiement de mesures sécuritaires, le déploiement du fichage biométrique des populations, etc. Les approches comportementalistes tendent à reléguer au second plan les analyses sociologiques et politiques des causes de la délinquance et de la précarité financière d’une partie de la population française. Le processus en jeu, c’est la représentation même de « l’étranger de l’intérieur », de l’autre irréductible au soi-même. Ce « dispositif » contribue à populariser et à diffuser les idées de l’extrême droite qui s’ancrent sur le terrain. [32] M. Foucault envisageait le « dispositif » comme le réseau qu’il est possible de tracer entre différents éléments, un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose [33] Il devient nécessaire de saisir les fonctions stratégiques de ces « mots dits » identitaires, tracer les pratiques sanitaires et sociales qui en découlent afin d’en atténuer les dommages collatéraux. Cependant au-delà des toutes « réifications totales » les individus développent et diffusent de manière permanente des stratégies de contre-assignation identitaire : de la « débrouille » à la pratique de la « chine », de la sollicitation à la sollicitude jusqu’à la réappropriation de la marque du mépris en passant par le développement d’une rhétorique ironique, sarcastique, à la connaissance des dispositifs socio-judiciaire, à l’investissement associatif (etc.)