Partie précédente : « On est pas des nordiques ! »
On peut le regretter mais ne jouons pas aux idiots : nous savons toutes et tous très bien que nous vivons depuis des lustres dans une société où tous les enfants, dès l’école primaire, et sans avoir besoin pour cela d’aucun « ABCD de l’égalité », d’aucun cours d’études de genre, d’aucune projection du film Tomboy, connaissent les mots pédé, homosexuel, enculé, travelo, gonzesse et quelques autres, parce qu’ils les entendent dans leur environnement – dans la bouche soit de leurs parents, soit de leurs grands frères, soit de leurs voisins, soit à la télévision, soit tout cela ensemble – et qu’ils les répètent à leur tour, toujours de la même manière : comme injure.
Les programmes « ABCD de l’égalité » ou les livres comme Tango a deux papas ou Jean a deux mamans, aujourd’hui violemment pris pour cible, ne viennent donc pas traumatiser des âmes pures et innocentes en introduisant dans leur petit ciel mental immaculé des notions qui leur seraient étrangères : c’est un contre-discours qu’ils apportent, un contrepoint à des discours de peur, de haine, de rejet, d’oppression qui sont déjà là – une réponse reposant sur la bienveillance et le respect mutuel plutôt que sur la logique grégaire de l’injure, du rapport de force et de la tyrannie du groupe des « normaux » sur le « vilain petit canard ».
La manière particulière dont chaque enseignant-e opère, les qualités et défauts des supports pédagogiques mobilisés, tout cela peut évidemment être discuté, en connaissance de cause et au cas par cas, mais il est notable que c’est sur le principe, et non pas seulement sur la modalité, qu’a porté la controverse, et que ce n’est pas dans le registre de la discussion mais de la guerre totale (contre, au choix, « le totalitarisme » ou « l’œuvre du diable » [6]), de l’interdiction, de l’éradication, de l’épuration [7] que se sont positionnés les activistes Christine Boutin, Béatrice Bourges, Ludovine de La Rochère, Farida Belghoul, Nabil Ennasri, Gilles-William Goldnadel, Alain Escada et leur principaux relais médiatiques : le Causeur d’Elisabeth Lévy, le Figaro d’Ivan Rioufol et Eric Zemmour…
Ce n’est pas la modalité qui est mise en cause par les héros auto-proclamés de la « protection de l’enfance », mais bien le principe même d’une visibilité et d’une dicibilité de l’homosexualité d’une part, et d’autre part de toutes les discordances possibles entre sexe biologique, sexe social, genre et orientation sexuelle… Or, dans un monde où cette diversité existe, et dans une école où, répétons-le, la parole circule déjà de toutes parts sur cette diversité, mais une parole sommaire, brutale, injurieuse, que défend-on lorsqu’on exige le silence des enseignants ?
La réponse est dans la question : ce n’est pas un véritable silence qu’on protège, ce n’est pas une véritable absence des « questions de genre, d’identité ou d’orientation sexuelle », puisque ce silence n’existe pas et ne peut pas exister. Ce qu’on protège alors est un monopole : le monopole de la parole sur « l’homosexuel » laissé à ceux – élèves, mais profs aussi – qui en font une insulte, le monopole de la parole sur « la gonzesse » laissé à ceux qui en font une insulte, le monopole de la parole sur les « questions trans » laissé à ceux qui, sans forcément connaître le mot trans, connaissent les mot travelo et femmelette et s’en accomodent largement pour faire, au sens le plus littéral du mot, d’une pierre deux coups...
Des images et des mots
Sous couvert de silence et d’invisibilité, c’est donc une hégémonie qui est défendue. Car lorsque la parole injurieuse circule de la sorte, sans contradiction, c’est toute une imagerie qui se constitue, un « bestiaire » dans lequel s’agglomèrent et se confondent toute une foule d’« anormaux », de « déviants », de parias :
– celles et ceux, intersexes, que mère nature n’a pas doté, à la naissance, d’un sexe « purement » masculin ou féminin, et sur lesquels l’artefact humain a tôt fait de s’abattre [8] ;
– celles et ceux, trans ou futurs trans, qui ont un sexe natal « bien identifié » mais pour une raison ou pour une autre, d’une manière ou d’une autre, ne s’y sentent pas « chez eux » et voudraient « changer de sexe » ;
– celles et ceux qui, « garçons manqués » ou « mecs efféminés », sans nécessairement vouloir changer de sexe, et sans nécessairement être « orientés homo », ne se sentent pas à l’aise avec le genre (masculinité, féminité) auxquels ils sont assignés ;
– celles et ceux qui, sans nécessairement se sentir mal dans leur sexe ou dans leur genre, sont « orientés homo », c’est-à-dire attirés davantage, sexuellement, par des gens « de leur sexe » ;
– celles et ceux, enfin, qui sans nécessairement appartenir aux quatre catégories ci dessus, ont des parents qui y appartiennent.
Je reviendrai sans doute sur ces différents niveaux, qui renvoient justement à la distinction entre genre, sexe biologique (ou natal) et sexe social, mais pour le moment je vous propose juste, si vous voulez en savoir plus, de vous échapper vers cette échappée belle de Lalla Kowska Régnier, qui est tout à fait mon genre de théorie. Ce qui suffit pour mon propos, pour le moment, c’est d’entrevoir l’existence de ces peuples singuliers, et la violence que leur réserve cette construction si peu naturelle qui se nomme pourtant, elle même, « l’ordre naturel ». Et dès lors, de deux choses l’une :
– soit le bien de « nos enfants » n’est pas le bien de tous nos enfants mais seulement le bien des enfants bien, qui exige le malheur des pas bien, auquel cas ces peuples intersexes, trans, homos et enfants d’homos doivent demeurer innommables, maintenus dans l’ombre et dans le flou [9], sans nom autre que l’injure et sans image autre que le cliché ou la caricature, sans reconnaissance de l’institution scolaire, sans visibilité et sans « représentation positive », et donc livrés pieds et mains liés à la meute des « vrais mecs » (nés mâles, genrés masculins, orientés hétéros, bien dans leur sexe, bien dans leur genre, bien dans leurs baskets et bien à leur place de futurs chefs), secondée par la meute des « femmes comme il faut » (nées femelles, genrées féminines, orientées hétéras et bien dans leur destin de future maman, ni « salope » ni « sainte nitouche », ni « pute » ni « voilée ») ;
– soit les éducateurs opposent à ces mots et ces images mortifères d’autres mots et d’autres images, et donc des livres, des films, des séquences de cours qui, pour reprendre les termes tellement décriés du ministère de l’éducation nationale, et tellement anodins pourtant, tellement évidents, doivent véhiculer « des représentations positives des personnes LGBT » – ou plus exactement, des personnes L, des personnes G, des personnes B et des personnes T, puisque l’amalgame des quatre groupes en un est déjà une abstraction déshumanisante [10].
Il faut donc des « représentations positives » de toutes ces « personnes ». Evidemment. Très exactement comme la lutte contre la violence sexiste suppose des représentations valorisantes des femmes, je veux dire d’autres rôles que celui de la douce épouse, de la mère courage, de la princesse endormie, de la vilaine sorcière ou de la sale pute – étant entendu que ni la douceur ni le statut d’épouse ne sont en eux mêmes infâmants, et pas davantage le courage ou le fait de dormir, ni le statut de mère, le statut de princesse, le statut de sorcière ou celui de pute (seules le sont – mais c’est tout le problème – les représentations condescendantes, phobiques ou haineuses qui leur sont associées). Et comme la lutte contre la violence raciste suppose des représentations valorisantes des Noirs, des Roms, des Juifs, des Musulmans, et de tous les groupes ethniques dévalorisés. Parce que bien évidemment, les « sale Noir », « sale Arabe » et « sale Gitan » commencent, comme les « sale gonzesse » et « sale pédé », dès l’école primaire.
Que défend-on, par conséquent, quand on juge inacceptable la diffusion d’images « positives » de l’homosexuel ou de la famille homoparentale ? Il ne reste pas trente six options : soit l’on veut que soit propagée activement une image négative, soit l’on veut perpétuer le statu quo de l’invisibilité, sur lequel prospèrent le fantasme, la peur, l’hégémonie de la parole haineuse, et les violences – sexistes, transphobes, homophobes – qui en découlent.
C’est alors cela qu’on veut laisser prospérer : http://www.paris-normandie.fr/article/le-grand-quevilly/une-lyceenne-agressee-pres-de-rouen-parce-quelle-est-homosexuelle .
Quelle protection au fait, et surtout pour quelles enfances ?
Parlons donc protection de l’enfance – je crois être particulièrement sensible à cette question. Mais ne jouons pas avec une cause aussi sérieuse. Ne jouons pas aux cons lorsque des enfants, justement, sont embarqués. Tout le monde sait très bien – ne feignons donc pas de croire le contraire – que les jeunes enfants sont curieux de tout et étonnés par rien, et que la seule chose qui peut vraiment les déstabiliser et les traumatiser, c’est la violence qu’on leur inflige ou dont ils sont témoins. Ce qui peut les traumatiser c’est de les brutaliser, de les opprimer, de les terrifier, avec des coups, avec des attouchements, avec des paroles blessantes, des injures, des menaces, mais aussi avec des silences et des tabous – et par exemple avec des tabous sur « l’homosexualité », « la transexualité », « les problèmes d’identité sexuelle » ou les « questions de genre ».
Tout le monde sait très bien, même si certains jouent à l’ignorer, que « parler de » n’a jamais voulu dire « forcer à », et que par exemple parler de sexualité ne veut pas dire transformer la séance de cours en partouze géante – et encore moins en viol collectif. Cela va sans dire mais je préfère le préciser, parce que c’est ce registre-là que n’hésitent pas à mobiliser, sans honte, les prétendus défenseurs de l’enfance (on « viole » nos enfants, « c’est pire que des abus », peut-on lire sur certaines pages Youtube et Facebook) – manifestant par là à quel point ils sont loin d’être clairs sur la question de la maltraitance et du viol. « C’est à eux que j’hésiterais de confier mon fils », me disait récemment un ami, aussi terrifié que moi.
Tout le monde le sait très bien, même si certains jouent ce drôle de jeu de l’ignorer : étudier, parmi bien d’autres histoires, l’histoire d’une famille avec deux papas, ou deux mamans, ou un garçon qui aime se maquiller, et dire à des jeunes enfants qu’on peut, sans être un monstre, vivre diversement son identité de sexe ou de genre, dire à ces jeunes enfants qu’on peut se sentir mal dans son sexe de naissance, leur dire qu’on peut se sentir mal dans le genre masculin ou féminin qui nous est assigné, leur dire que tout cela est respectable, qu’aucune de ces situations n’est monstrueuse, et qu’aucun des devenirs et aucune des constructions identitaires qui en découlent n’est pathologique, dire à ces enfants qu’il en va de même pour la diversité des orientations sexuelles et des constructions familiales, et que ce qui doit primer est le respect d’autrui et l’égalité de traitement, dire tout cela ne « déstructurera » aucun garçon bio masculin hétérosexuel et aucune fille bio féminine hétérosexuelle, quoi qu’on puisse entendre par « déstructurer » – quoiqu’on puisse entendre en tout cas de négatif. Tout le monde sait très bien que toutes celles et ceux qui se sentent bien dans leur sexe natal mâle ou femelle, dans leur genre masculin ou féminin, et dans leur orientation hétérosexuelle, y resteront – que personne en d’autres termes ne sera « converti » ou « contaminé ».
Tout le monde sait que personne ne sera non plus « perturbé », « déstabilisé », « traumatisé » – sauf à considérer qu’il est traumatisant de perdre son privilège, de renoncer aux joies de la domination, au plaisir aristocratique de se sentir le meilleur et à celui pervers d’écraser les autres. Sauf à considérer qu’il est traumatisant d’admettre qu’un autre, qui n’est pas le même que moi parce qu’il n’a pas le même sexe, ou le même genre, ou les mêmes attirances, comme d’autres qui ne sont pas les mêmes que moi parce qu’ils n’ont pas la même couleur, la même religion, la même langue natale, est pourtant mon égal, et que je ne suis ni plus ni moins normal, respectable, vénérable que lui.
Tout le monde sait donc – même si certains jouent ce jeu malsain de l’ignorer – que dans cette histoire les « normaux » n’ont rien d’autre à perdre que leur privilège, et que le véritable enjeu est de savoir ce qui adviendra des « autres », je veux dire celles et ceux qui ne se sentent pas à leur place dans leur sexe de naissance, ou les « garçons manqués », ou les « efféminés », ou encore les homosexuels. Vont-elles et vont-ils grandir en se sentant « légitimes », respectables, ou combattre seul-e-s contre la honte, la violence des autres, le dégoût de soi et l’envie de mourir ? Vont-elles et ils pouvoir s’épanouir comme les autres, ou précocement devoir se renfermer, s’aguerrir, s’endurcir ? Vont-ils avoir une enfance, ou pas ? Pourront-ils au moins appeler un pauvre numéro vert, ou pas ? Et voici donc que des entrepreneurs de morale, en gros toute l’extrême droite plurielle, y compris quelques socialistes couillus, prennent fièrement le second parti, sans bien sûr se priver de jouer les héros et martyrs de la libre pensée. « On a bien le droit d’être contre tout ça », clament-ils le torse bombé. Oui, bien sûr, vous avez le droit. Et moi j’ai le droit de penser, et de dire, que vous vous battez pour la perpétuation d’un statu quo qui, pour le coup, maltraite l’enfance, et fait des morts.