Le point de vue théorique que nous avons choisi afin d’observer la relation entre islam et société en France est celui des études postcoloniales, reposant sur une double hypothèse :
« la première est d’envisager la colonisation comme n’affectant pas seulement les pays colonisés mais également la métropole ; la seconde est de considérer que la période coloniale a eu de multiples et profondes conséquences postcoloniales. » [1]
Il s’agira dans un premier temps de mettre en avant le poids de l’héritage colonial dans les représentations, les pratiques et les institutions de l’ex-colonisateur français vis-à-vis de l’islam et des musulmans en France. Comme nous le verrons, le « brouillard sémantique » [2] qui mène de l’islam aux musulmans en général, aux immigrés, aux arabes, aux jeunes de banlieue, aux islamistes et aux terroristes, nous renvoie toujours en définitive à l’image de l’étranger. Un étranger qu’il s’agit de contrôler, réprimer, émanciper, intégrer. Cette image consubstantielle nous amènera à voir dans un second temps que ce qui est en cause dans la relation entre l’islam et la société française postcoloniale, ce n’est pas tant l’héritage colonial que la permanence du mythe républicain français : celui qui poursuivait et consolidait hier l’entreprise coloniale au nom d’un certain humanisme et universalisme. L’analyse de ce modèle nous permettra de dépasser l’approche purement postcoloniale pour rattacher notre problématique à celle plus ancienne et plus générale du traitement des minorités en France.
« L’ islam imaginaire » et sa matrice coloniale
Dans L’islam imaginaire [3], Thomas Deltombe revient sur les trois étapes de la construction d’un « islam imaginaire » dans la France postcoloniale. Naissance médiatique dans les années 1970, elle est la conséquence de plusieurs évènements : sur le plan international, la crise pétrolière de 1973 et la révolution iranienne de 1979 portent les pays musulmans sur le devant de la scène ; en France, les années 1970 voient la sédentarisation de l’immigration de travail « provisoire et de passage » en provenance des ex-colonies. Les représentations de l’islam, qui se retrouvent ainsi dès le début liées aux évènements se déroulant dans le monde « arabo-musulman » et à l’immigration, participent à la construction de l’islam comme un « corps étranger ». Les discours à l’encontre de ce dernier, d’abord paternalistes, deviennent accusatoires : les musulmans sont « coupables d’un déficit d’intégration ». Cette représentation culmine en 1989 avec l’affaire Rushdie [4] et la première polémique autour du hijab.
1989 avec la chute du mur de Berlin marque cependant une nouvelle étape dans la construction de l’islam imaginaire en France. La « fin » de la guerre froide laisse place à une nouvelle bipolarité, entre Islam et Occident. En France, où l’islam est devenu une réalité française, il s’agit dorénavant de distinguer entre les « modérés » et les « islamistes », entre les « bons musulmans » et les « mauvais », et d’organiser le culte en ce sens [5]. Sur ce point, on note l’influence des « nouveaux » universitaires français spécialistes de l’islam à l’image de Gilles Kepel qui, en 1991, dans la conclusion de son ouvrage Les Banlieues de l’islam [6], fait de l’intégration et du clergé les deux problèmes centraux de l’islam en France.
Si, comme le montre Thomas Deltombe, l’islam a tendance à disparaître de la scène publique à la fin des années 1990 [7], le 11 septembre 2001 le ramène sur le devant de la scène, ouvrant la troisième étape de la construction d’un islam imaginaire en France. L’obsession sécuritaire qui se retrouve à ce moment-là au coeur des discours politico-médiatiques glisse rapidement vers l’obsession identitaire. Thomas Deltombe relève ainsi trois éléments clés de la peur de l’islam :
« le traumatisme de la guerre d’Algérie, la visibilité de la religion musulmane et la crainte de l’islamisation des modes de vie. » [8]
L’islam devient vite le coupable de tous les maux – terrorisme, communautarisme, antisémitisme, sexisme... – et donc l’ennemi intérieur d’un État occidental récemment lancé dans la nouvelle guerre contre le terrorisme islamiste. Les deux conjonctures, internationale qui pose l’islam « radical » comme la menace majeure, et nationale, postcoloniale, où la question du rapport à l’autre est « réduite à la gestion de cette « menace » avec les outils et représentations héritées de l’ex-empire » [9], réifient ainsi les deux dynamiques, sécuritaire et identitaire, à l’oeuvre dans le discours dominant. C’est dans ce contexte que se vulgarise le terme d’islamophobie.
Racisme postcolonial et islamophobie
Avant de parler plus spécifiquement d’islamophobie, il faut rattacher cet « islam imaginaire » à l’existence de ce que Saïd Bouamama et Pierre Tevanian nomment « un racisme postcolonial » [10]. Postcolonial parce que celui-ci diffère de la xénophobie qui peut se manifester à l’encontre d’autres minorités, nationales, culturelles ou même religieuse, non-issues des ex-colonies :
« Les enquêtes d’opinion mettent en évidence une forme de mépris ou de rejet spécifique, plus fort et plus durable, à l’encontre des immigrés originaires de pays colonisés. De ces enquêtes, il ressort en effet que, depuis plusieurs décennies, deux phénomènes sont observables : d’une part, les vagues d’immigration les plus récentes sont toujours les plus dépréciées, les plus craintes ou les plus méprisées, tandis que le temps dissipe peu à peu cette crainte et ce mépris ; d’autre part, les immigrés issus de pays anciennement colonisés, notamment d’Afrique, font exception à cette première règle. En d’autres termes, il convient de distinguer le stigmate xénophobe, qui n’existe sous une forme exacerbée que pour les nouveaux arrivants, et le stigmate raciste, qui cristallise des représentations beaucoup plus profondément enracinées, et qui par conséquent ne perd pas - ou très peu - de sa force avec le renouvellement des générations et leur enracinement en France. Si les immigrants italiens, polonais, arméniens ou portugais ont pu être, à leur arrivée en France, l’objet de discours infamants et de mesures discriminatoires d’une grande brutalité, souvent comparables par leur forme et par leur violence à ce que subissent aujourd’hui les immigrants post-coloniaux, il n’en est pas allé de même pour leurs enfants, et moins encore pour leurs petits-enfants. On ne peut pas en dire autant des enfants d’immigrés maghrébins ou noirs-Africains, seuls condamnés à l’appellation absurde – mais éloquente politiquement – d’ ”immigrés de la deuxième ou troisième génération”, et aux discriminations qui l’accompagnent. » [11]
L’omniprésence du concept de tolérance dans les discours dominants n’invalide pas l’existence d’un racisme. La tolérance, comme l’explique Wendy Brown, est un « discours de pouvoir » qui sert toujours « à désigner quelque chose d’étranger à l’identité de l’hôte » [12], l’élément toléré. Si l’islam n’est pas une « race » mais une religion – ou une culture, cela n’invalide pas non plus la notion de racisme pour autant. Comme l’observe Alain Gresh :
« Le racisme s’abrite de plus en plus derrière les « différences » culturelles ou religieuses, qui mettraient en danger l’identité de la France. Dès la fin des années 1980, notamment avec la première affaire du foulard, émerge l’argument selon lequel l’obstacle à l’intégration serait religieux et culturel - c’est l’islam, dans son essence même hostile à la laïcité et à la démocratie, qui créerait un obstacle à l’assimilation des immigrés. C’est ce qu’explique, par exemple, Claude Imbert, directeur du Point, selon lequel on a atteint “les limites de la tolérance” : “Les Français n’ont jamais craint l’immigration [assertion que dément toute l’histoire du XXème siècle], parce qu’ils ont toujours réussi à l’intégrer. Mais, avec plus de trois millions de musulmans, ils voient désormais que la magie du creuset national n’opèrera pas comme jadis avec Polonais, Italiens, Espagnols et autres Portugais. La difficulté nouvelle n’est nullement raciale : elle est culturelle, religieuse et tient à l’islam.” » [13]
Par rapport à la question spécifique de l’islam, Geisser souligne ainsi l’importance de la colonisation qui a été une « époque charnière » avec une islamophobie institutionnelle qui était une des modalités de l’action publique vis-à-vis des indigènes musulmans [14].
La chronologie de la construction des représentations de l’islam en France montre en premier lieu que ce dernier n’a jamais cessé d’être présenté et perçu comme « un corps étranger », et donc potentiellement un « corps dangereux ». La (re)découverte par la société française de la question de l’islam dans le monde contemporain parallèlement à celle de l’immigration postcoloniale entraîne une ambivalence coloniale qui explique que la problématique de l’islam est par la suite toujours associée à d’autres problématiques : immigration, intégration, racisme, laïcité... Il s’agit d’un islam partiel regardé à travers des problèmes et donc également d’un islam évanescent qui apparaît et disparait au gré des évènements. Ce qui intéresse véritablement c’est l’islam fantasmé, imaginaire et non l’islam vécu : les musulmans, souvent mal voire pas définis, sont les figurants, l’ombre de ces représentations et les victimes du racisme postcolonial qu’elles véhiculent.