
À partir de septembre 2002, date de la publication du premier rapport de Tony Blair sur les armes de destruction massive irakiennes, la participation du Royaume-Uni à une attaque contre l’Irak paraît inéluctable. Mais le Premier ministre britannique n’en est pas moins soumis à une intense pression interne.
Celle de la rue d’abord, rythmée depuis novembre 2001 par les mobilisations anti-guerre dont l’ampleur ne cesse de croître : la dernière manifestation en date, organisée le 28 septembre 2002, a rassemblé 400 000 personnes (150 000 d’après la police) dans les rues de Londres, faisant du mouvement anti-guerre l’un des plus vastes mouvements sociaux de l’histoire du pays.
Contestation également au sein même du Parti travailliste, où de nombreux cadres, parmi lesquels Robin Cook, leader de la Chambre des Communes, et Clare Short, secrétaire d’État au Développement international (qui démissionneront de leur poste respectivement le 17 mars et le 12 mai 2003), expriment ouvertement leur opposition à une guerre contre l’Irak sans mandat de l’ONU.
Ce que la presse britannique appelle désormais le « complot de la ricine » pourrait bien aider le Premier ministre britannique à sortir de cette mauvaise passe. Depuis l’été 2002 en effet, des bruits laissent penser qu’un groupe baptisé Ansar Al-Islam, lié à Al-Qaida et fuyant les bombardements occidentaux en Afghanistan, se serait implanté dans le Nord de l’Irak. Sa spécialité ? La ricine, qu’Ansar Al-Islam aurait testée, selon un responsable américain ayant requis l’anonymat, « sur des volailles et au moins une personne ». Laquelle personne serait morte, affirme une « source non confirmée » [1]…
Le 31 janvier 2003, Tony Blair se rend en visite officielle dans la résidence présidentielle américaine de Camp David dans le Maryland pour discuter avec le président Bush du dossier irakien. La conférence de presse, organisée quelques heures après son arrivée, est entièrement consacrée au terrorisme international et aux armes de destruction massive, « deux menaces qui ne sont pas dossociées [mais] liées » selon le Premier ministre britannique [2]. Lorsqu’un journaliste rappelle à George W. Bush que la décision d’attaquer l’Irak semblait prise six jours seulement après le 11 septembre 2001, le président américain rétorque qu’aucune « nation libre » ne peut plus se considérer à l’abri du danger des armes de destruction massive, comme le montre au Royaume-Uni le « complot au poison » que le gouvernement de Tony Blair vient de mettre en échec.
Les événements de Londres et de Manchester vont ainsi peu à peu alimenter le dossier contre Saddam Hussein pour convaincre des opinions publiques dubitatives. De retour à Londres, Tony Blair déclare le 3 février 2003 à la Chambre des communes que
« l’Irak n’est pas le seul pays qui présente un risque en ce qui concerne les armes de destruction massives (ADM). Le complot à la ricine à Londres et Manchester nous a fourni ces dernières semaines la preuve absolue de la menace terroriste continuelle ». [3]
Mais c’est le gouvernement américain qui va établir un lien explicite entre l’Irak, Al-Qaida et le « complot à la ricine » en Angleterre, avec la surréaliste présentation du secrétaire d’État américain, Colin Powell, devant le Conseil de sécurité de l’ONU le 5 février 2003 [4].
Le réquisitoire de Powell contre le régime de Saddam Hussein comprend un premier volet sur les prétendues ADM que l’Irak s’évertuerait à dissimuler aux inspecteurs de l’ONU et un second, plus décisif encore, pour justifier, en particulier aux yeux de l’opinion publique américaine, une intervention militaire. Le secrétaire d’État américain explique à son auditoire qu’une connexion « sinistre » existe entre l’Irak et le réseau terroriste d’Al-Qaida, via le super-terroriste international Abou Moussab Al-Zarkaoui. Chef du groupe Ansar Al-Islam, ce dernier se serait installé en 2002 au nord de l’Irak pour y établir, sous l’œil indulgent des services secrets irakiens, des camps d’entraînement « » spécialisés dans la production de « poisons », et notamment « de ricine ». Colin Powell déclare :
« Le terrorisme de Zarkaoui ne se confine pas au Moyen-Orient, Zarkaoui et son réseau préparent des actions terroristes contre des pays comme la France, le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne et la Russie. […] Quand les Britanniques ont découvert la cellule [de ricine] là-bas, pas plus tard que le mois dernier, un officier de police britannique a été assassiné pendant le démantèlement de la cellule. ».
Bien que le ministre des Affaires étrangères britannique, Jack Straw, qualifie la démonstration de son homologue américain de « puissante et solide » (most powerful and authoritative), l’affirmation selon laquelle le « complot de la ricine » a pour origine l’Irak laisse perplexes les services secrets des autres pays européens [5]. Dans son ensemble, la presse britannique reste prudente elle aussi, à l’exception des tabloïds conservateurs qui, à l’exemple du Sun, fanfaronnent. Le tabloïd de Rupert Murdoch explique :
« Ce qui doit frapper maintenant le cœur des Britanniques, ce sont les preuves liant l’Irak à Al-Qaida et au complot pour répandre de la ricine dans notre pays. Il ne reste plus beaucoup de temps pour les Nations unies qui doivent décider si oui ou non [elles] ont les tripes de faire ce qui doit être fait. » [6]
La ricine, une arme de destruction massive très « exotique »
Pour frapper les esprits, Colin Powell avait, de manière théâtrale, minutieusement décrit les effets de la ricine devant le Conseil de sécurité :
« Laissez-moi vous rappeler comment la ricine fonctionne. Moins d’une pincée (imaginez une pincée de sel), moins d’une pincée de ricine : manger seulement cette quantité dans votre nourriture, causerait un choc suivi d’une défaillance [du système] circulatoire. La mort survient après 72 heures et il n’y a pas d’antidote. Il n’y a pas de remède. C’est fatal. »
La ricine est en effet un poison terriblement dangereux s’il est directement injecté par voie sous-cutanée. Il est par contre beaucoup moins efficace s’il est absorbé par voie orale. Extrait des graines de ricin, il « inhibe la synthèse protéique » des cellules, provocant de multiples défaillances des organes vitaux [7]. En Angleterre, son utilisation renvoie à l’affaire Georgi Markov, assassiné à Londres en 1978. Le 7 septembre de cette année-là, cet écrivain et dissident politique bulgare, qui travaille comme journaliste au service international de la BBC, ressent une piqûre derrière sa cuisse droite alors qu’il attend un bus près de Waterloo Bridge. Lorsqu’il se retourne, un homme qui est en train de ramasser un parapluie s’excuse, puis s’éclipse rapidement. Markov se rend à son travail mais, en fin d’après-midi, il développe une grosse fièvre et est amené à l’hôpital le lendemain. Il décédera trois jours plus tard. Le meurtrier de Markov ne sera jamais identifié ; mais, lors de son autopsie, les médecins légistes retrouveront sous la peau de sa cuisse droite une petite sphère contenant du poison, que l’analyse chimique identifiera comme de la ricine [8].
En fait, Markov est la seule victime connue au Royaume-Uni de la ricine et, comme le précisent les nombreux rapports publiés sur le site Web Global Security, ce poison n’a jamais servi que lors de tentative d’assassinats individuels (à Londres, mais aussi à Paris quelques semaines plus tôt, contre un autre dissident bulgare [9]). Les scientifiques s’accordent cependant sur le fait que si la ricine peut être utilisée pour semer un climat de panique, elle ne peut pas être considérée comme une arme de destruction massive. Contrairement à ce qu’affirment les rapports envoyés par les autorités algériennes aux Britanniques, le contact de la ricine avec la peau est insuffisant pour provoquer une intoxication. Paul Rice, chef du groupe médecine et toxicologie au centre scientifique gouvernemental de Porton Down le souligne dans un document présenté pendant le « procès de la ricine » :
« Il n’existe pas de preuves scientifiques fiables […] qui suggèrent que la toxine de ricine peut être absorbée à travers une peau intacte » [10].
Mais ce qu’ignore également l’opinion publique en 2003, c’est que, contrairement aux déclarations officielles, aucune ricine n’a jamais été produite par Kamel Bourgass ! Ce fait restera caché pendant plus de deux ans. Deux jours seulement après le raid dans l’appartement de Wood Green et alors que plusieurs déclarations officielles affirment que de la ricine a été trouvée, le responsable du Groupe d’identification des armes biologiques de Porton Down, le docteur Martin Pearce, établit que le résultat initial qui suggérait la présence de traces de ricine était un « faux positif ». Mais l’employé chargé de rapporter l’information aux autorités locales leur délivrera le message inverse [11], comme l’expliquera le journaliste Duncan Campbell :
« Porton Down est entrée dans l’appartement de Wood Green en janvier 2003, leur équipement a enregistré la présence de ricine. Mais il s’agissait de détecteurs de terrain ultrasensibles… Quelques jours plus tard, dans le laboratoire, le docteur Martin Pearce […] découvrait qu’il n’y avait pas eu de ricine. Cependant, lorsque les résultats furent communiqués [aux autorités], le message disait le contraire. » [12]
Un porte-parole du ministère de la Défense britannique affirmera que c’est seulement le 20 mars 2003, c’est-à-dire le jour même de l’attaque américano-britannique en Irak, que la nouvelle fut annoncée aux forces de sécurité et aux ministres, à cause selon lui d’un « problème de communication » [13]…
Notons au passage que la ricine provoque, exactement au même moment, un autre « problème de communication ». En France, cette fois : le 21 mars 2003, le ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy annonce sur l’antenne d’Europe 1 que des « traces » de ricine ont été découvertes dans une consigne de la gare de Lyon à Paris. Bien que les analyses aient apparemment conclu que la concentration de ricine retrouvée était « non létale pour l’homme » [14], cette annonce ne manqua pas d’alarmer puisque, d’après le ministre, la « recette » de la ricine « était dans les papiers d’Al-Qaida » et qu’un « lien » pouvait être fait entre cette découverte et l’arrestation de jeunes « islamistes » de la banlieue parisienne en décembre 2002. On apprendra deux semaines plus tard qu’en fait de ricine, les dangereuses substances étaient de la farine de blé et d’orge mélangée à de l’eau, de l’acétone et de l’éthanol [15]…
Quand bien même de la ricine aurait été produite en Grande-Bretagne (ou d’ailleurs en France), encore fallait-il que les aspirants terroristes sachent en produire de qualité suffisante pour disposer de doses mortelles. Ce que les témoignages des scientifiques de Porton Down contestent, à la lumière des notes retrouvées dans l’appartement de Wood Green, qui révèlent en réalité qu’il aurait fallu de formidables efforts pour produire des doses toxiques [16].
Duncan Campbell démontra également que les recettes de Bourgass pour extraire la ricine avaient été inventées vingt ans auparavant par le « survivaliste » Kurt Saxon et que la liste des produits chimiques retrouvée n’était rien d’autre qu’une « copie exacte des pages d’un site Internet basé en Californie ». C’est uniquement parce que le gouvernement britannique espérait pouvoir lier l’origine des documents de Kamel Bourgass aux camps d’entraînement terroristes en Afghanistan, ajoute le journaliste, qu’il a mis si longtemps à se rendre à l’évidence.
Il faut dire que le bilan du gouvernement dans sa chasse aux « comploteurs de la ricine » est bien maigre : en dépit de multiples déclarations alarmistes, ni ricine ni super-génies terroristes, ni lien avec l’Afghanistan ni armes de destruction massive n’ont été retrouvés. Duncan Campbell conclut :
« Nous avons tous été les victimes de cette illusion de masse. Je ne doute pas que Bourgass aurait envisagé de causer des dégâts s’il avait été compétent pour le faire. Mais il était une brute islamiste à lui tout seul, pas un super-terroriste entraîné par Al-Qaida. » [17]
Autant dire que, dans ces conditions, le « procès de la ricine », entre septembre 2004 et avril 2005 (il s’agit d’un des procès criminels les plus longs de l’histoire du Royaume-Uni), ressemble fort à un camouflet pour le gouvernement britannique et à une humiliation supplémentaire pour Colin Powell.
Déjà condamné en juin 2004 à la prison à vie pour le meurtre du policier Stephen Oake, lors d’un procès tenu à huis clos, Kamel Bourgass est à nouveau condamné à dix-sept ans de prison pour « conspiration en vue de créer une nuisance publique par l’utilisation de poisons et / ou d’explosifs ». Ainsi, la charge la plus lourde qui pesait contre lui, « conspiration pour tuer », est écartée. De plus, quatre de ses huit co-accusés sont innocentés de toute participation à une activité terroriste. Plus ennuyeux encore pour le gouvernement britannique, le second procès qui devait décider du sort des quatre autres détenus est abandonné, car l’accusation est incapable d’apporter la moindre preuve concrète contre eux.
L’issue du « procès de la ricine » fait donc définitivement éclater le mythe d’une cellule de super-terroristes internationaux basés à Londres et liés à Al-Qaida et à l’Irak, et laisse entrevoir le monde d’un apprenti terroriste, voleur à l’étalage « compulsif » [18] dont on ignore le véritable nom [19]. Tout comme on ignore d’ailleurs qui était réellement son complice présumé, Mohammed Meguerba, à l’origine de toute l’affaire après être tombé entre les mains des autorités algériennes.