1. « Reste » (Album Aznavour 65, 1965)
De la chanson érotique, à nouveau. La troisième après « Tu veux » et « Après l’amour ». Et, une fois encore, bien avant que Gainsbourg s’y mette. Simplissime dans son écriture, pauvre même en apparence, mais formidablement maline et accordée à son objet – la litanie des vers trisyllabes en marabout / bout de ficelle mimant l’essoufflement, l’épuisement et l’ivresse post-coïtale mieux que toute envolée poétique. Voici donc l’intégralité du texte, sans les sublimes arpèges de piano qui viennent la rythmer, l’harmoniser et la mélodiser, sans cette voix parfaite, épuisée d’abord, tremblante ensuite, emballée peu à peu, éperdue rapidement, possédée à la fin, prête à recommencer :
« Reste, reste encore, avec moi, sur mon corps, dans mes bras, enlacée, essoufflée, assouvie, étourdie, reste au chaud, alanguie, dans l’enclos, de la nuit, sur mon cœur, sans pudeur, éperdue, presque nue, reste ainsi, sur ta faim, sur ma vie, dans mes mains, décoiffée, possédée, étendue, détendue, reste là, sans un mot, sur ta joie, sur ma peau, dans l’espoir, dans le noir, jusqu’au jour, mon amour ! »
Beau comme les Platters, mais des Platters classés X.
2. « Isabelle » (Album Aznavour 65, 1965)
Encore une chanson classée X, cette fois-ci à cause de l’interprétation, chaude-bouillante – et même « gênante », mais dans le bon sens du terme – d’un texte en lui-même classiquement romantique. C’est au refrain, plus précisément, que tout se passe. Une fois encore l’écriture joue sur le contraste entre des couplets très littéraires, en alexandrins, récités avec gravité (« Comme on passe le doigt entre l’arbre et l’écorce, l’amour s’est infiltré, s’est glissé sous ma peau, avec tant d’insistance et avec tant de force, que je n’ai plus depuis ni calme ni repos »), et un refrain volontairement pauvre, mimant cette hébétude amoureuse qui nous fait psalmodier à l’infini un prénom, comme une incantation :
« Isabelle, Isabelle, Isabelle, Isabelle, Isabelle, Isabelle, Isabelle, mon amour ».
Et une fois encore c’est la voix, le chant, ou plutôt la récitation, qui vient enrichir – et même surcharger d’érotisme – ces paroles presque insignifiantes. Chaque « Isabelle » prononcé apporte une touche nouvelle, d’abord inquiète, ensuite fervente, et pour finir… Je préfère ne rien dire, sinon que c’est étonnant, troublant, inédit à ma connaissance dans la chanson française, mais pas dans le genre musical où, décidément, il est pertinent de ranger l’œuvre aznavourienne : la soul music. Pour être plus clair : au lieu de décrire et raconter par des mots le bien que lui fait ladite Isabelle, abstraitement, en général, « dans la vie », l’artiste nous donne à entendre le bien que, par des moyens très concrets, physiques, elle est, ici et maintenant, en train de lui faire. Pour nous qui écoutons – et imaginons – c’est donc « gênant », disais-je, mais c’est très bien comme ça.
3. « La Bohème » (Album La Bohème, 1966)
C’est avec des légendes qu’on écrit la légende : le texte le plus mythique d’Aznavour, le plus emblématique aux yeux de beaucoup, plus aznavourien encore, peut-être, que « Hier encore », n’est pas signé Aznavour. Il est l’œuvre de Jacques Plante, qui fournit en ce milieu des années 60 près d’une vingtaine de textes de plutôt bonne facture, parfois très bonne (l’émouvant « Sophie », notamment), parfois exceptionnelle. Nous sommes ici dans cette dernière catégorie. Après « For me formidable », « Les Comédiens » et « Il te suffisait que je t’aime », Plante achève en beauté sa grande tétralogie aznavourienne, avec une entrée en matière devenue plus que légendaire, proverbiale, idiomatique :
« Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître ».
Le propos est classique, on-ne-peut-plus : l’évocation des « scènes de la vie de bohème », telle que l’a définie en 1851 le roman éponyme d’Henri Murger, mis en musique plus tard par Puccini. Le traitement est tout aussi classique. Tout y est, la jeunesse, la misère sociale, les ambitions artistiques, la vie nocturne et les amours romantiques :
« Souvent il m’arrivait devant mon chevalet de passer des nuits blanches, retouchant le dessin de la ligne d’un sein, du galbe d’une hanche, et ce n’est qu’au matin qu’on s’asseyait enfin devant un café crème, épuisés mais ravis, fallait-il que l’on s’aime et qu’on aime la vie ».
Rien ne manque, pas même la métaphore filée autour des « lilas », pour évoquer le temps cruel qui passe et fait que la bohème veut dire d’abord « on est heureux », veut dire ensuite « tu es jolie » et « on a vingt ans », mais à la fin des fins « ne veut plus rien dire du tout ».
J’oubliais : cela se passe à Paris, comme l’opéra de Puccini, comme la chronique de Murger, qui a même théorisé la chose : ce qu’il nomme bohème ne peut exister qu’à Paris. C’est à Montmartre, plus précisément, qu’est planté le décor de ce qui fut au départ une commande : une opérette pour Georges Guétary intitulée Monsieur Carnaval, sur un livret de Frédéric Dard (Monsieur San Antonio), des paroles de Jacques Plante pour les parties chantées, et des musiques de Charles Aznavour. « La bohème », véritable tube de l’histoire, dont Guétary vendra en quelques semaines un million d’exemplaires, et Aznavour trois millions, a failli ne pas exister. C’est in extremis, alors que l’œuvre était bouclée, que les producteurs ont entendu Aznavour en pianoter la mélodie, et ont exigé sur le champ qu’elle soit insérée dans l’opérette, avec des paroles écrites au pied levé. Paul Mauriat viendra en fin de course, sur la version Aznavour, inventer une orchestration d’une délicatesse et d’une puissance inouïe, intimiste pour commencer, autour d’un trio piano-contrebasse-batterie, que viennent tout doucement appuyer des cordes mélancoliques, avant l’accélération finale dans l’esprit tourmenté, « slave », des « Deux guitares ».
« Et nous avions tous du génie », dit la chanson, et en l’occurrence, dans cette aventure, on ne saurait dire mieux.
4. « Parce que tu crois » (Album La Bohème, 1966)
Second volet, après « Et pourtant » [1], et avant « Un jour » (qui sortira l’année suivante), de la trilogie du sickamour :
« Parce que tu crois être ma raison d’être, tu fais naître ma douleur, et bien malgré toi, en tout cas je le pense, tu dépenses le bonheur, qui vit dans mon cœur ».
Comme les deux autres, « Parce que tu crois » prend la forme de la chronique d’une mort annoncée :
« Quand tout sera mort, quand la passion aura quitté mon corps, je me reprendrai et je te quitterai, sans un regret »
« Parce que je crois qu’un jour dans un sourire, je vais dire que nous deux, c’est fini tu vois, et qu’enfin il ne reste que le geste de l’adieu ».
Paroles et musique sont d’Aznavour, et l’époustouflant arrangement de Paul Mauriat, tout en en « pam padam », groove très sérieusement — Dr Dre s’en souviendra. Le chant, rageux, atteint des sommets d’expressivité. Pour quelques années, Aznavour entre dans sa période soul.
5. « Sarah » (Album La Bohème, 1966)
Encore des paroles de Jacques Plante, chantées d’abord – magnifiquement – par la grande sœur Aïda Aznavour, près de dix ans plus tôt. La version de Charles est accélérée, avec un arrangement de choc signé Paul Mauriat, foisonnant de cuivres, de percussions et de chœurs féminins swingants, qui cela dit – une fois n’est pas coutume – dessert plutôt la chanson. On en vient à regretter l’orchestration plus sobre créée pour Aïda par Tito Fuggi, autour de sa contrebasse, plus adaptée à ce doux et amer drame de l’immigration et de la transmission, et au chant douloureux, étranglé, passionné, qu’en donne Charles. La boutique du tailleur, les parents qui pleurent leur fille enfuie, au loin, pour « oublier d’où elle vient », avec les frères, les sœurs et les grands-parents qui se joignent au chœur des lamentations, et la petite Hélène qui aura bientôt vingt ans et dont le départ, dans les pas de Sarah, est aussi pressenti et redouté : tout est là, tangible, sensible, incarné :
« Hélène aura bientôt vingt ans, elle s’en ira peut-être avant, on ne vit pas pour ses parents, Sarah Sarah je le sais bien, sois donc heureuse et sans regrets, mais n’nous oublie pas tout à fait, tu as la vie dont tu rêvais, Sarah Sarah tant pis pour nous ».
À ranger entre « L’émigrant » et « La Mamma », une grande chanson sociale.
6. « Paris au mois d’Août » (Album La Bohème, 1966)
La quintessence. Il y a des films qui ne valent que comme occasion et « clip par destination » de leur score, leur soundtrack, leur « bande originale », qui devient avec le temps la véritable œuvre principale de l’affaire. L’un des plus célèbres est Le mépris de Godard, qui restera surtout comme le joli scopitone, en technicolor, d’une sublime symphonie miniature signée Georges Delerue. Paris au mois d’août, de Pierre Granier-Deferre en est un autre. Le film n’est pas sans qualités, Aznavour acteur y est irréprochable, mais l’ensemble reste éminemment oubliable, voire anodin, fade, au regard – ou plutôt après l’écoute dévastatrice – de la bande son de Georges Garvarentz, et singulièrement de la chanson-titre, la plus grande des plus grandes, pour moi, de toute l’œuvre aznavourienne. Comme si tout le tragique, toute la puissance vocale et orchestrale, toute la grâce mélodique et toute la rage de vivre des précédents chefs-d’œuvres s’étaient ramassés, concentrés en deux-cent secondes, et multipliés les uns par les autres. Tout Aznavour est là, à ultra haute température. Ni le compositeur Garvarentz, ni le metteur en sons Mauriat (qui égale ici le « River deep mountain high » de Phil Spector, Ike & Tina Turner, sorti la même année), ni le poète Aznavour, ni l’interprète du même nom (le grand chanteur soul du Vieux Continent, selon Aretha Franklin, une évidence quand on l’entend ici), ne sont allés si loin, dans les graves et les aigus, les joies et les peines, les abîmes de la passion et les hautes altitudes de l’Art pour l’Art.
Le texte, cette fois-ci, est aussi puissant que la musique. Son entrée en matière brutale, saisissante, d’abord :
« Balayé par septembre, notre amour d’un été, tristement se démembre et se meurt au passé ».
La suite désemparée ensuite, d’une simplicité, d’une trivialité, d’une candeur déchirante, à pleurer :
« J’avais beau m’y attendre, mon cœur vide de tout ressemble à s’y méprendre à Paris au mois d’août ».
Le fabuleux couplet flash-back enfin, qui dit si simplement – mais si précisément aussi – cette passion amoureuse faite « de larmes et de rires », et la toute-puissance qu’elle peut injecter dans l’existence :
« Chaque rue chaque pierre semblait n’être qu’à nous, nous étions seuls sur terre, à Paris au mois d’août ».
Puis c’est l’accalmie, et se disent et redisent la perte et la recherche éperdue de « l’aveuglante lumière de Paris au mois d’août », avant ce final sublime, dont la structure même – une phrase qui n’en finit pas, à cheval sur tout un couplet – mime l’élan amoureux sans fin dont parle la chanson, et le vœu qui est au cœur de toutes les grandes passions, par-delà toutes les fins, toutes les morts, toutes les interruptions : le vœu de l’éternel retour :
« Dieu fasse que mon rêve de retrouver un peu du mois d’Août sur tes lèvres, de Paris dans tes yeux, prenne forme et relance notre amour un peu fou, pour que tout recommence à Paris au mois d’août ».
Sonnez trompettes, trombones, saxos, bassons, clarinettes et flutiaux, résonnez violons et violoncelles, grondez tambours, pianotez pianos, pour le siècle des siècles ! Qui chante son mal l’enchante, disais-je, et l’on est ici au-delà du mal, au-delà du chant, au-delà de l’enchantement. Cela va sans dire, mais mieux en le disant : cette merveille s’écoute très, très fort.
7. « Il fallait bien » (Album La Bohème, 1966)
Suite de la grande symphonie de l’amour malheureux :
« Il fallait bien que me vienne un jour ce mal soudain qu’on appelle l’amour ».
Advenu et aussitôt perdu, ledit amour une fois encore s’exprime dans des mots simples, sans éclat particulier, et malgré tout formidablement touchants :
« Ils brûlent les feux de l’enfer, et dans mon âme et dans ma chair, tu ne m’as laissé que regrets, et le remords de n’avoir fait peut-être pas tout ce qu’il fallait » .
C’est la musique, à l’évidence, seule ou presque, qui nous emporte ici, singulièrement loin. La somptueuse mélodie d’Armand Seggian, mais aussi et surtout le chant aznavourien, tragique, tourmenté, grave au propre comme au figuré. Et enfin, à l’unisson de cette voix puissante et glaçante, la bourrasque sonore déchaînée par Paul Mauriat, au sommet de son art : l’ouverture en fanfare, les sublimes arpèges de piano ensuite, et pour finir, en douceur, avant une coda en feu de l’enfer, les nappes somptueuses de violons et de violoncelles. Disons que 60-62 fut pour Mauriat la période Vivaldi, puis 63-65 la période Mozart, et que pour notre plus grand bonheur les années 66 et 67 seront beethoveniennes.
8. « De t’avoir aimée » (Album De t’avoir aimée, 1966)
Symphonie de l’amour perdu, troisième mouvement. Arrangements de Clyde Borly et Léo Clarens cette fois-ci, qui se partagent avec Paul Mauriat la mise en sons du somptueux album éponyme. Par ces mots, « De t’avoir aimée », qui ouvrent la chanson et lui donnent son titre, nous sommes projetés d’emblée dans l’après-coup de la relation, à l’heure des comptes et du deuil, ou plutôt du deuil impossible, et donc d’une rageuse mélancolie :
« De t’avoir aimée, de l’âme et des yeux, à en oublier jusqu’au nom de Dieu, pour ne plus avoir qu’un nom à crier, que me reste-t-il de t’avoir aimée ? »
« Reste que ma voix, sans écho soudain, restent que mes doigts qui n’agrippent rien, reste que ma peau qui cherche tes mains, et surtout la peur de t’aimer encore, demain presque mort ».
« Ne me reste plus, qu’un amour que tu viens d’écarteler ».
Rien de constructif, donc, mais ce n’est pas le but. Il s’agit juste de ne pas s’effondrer, et cette complainte poisseuse et envoûteuse fait admirablement le boulot.
9. « Les bons moments » (Album De t’avoir aimée, 1966)
« Bien sûr, le bonheur est mouvant, mais il laisse au cœur des amants les bons moments » : quatrième et dernier mouvement de la symphonie mélancolique, en forme de conclusion consolante. Une variation philosophique sur le thème d’« Il faut savoir », devenu ici « Il vaut mieux dire », avec un supplément de gravité dans la musique, et de suavité dans le chant et l’orchestration :
« Mais aujourd’hui mon triste coeur, laisse ta peine, oublie ta peur, et bien que ton amour se meure, sèche tes pleurs car il me semble qu’il vaut mieux dire en se quittant : nous avons eu pour quelque temps, de bons moments ».
Sur fond de violons et de vibraphone, un sommet dans l’art difficile de la consolation, qui n’a pas le pouvoir – ni la folle prétention – d’effacer les « mauvais moments », ni de les transfigurer, mais celui, inestimable, de les accompagner, de nous y accompagner, et d’y faire survivre.
10. « Plus rien » (Album De t’avoir aimée, 1966)
Contrebasse, guitares, violons et cuivres sont envoyés par Yvan Jullien cette fois-ci, mais toujours dans la continuité symphonique et orgasmique de « Paris au mois d’août » – d’autant que, si ma mémoire ne m’égare pas, une version instrumentale de ce « Plus rien » est pour de bon insérée dans la BO du film de Granier-Deferre. Cette poignante, grave, majestueuse composition de Georges Garvarentz vient paradoxalement mais délicieusement exprimer la dimension heureuse, solaire, enthousiaste, de ce dont les quatre précédents opus forment le requiem :
« Plus rien ne peut nous arriver, rien ne peut nous séparer, le temps s’arrête et tout commence alors que j’étreins ton corps ».
Le texte là encore a moins d’éclat que celui de « Paris au mois d’août », mais la mélodie de Garvarentz se suffit à elle-même – et pourtant la version chantée s’impose, toujours pour la même raison : parce que, précisément, elle est chantée, et parce que ce chant nous transperce l’échine comme un saxophone de John Coltrane ou de Wayne Shorter – qu’il scande ces « rrrrrrien » à répétition qui rythment toute la chanson, qu’il s’engloutisse dans les graves ou qu’il s’abolisse dans ce cri du cœur et du corps :
« Mon avenir c’est toi ! ».
On avait omis de le préciser : rencontrée dès l’été 64, une certaine Ulla Thorsell est entrée dans la vie du célibataire endurci, a bouleversé quelques équilibres psychiques, affectifs et somatiques, et cela commence sérieusement à s’entendre. Aznavour entre de plein pied dans sa période soul.
Et ça ne fait que commencer. La suite sera brûlante et nous mènera, dans un mois, au bout de la terre, au pays des merveilles.