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Déchéance démocratique

Réflexions sur le cas Shamima Begum

par Ndella Paye
17 février 2020

Parce que, quelle que soit la gravité des crimes commis par L’État islamique ou d’autres groupes terroristes, qui va sans dire, et quel que soit le niveau d’implication ou de complicité des personnes dans ces crimes, la plus juste et la plus opérante des réponses nous paraît être le Droit, et non des lois ou des procédures d’exception, et parce que ledit Droit se doit d’être égalitaire, en traitant les citoyens d’égal à égal, en fonction de leurs actes et non de leur nationalité d’origine ou de tout autre critère arbitraire, le traitement réservé à Shamila Begum par l’État britannique mérite d’être interrogé – ce que fait ici Ndella Paye.

Shamima Begum est une jeune femme britannique de 20 ans de parents bangladais.es . Elle quitte Londres en 2015, à l’âge de 15 ans, avec deux amies, pour rejoindre l’État Islamique en Syrie. Une fois arrivée, elle épousera un homme et aura trois enfants, qui tou.te.s mourront de malnutrition et de maladies. Son dernier fils est décédé quelques jours après sa naissance, en mars dernier, d’une pneumonie, dans un camp de réfugié.e.s syrien.ne.s où il a vu le jour dans des conditions inhumaines indescriptibles.

La jeune femme demande à revenir au Royaume-Uni depuis la fin de sa dernière grossesse. Le ministre britannique de l’intérieur d’alors, Sajid Javid, s’y oppose en demandant la destitution de la nationalité britannique de Shamima Begum pour empêcher son retour sur le territoire national. Au vu des conventions internationales, il est illégal de rendre une personne apatride, et Shamima n’a pas la nationalité bangladaise, mais elle pourrait la demander selon le ministre.

La jeune femme a fait appel de la décision de déchéance de sa nationalité et a été déboutée le 7 février 2020 à l’unanimité des juges de la Commission spéciale des recours en matière d’immigration. À ce jour, Shamima Begum se trouve encore en Syrie, où elle est considérée par des organisations de droits humains comme étant en danger de mort. Ses avocats ont fait appel de la décision de la Commission.

Cette décision envoie un message très négatif aux enfants et jeunes anglai.se.s racisé.e.s : vous ne serez jamais de vrai.e.s britanniques, puisque votre nationalité peut vous être enlevée, à vous et pas à des britanniques « de souche ». Qu’en est-il en effet des autres citoyen.ne.s britanniques ? Exige-t-on qu’iels soient irréprochables ? Quelle que soit la gravité de ses crimes, pourquoi Shamima n’a-t-elle pas le droit, comme tout.e citoyen.ne britannique, de venir répondre de ses actes devant la justice de son pays ?

En destituant Shamima de sa nationalité, le gouvernement et la justice britanniques donnent raison aux groupes terroristes lorsqu’ils disent que les gouvernements occidentaux considèrent les « jeunes issu.e.s de » comme des citoyen.ne.s de seconde zone : cette décision des responsables politiques, confirmée par la justice britannique, indique bel et bien qu’il y a selon eux une catégorie de citoyens qui ne méritent pas la protection de leur pays.

Mais détrompons-nous, ce genre traitement n’est pas propre au Royaume-Uni : la tentation existe dans l’ensemble des pays occidentaux. La Belgique vient de prononcer récemment des déchéances de nationalité. La France pratique elle aussi la déchéance de nationalité, pour des actes de terrorisme essentiellement, à l’encontre des binationaux naturalisés français – le président François Hollande avait même tenté de la généraliser en l’appliquant aussi aux binationaux nés Français, et il n’avait reculé qu’à cause d’une forte opposition dans la société civile.

Plus largement, cette logique de suspicion est généralisée. Le Président américain Donald Trump notamment a envoyé un message clair aux Américain.e.s en demandant à quatre femmes élues noires de « retourner chez elles ». C’est cette même logique qui anime les responsables politiques et la justice britanniques, qui envoient le même message aux citoyen.ne.s britanniques non-Blanc.he.s : vous ne serez jamais de vrai.e.s citoyen.ne.s – même si tout le monde sait que les seul.e.s citoyen.ne.s « d’origine » aux États-Unis sont les natifs.ves, et que Trump n’en est pas un. Ce président est en somme ni plus ni moins « descendant d’immigrés » que les femmes qu’il voudrait renvoyer « chez elles ». Pourquoi se pense-t-il donc plus légitime de rester aux États-Unis que les quatre élues noires ? La réponse est bien entendu dans la question, et plus précisément dans son tout dernier mot.

Le gouvernement, par l’intermédiaire de son ministre de l’intérieur, mais aussi la justice britannique, pensent empêcher, par cette décision, l’enrôlement de jeunes dans des groupes terroristes. Mais c’est traiter les symptômes d’une maladie en pensant éradiquer cette dernière, sans jamais la guérir. On ne guérit pas une infection avec du paracétamol. On ne fait que baisser, provisoirement, la fièvre.

Il existe pourtant bien d’autres solutions au mal-être des jeunes, souvent racisé.e.s, qui basculent dans des spirales de fanatisme et de violence, jusqu’au terrorisme. La précarité et la discrimination raciste ne sont certes pas des causes mécaniques, absolument nécessaires pour entraîner ce genre de dérives (qui touchent parfois des jeunes Blancs de classe moyenne) – et elles sont encore moins des raisons suffisantes (puisque la plupart des victimes du racisme et de la précarité ne sombrent pas dans ces extrémités), mais elles ne sont pas pour autant sans effet dans ces dérives. La prévention passe donc par des décisions politiques courageuses et justes, proposant un avenir meilleur, plus attractif que ce que l’État Islamique ou les autres groupes terroristes promettent. Cela implique notamment de :

 garantir des écoles avec des moyens suffisants, quel que soit son quartier de résidence, un enseignement égalitaire et gratuit ;

 créer des lieux d’échange, d’activités diverses, sportives, artistiques, où les jeunes peuvent se retrouver pour échanger et/ou se divertir en dehors de l’école et de la maison et quel que soit leur background familial et leur classe sociale ;

 mettre des moyens publics pour lutter contre les discriminations à tous les niveaux de la société, logement, travail ;

 garantir un traitement égalitaire à tou.te.s ses citoyen.ne.s, pas seulement en théorie et dans des textes de loi mais dans la vie pratique et au quotidien.

Cela implique, en résumé, d’offrir de réelles perspectives, de manière égalitaire, à tou.te.s ses citoyen.ne.s.

Un État se doit aussi de réfléchir aux conséquences que peuvent avoir des décisions politiques. Car, oui, les personnes racisées peuvent avoir des liens forts avec le reste du monde de par leurs histoires, leurs trajectoires, leurs familles, leurs engagements politiques, leurs sensibilités. Comme beaucoup d’entre nous, Shamima a trouvé la guerre en Syrie injuste parce qu’elle a tué et tue encore des centaines de milliers de civils innocents. Nos puissances ont-elles tout fait pour éviter ces massacres ?

Shamima est née et a grandi au Royaume-Uni, et beaucoup de jeunes peuvent indéniablement s’identifier à elle. Elle a quitté l’école en pleine année scolaire avec deux copines pour rejoindre l’Etat Islamique. Une question à se poser est : qu’est-ce qui a bien pu les pousser, à quinze ans, à quitter un pays occidental pour rejoindre un pays en guerre dans des conditions déplorables et très difficiles ? Qu’est ce qui peut bien être plus prometteur en Syrie qu’au Royaume Uni, au point d’abandonner sa famille, ses ami.e.s, l’école, son avenir, quand on a quinze ans ? Nos responsables politiques ont un grand défi à relever : être plus attractifs que les groupes terroristes. Les moyens financiers ne manquent pas. C’est le courage et la volonté politiques qui font défaut.

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